La Presse Anarchiste

Regards yougoslaves

Revi­ja za socio­lo­gi­ju n°1/2 de 1984 consacre ses pages à la socio­lo­gie et à Anar­chisme et Socié­té. Pour la pre­mière par­tie, le ton est don­né par Rudi Supek, pour qui la socio­lo­gie « a avant tout un rôle huma­niste », vers une plus grande auto­no­mie des individus.

D’où l’im­por­tance des ana­lyses du sta­li­nisme, des ins­ti­tu­tions, des idéo­lo­gies et des orga­ni­sa­tions poli­tiques pour com­prendre « par exemple com­ment des socié­tés de classe et hié­rar­chiques ont réus­si par la mani­pu­la­tion idéo­lo­gique à main­te­nir le pou­voir de groupes sociaux pri­vi­lé­giés ? Pour­quoi les gens sont-ils inca­pables d’empêcher ceux qui mènent la socié­té vers une catas­trophe nucléaire et éco­lo­gique, alors qu’ils sont presque tous par­ti­sans de la paix et d’une vie saine ? »

L’in­tro­duc­tion au dos­sier Anar­chisme et Socié­té est impor­tante : « Le but fon­da­men­tal de cette par­tie est de pré­sen­ter les idées anar­chistes sur les réa­li­tés sociales sans les pré­ju­gés idéo­lo­giques ni les juge­ments de valeur a prio­ri (néga­tifs), qui sont encore pré­sents quand on aborde ce sujet. […] Indé­pen­dam­ment du point de vue anar­chiste pos­sible (et connu) vis-à-vis de la posi­tion des adeptes des autres orien­ta­tions socia­listes (et non socia­listes), de nom­breux prin­cipes fon­da­men­taux de l’a­nar­chisme ont enri­chi sans conteste le patri­moine du socia­lisme. C’est avant tout le fait d’in­sis­ter sur l’an­ti-auto­ri­ta­risme, la liber­té de l’in­di­vi­du et de la col­lec­ti­vi­té, l’au­to­ges­tion comme forme appro­priée d’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té lors d’une révo­lu­tion sociale libre. […]»

Après cette intro­duc­tion de Mir­ja­na Oklobd­zi­ja, qui par­ti­ci­pait avec Solob­dan Dra­ku­lić à la revue Argu­men­ti, on trouve un article de Lju­bo­mir Tadić — qui fut un des huit pro­fes­seurs d’u­ni­ver­si­té sanc­tion­nés pour oppo­si­tion intel­lec­tuelle au régime et qui fut remar­qué pour ses posi­tions de 1968, pen­dant le conflit étu­diant, sur l’A­nar­chisme et la Théo­rie sociale.

Tadić prend l’exemple de la Révo­lu­tion fran­çaise et de Jacques Roux pour mon­trer l’ap­pa­ri­tion de deux visions de la révo­lu­tion : celle des jaco­bins et celle des sans-culottes. Mais l’op­po­si­tion à l’au­to­ri­ta­risme (reli­gieux, fami­lial et éta­tique) s’ac­com­pagne, pour Tadić, d’un autre élé­ment. Car si on se bor­nait à ce plan, il y aurait une confu­sion entre le cou­rant liber­taire et le cou­rant libé­ral. « Alors que la phi­lo­so­phie libé­rale est fon­dée sur le ratio­na­lisme, la pen­sée liber­taire trouve d’autres sources phi­lo­so­phiques, dont elle s’ins­pire. » Pour tous les cou­rants liber­taires, la base de la liber­té est l’in­di­vi­du. Pour Stir­ner, (repré­sen­tant de l’a­nar­chisme indi­vi­dua­liste) et pour Bakou­nine (repré­sen­tant de l’a­nar­chisme col­lec­ti­viste), le point de départ est le moi. Tous deux refusent l’abs­trac­tion d’une essence supé­rieure à l’in­di­vi­du, parce que c’est une héré­sie de type reli­gieux, per­son­ni­fiée par le Culte de la Rai­son de Robespierre.

Puis Tadić cite l’i­ro­nie et le scep­ti­cisme de Prou­dhon dans sa fameuse lettre à Marx de mai 1846 : « Ne tom­bons pas dans la contra­dic­tion de votre com­pa­triote Mar­tin Luther qui, après avoir ren­ver­sé la théo­lo­gie catho­lique, se mit aus­si­tôt, à grand ren­fort d’ex­com­mu­ni­ca­tions et d’a­na­thèmes, à fon­der une théo­lo­gie pro­tes­tante. » Et Tadić sou­ligne que Prou­dhon repousse tout doc­tri­na­risme : « La reli­gion de la logique, la reli­gion de l’in­tel­li­gence », ce qui anti­cipe la cri­tique de la culture au XXe siècle. Mais la croyance de Prou­dhon dans la pos­si­bi­li­té de réformes dans le sys­tème capi­ta­liste ne fut pas par­ta­gée par Stir­ner et Bakounine.

Tadić conclut par un bref et très exact résu­mé des cri­tiques anar­chistes de la cen­tra­li­sa­tion poli­tique et éco­no­mique et de la hié­rar­chie — en incluant Rosa Luxem­bourg. « On peut, vrai­sem­bla­ble­ment, qua­li­fier cela de naï­ve­té poli­tique, d’où découle, assu­ré­ment, l’i­nef­fi­ca­ci­té poli­tique et la fai­blesse orga­ni­sa­tion­nelle de l’a­nar­chisme. Mais l’i­déa­lisme pra­tique n’a pas repré­sen­té de valeur et n’en aura jamais pour les gens dont la vie sous la domi­na­tion est un phé­no­mène nor­mal et dont l’ac­tion quo­ti­dienne est limi­tée à leur milieu humain naturel. »

Le dos­sier conti­nue avec un long extrait de Gur­vitch sur Prou­dhon et un article de Radi­voj Niko­lić inti­tu­lé Cri­tique anar­chiste des concep­tions mar­xistes sur l’É­tat, à par­tir de bro­chures et de livres en espa­gnol, édi­tés par la CNT en exil entre 1946 et 1953. Il est assez éton­nant de voir des cita­tions de Gar­cia Pra­das et Oca­nas Sán­chez en tant que théo­ri­ciens (je les vois plu­tôt témoins ou his­to­riens), mais l’en­semble que pré­sente Niko­lić, en se fon­dant aus­si sur Brup­ba­cher et Rocker, est cohé­rent et sédui­sant. Il me semble que Niko­lić conserve encore des pré­ju­gés en se refu­sant à tirer des conclu­sions du com­mu­nisme liber­taire appli­qué pen­dant la guerre d’Es­pagne, mais, en même temps, il est trop gen­til pour les anar­chistes en écri­vant : « Peut-être que les anar­chistes espa­gnols ont été les pre­miers cri­tiques com­mu­nistes de la dégé­né­ra­tion éta­tique de la révo­lu­tion socia­liste à l’é­poque de Sta­line. » D’a­bord, les cri­tiques mar­xistes conseillistes ont été en gros contem­po­raines de la cri­tique anar­chiste ; ensuite, la cri­tique anar­chiste englobe toute la période du pou­voir sovié­tique, avec ou sans Staline.

Avec l’Or­ga­ni­sa­tion anar­chiste du mou­ve­ment et de la socié­té, Mir­ja­na Oklobd­zi­ja aborde l’é­poque actuelle, tout en se réfé­rant au pas­sé. Très bref, ce sur­vol ne sou­ligne pas assez l’ap­port liber­taire à la concep­tion de l’au­to­ges­tion, et donc la pré­sence indi­recte de l’a­nar­chisme dans le fon­de­ment même de l’au­to­ges­tion you­go­slave. Net­te­ment plus cri­tique est l’ar­ticle de Frank Mintz sur L’a­nar­chisme d’hier et l’a­nar­chisme d’au­jourd’­hui, qui expose l’é­vo­lu­tion du mou­ve­ment liber­taire en citant rapi­de­ment les hési­ta­tions tac­tiques de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme de la CGT, la pla­te­forme d’Ar­chi­nov et Makh­no, faïstes et fren­tistes en Espagne, en insis­tant sur l’au­to­ges­tion pen­dant la guerre d’Es­pagne et la cou­pure base-direc­tion de la CNT en 36 – 39, ain­si que sur 1968.

La Lettre ouverte au mou­ve­ment éco­lo­gique de Mur­ray Book­chin donne une vision moderne et nord-amé­ri­caine des idées liber­taires. Et, pour finir le dos­sier, Tri­vo Indić a étu­dié La cri­tique de Fab­bri de la dic­ta­ture et de la révo­lu­tion (y com­pris celle d’Oc­tobre). L’ar­ticle est dédié à Rado­mir Rado­vić, « pour son der­nier avril, 1984 », dis­si­dent trou­vé assas­si­né après avoir été tor­tu­ré par la police, ce qui montre bien les limites de la dis­cus­sion en You­go­sla­vie et la néces­si­té d’un cer­tain cou­rage pour abor­der ouver­te­ment des idées oppo­sées à celles du régime ; et en plus pour com­men­cer par une pareille intro­duc­tion… Il s’a­git d’un long expo­sé des idées de Fab­bri contre Lénine, très fidè­le­ment citées, qui finit par : « C’est à nous, les contem­po­rains, de répondre si Fab­bri a eu rai­son. C’est de cette réponse que dépendent les ensei­gne­ments que nous tire­rons des soixante-dix ans de déve­lop­pe­ment du socia­lisme qui est deve­nu le signe de la Révo­lu­tion d’Octobre. »

Pour sa part, la revue Vidi­ci, n°229, mars 1984, a publié un dos­sier sur l’a­nar­chisme ita­lien, com­po­sé de la lettre de Cafie­ro à Engels où il refuse le mar­xisme (sans doute par pru­dence n’a-t-on pas indi­qué que la lettre pré­cé­dente d’En­gels à Cafie­ro est incluse dans Marx-Engels-Lénine — A pro­pos de l’a­nar­chisme et de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme 1Une antho­lo­gie offi­cielle sovié­tique. qui existe dans la plu­part des langues euro­péennes, dont le ser­bo-croate), le Pro­gramme de Mala­tes­ta, un autre article de Mala­tes­ta sur le col­lec­ti­visme et l’a­nar­cho-com­mu­nisme, la Lettre ouverte à Fede­ri­ca Mont­se­ny de Camil­lo Ber­ne­ri, Pour une défi­ni­tion des nou­veaux patrons de Ber­to­lo, un article de Fin­zi sur la répres­sion et un article final de Mir­ja­na Oklobd­zi­ja sur le mou­ve­ment anar­chiste ita­lien, sur­tout des­crip­tif et historique…

Dans le même numé­ro, deux auteurs, Mir­ko Mla­kar et Gru­ji­ca Duga­lić, abordent le pro­blème des grèves en You­go­sla­vie, avec cou­rage. Le pre­mier se demande si la grève est contre-révo­lu­tion­naire, comme l’af­firme Lénine, pen­dant le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire ; et il répond que la grève n’est pas une mani­fes­ta­tion anti-auto­ges­tion­naire, mais que c’est une sorte de « sous-culture » qui tend à une orga­ni­sa­tion de la base ouvrière. Le deuxième décrit le nombre de conflits, leurs causes, la loca­li­sa­tion indus­trielle et le dan­ger que la grève repré­sente pour l’avenir.

En décembre 1984, Las­lo Sekelj a publié Anar­chisme, mar­xisme et démo­cra­tie directe dans Arhiv za pravne i drust­vene nauke, qui reprend les thèses de son livre, déjà pré­sen­té dans Iztok.

Nous espé­rons que ce bouillon d’i­dées ser­vi­ra de bouillon de culture liber­taire en Yougoslavie.

Mar­tin Zemliak

  • 1
    Une antho­lo­gie offi­cielle soviétique.

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