La Presse Anarchiste

Homek, revue libertaire

Pour com­prendre pour­quoi les infor­ma­tions sur la presse et les ini­tia­tives spé­ci­fi­que­ment liber­taires cir­culent si mal, il faut rap­pe­ler, outre les condi­tions de la clan­des­ti­ni­té, l’u­na­ni­misme sou­vent réduc­teur qui règne tant en Pologne qu’à l’é­tran­ger au sujet du mou­ve­ment social dans ce pays. Ain­si, nous n’a­vons appris que récem­ment l’exis­tence de Homek (petit homme), « revue liber­taire pour la jeu­nesse » parais­sant à Gdańsk. Il semble que cette revu, ait un impact consi­dé­rable sur la jeu­nesse. Selon le témoi­gnage d’une ensei­gnante, recueilli par la Coor­di­na­tion de Soli­dar­ność à l’é­tran­ger, Homek cir­cule prin­ci­pa­le­ment dans les écoles d’en­sei­gne­ment pro­fes­sion­nel. En exergue de chaque numé­ro : « Chaque homme a le droit non seule­ment de pra­ti­quer mais aus­si de créer sa propre culture, sa reli­gion, sa vision du monde et son éthique. »
Les élections sont terminées

Pour leurs orga­ni­sa­teurs — les auto­ri­tés com­mu­nistes — peu impor­tait de savoir lequel de leurs can­di­dats allait être élu, lequel devait échouer. L’en­jeu était un qu’un maxi­mum de la popu­la­tion accepte, ne serait-ce que sym­bo­li­que­ment, la pré­ten­due nor­ma­li­sa­tion ; que les citoyens par­ti­cipent aux « élec­tions ». « S » [[Abré­via­tion com­mune pour Soli­dar­ność dans la presse clan­des­tine.]] a adop­té une posi­tion stric­te­ment oppo­sée : le boy­cott. Le 17 juin 1984, jour des élec­tions muni­ci­pales, doit donc être consi­dé­ré bien davan­tage comme une épreuve de force entre l’op­po­si­tion et les com­mu­nistes. Tous deux ont déjà publié leurs résul­tats les mass média gou­ver­ne­men­taux triom­pha­listes affichent 75% envi­ron de par­ti­ci­pa­tion, soit « un ferme sou­tien de la majo­ri­té abso­lue », et « l’ex­pres­sion de la confiance envers le pro­gramme du Par­ti et du gou­ver­ne­ment» ; plus modé­ré, « S » lui aus­si ins­crit le 17 juin à son actif, puisque les auto­ri­tés de la RPP ont été contraintes d’a­vouer la par­ti­ci­pa­tion la plus basse de l’his­toire des démo­cra­ties popu­laires — chiffre pour­tant arti­fi­ciel­le­ment gonflé.

Eh bien, en véri­té, qui a gagné ces élec­tions ? À mon avis, hélas, ce sont les com­mu­nistes qui les ont gagnées. Tout compte fait, c’est « S » lui-même qui leur a offert la vic­toire. En écar­tant la concep­tion du « boy­cott actif » (ramas­sage des bul­le­tins) et en appe­lant à l’abs­ten­tion, il a mis dans une situa­tion déli­cate beau­coup de gens qui, tout en étant « contre », ne tiennent pas à s’at­ti­rer des ennuis dans un contexte déjà pénible. En plus le boy­cott a per­mis aux rouges de fal­si­fier les résul­tats, mais il n’a pas pré­dé­ter­mi­né notre défaite. Les furieuses calom­nies jetées sur la mani­fes­ta­tion de Nowa Huta prou­vant indu­bi­ta­ble­ment que les com­mu­nistes n’a­vaient pas peur de la pas­si­vi­té — ils avaient peur des actes. Hélas, dans le pays ça a été la seule véri­table mani­fes­ta­tion. Var­so­vie et Gdańsk en ont orga­ni­sé des « sym­bo­liques ». À Gdańsk, à l’ap­pel de l’En­tente des Groupes Indé­pen­dants « Liber­té » (PGN«W ») [[Afin de coor­don­ner le tra­vail autant en période pré-élec­to­rale que dans le futur, plu­sieurs groupes et orga­ni­sa­tions indé­pen­dantes se sont asso­ciés en PGN « W ». Le PGN « W » a dif­fu­sé des tracts appe­lant à boy­cot­ter les « élec­tions » et à orga­ni­ser des mani­fes­ta­tions anti-élec­to­rales dont la prin­ci­pale devait démar­rer à midi, du par­vis de l’é­glise Sainte-Bri­gitte. Dans ces tracts, dis­tri­bués entre autres le jour des élec­tions, le PGN « W » affir­mait que les actions entre­prises ne seraient pas contraires aux posi­tions du RKK « S », tout en se réser­vant le droit des ini­tia­tives propres.]], entre vingt et trente mille per­sonnes se sont pré­sen­tées dans la rue Rajs­ka et sur le par­vis de l’é­glise Sainte-Bri­gitte, d’où la mani­fes­ta­tion devait démar­rer à 12 heures.

Mais pré­cé­dem­ment, à trois reprises au cours de la messe, le père Jan­kows­ki s’é­pou­mo­nait par méga­phone au sujet d’une pro­vo­ca­tion d’o­ri­gine ubèque [de UB, police poli­tique] ou encore sur des forces « enne­mies, non-catho­liques et non-chré­tiennes » (tout cela à pro­pos des tracts du PGN « W »), en suite de quoi il a appe­lé à se dis­per­ser dans le calme et à ren­trer chez soi. Après la messe, des tracts infor­ma­tifs sur le PGN « W » ont été dif­fu­sés, qui appe­laient à boy­cot­ter les élec­tions. Plu­sieurs cen­taines de per­sonnes, y com­pris des repré­sen­tants des com­man­dos « pro­vo­ca­teurs », se sont réunies autour du prêtre devant le pres­by­tère (fla­grant, le men­songe sur la pro­vo­ca­tion) pour récla­mer des expli­ca­tions. Il en a four­ni « Moi et ces mes­sieurs (par­mi l’as­sis­tance, Lech Wale­sa qui fai­sait son intel­li­gent) esti­mons que les gens doivent se dis­per­ser…» Nous voi­là donc devant une deuxième « ligne seule à être juste » — après celle des rouges — et quelques mes­sieurs qui savent mieux qu’une foule de plu­sieurs mil­liers de per­sonnes ce dont les gens ont besoin. Eh bien, si l’on tient à conser­ver son auto­ri­té d’op­po­sant sans rien faire, il faut détruire toutes les ini­tia­tives nou­velles. La foule est res­tée quelque temps dans la rue Rajs­ka, a accueilli avec des sif­fle­ments et des laz­zis les élec­teurs sor­tant du local situé au Petit Mou­lin (« Sale porc, pour qui tu votes ? »), et a fini par se diluer, déçue, démo­lie, cédant devant les patrouilles des Zomos endimanchés…

Ain­si, nous avons per­du, et la défaite de Gdańsk est par­ti­cu­liè­re­ment cui­sante car elle a don­né nais­sance au doute. Je ne sais pas quelles ont été les moti­va­tions du père Jan­kows­ki pour qu’il trompe la foule. Peut-être était-il inti­mi­dé par la SB, peut-être s’est-il pris pour un guide. En tout cas, s’il avait réflé­chi, s’il avait su tirer des conclu­sions de l’his­toire, il aurait appris ceci : apai­ser les esprits, cou­per arti­fi­ciel­le­ment les lea­ders de la socié­té, tout cela mène direc­te­ment au ter­ro­risme. Au moment où la socié­té aban­donne la révo­lu­tion en ne lais­sant sur le champ de bataille que des des­pe­ra­dos iso­lés, il ne reste à ces der­niers qu’à entre­prendre des actions indi­vi­duelles — arme, poi­gnard ou bombe à la main.

En Pologne, nous avons évi­té ce dan­ger uni­que­ment grâce aux mani­fes­ta­tions mas­sives. Si tou­te­fois le ter­ro­risme devient un jour la réa­li­té, la faute en devra être attri­buée, qu’ils le veuillent ou non, aux gens du genre du père Jankowki.

Le cinéma érotique polonais

Le ciné­ma éro­tique polo­nais est pudi­bond. D’a­bord, il craint de mon­trer le corps de la femme et de l’homme. Ensuite, il n’est pas capable de le faire. Un oiseau rare à l’ombre de notre clo­cher, c’est Wale­rian Borowc­zyk avec son His­toire d’un péché (Les Conte immo­raux et La Bête ayant dû être tour­nés en France). Dans la concep­tion ciné­ma­to­gra­phique de Borowc­zyk, l’é­ro­tisme est une contes­ta­tion de la cen­sure. Bon. Borowc­zyk. Et après ? Après, il existe quelques scènes éro­tiques d’une bonne qua­li­té plas­tique dis­per­sées dans dif­fé­rents films (La Terre de la grande pro­messe, La Perle dans une cou­ronne, Cau­che­mars) — et après, il n’y a rien. Et après, il y a la cen­sure, l’in­ter­dit, la crainte et la honte.

L’ob­jet de mes réflexions, c’est un éro­tisme authen­tique, un jeu fil­mé des sens et des ten­sions, et non pas ces simi­li-strip-teases, par­tiels ou inté­graux, qui sont appa­rus dans le ciné­ma polo­nais des années soixante-dix et ont même su conqué­rir le public bour­geois. L’é­poque sta­li­nienne et ce qu’on fai­sait alors en Pologne (ce qu’on fait en Rus­sie jus­qu’au­jourd’­hui), je pré­fère ne pas y penser.

« Les pays à sys­tème tota­li­taire sont faci­le­ment recon­nais­sables ne serait-ce que d’a­près le strict asexua­lisme régnant sur les écrans : toute émo­tion indi­vi­duelle y est cen­sée s’ef­fa­cer tota­le­ment devant cette émo­tion col­lec­tive qu’est l’a­mour pour le maître », écrit Lo Duca, éro­to­logue fran­çais. Il suf­fit d’é­vo­quer une pro­duc­tion sta­li­nienne de Kon­wi­cki, L’Heure de la tris­tesse, nar­rant une réunion du Par­ti où le col­lec­tif condamne un des mili­tants pour avoir trom­pé sa femme. De même, dans 1984 de Orwell, la seule résis­tance à laquelle se décident les héros, c’est un amour pur et libre, amour illé­gal, inter­dit, contraire aux lois. Leur résis­tance sera bri­sée en asso­ciant cet amour à une sen­sa­tion de répu­gnance. Août 1980 a déblo­qué de nom­breux sujets inter­dits (drogue, pri­son­niers poli­tiques, contre-culture), mais c’est sur­tout sur le plan poli­tique qu’Août nous a embra­sés. Après le 13 décembre 1981 par contre, quand la neige a fon­du, que les gaz se sont dis­per­sés et que la lit­té­ra­ture, le théâtre et le ciné­ma ayant quelque chose à dire se sont vus inter­dits de dif­fu­sion, ce n’est qu’a­lors qu’est net­te­ment appa­ru un vide. Il fal­lait bien le col­ma­ter. Dans une scène de La Tes­tu­riade, pièce de Mro­zek, la cour et le peuple attendent le pro­phète. La cour finit par s’im­pa­tien­ter, le peuple par se révol­ter. Dési­reux de le cal­mer, la suite du monarque décide de lui mon­trer une femme nue. La femme et ses charmes calment et apaisent la révolte — eh bien, c’est pré­ci­sé­ment cela. À quoi bon tour­ner des films qui échoue­ront dans les archives de la cen­sure ou écrire des livres qui ne seront jamais édi­tés ? Une main experte a allu­mé la mèche, l’ex­plo­sion s’est faite. Une explo­sion de l’é­ro­tisme polo­nais. Auto­ri­tés scien­ti­fiques, écri­vaillons, jour­na­listes, fil­mo­logues, pay­sans, ouvriers et (à la grande joie des lycéens) pro­fes­seurs. On en est venu à auto­ri­ser l’é­ro­tisme car il devait ser­vir le pou­voir. Les natu­ristes sont entrés en vogue (sans pour­tant être nés hier leurs « acti­vi­tés » remontent à une dizaine d’an­nées) et par la suite les sex-shops sont deve­nus un sujet à la mode. La dis­cus­sion sur la por­no­gra­phie s’é­ter­ni­sant dans Poli­ty­ka (dom­mage que ça ne soit pas dans la poli­tique), les élec­tions de Miss Polo­nia mises en scène par le réa­liste-socia­liste Wowo Bielicki…

Et enfin, les films. Je ne suis pas enne­mi des films de diver­tis­se­ment, car dans ce domaine éga­le­ment on note des pro­duc­tions adroites et à la hau­teur (Le Grand Szu de Che­cińs­ki, Sex­mis­sion de Machuls­ki), mais le gros du lot, c’est de la came­lote (Feux magiques de Kida­wa, Thaïs de Bare­ja). L’in­té­rêt de Fan­tôme de Marek Nowi­cki repose uni­que­ment sur les pho­tos de Soboińs­ki. Je m’abs­tiens de com­men­ter les films bêtes et ennuyeux (Ce n’est que le rock, Les années vingt, Les années qua­rante).

Soyons clairs l’é­ro­tisme, ce n’est pas le culte du corps et le diver­tis­se­ment. L’é­ro­tisme est le culte des sens et le com­bat contre des entraves cultu­relles et éta­tiques. En Alle­magne fas­ciste et en Rus­sie sovié­tique, le culte du corps revê­tait tout un carac­tère idéo­lo­gique (les muscles ban­dés, le front large et levé, le corps vigou­reux, c’est la force, la puis­sance). De telles sta­tues, sculp­tures et tableaux sont com­plè­te­ment dépour­vus d’é­ro­tisme. Les sta­tues bor­dant le Palais de la Culture et de la Science à Var­so­vie, puis­sants à la poi­trine car­rée dénu­dée, un vile­bre­quin à la main, peuvent-elles être belles et érotiques ?

Quand est-ce que le ciné­ma éro­tique polo­nais se débar­ras­se­ra enfin de ses blo­cages, quand est-ce qu’il pour­ra se mon­trer au grand jour ? À mon avis, cela ne pour­ra se faire avant qu’il ne cesse de ser­vir d’é­cran de fumée au pou­voir, avant qu’il ne se mette à sim­ple­ment être, et non pas à être dam un contexte quel­conque (celui de la poli­tique cultu­relle ou autre…). « Tout ce qui est beau n’est cer­tai­ne­ment pas de la por­no­gra­phie », dit Borowc­zyk. Pour le moment, nous avons Feux magiques, polar gênant par son niveau bas, avec Gogo­lews­ki en vedette, un concours de poé­sie marine (c’est-à-dire, qui parle du cul de Mari­nia) [[Jeu de mots dif­fi­ci­le­ment tra­dui­sible. L’ex­pres­sion polo­naise « par­ler du cul de Mari­nia » signi­fie « par­ler pour ne rien dire » (NDT).]], ain­si que la cen­sure des films occidentaux.

Jacek Misa

Cer­tains com­men­taires concer­nant notre revue et notre mou­ve­ment nous taxent — à tort — de com­mu­nisme (en rai­son de nos cri­tiques à l’é­gard de l’É­glise et de la reli­gion) ou de libé­ra­lisme (pour les rai­sons déjà évo­quées aux­quelles s’a­joutent notre apo­lo­gie de la Liber­té et de l’Homme). Les deux textes qui figurent ci-des­sous devraient dis­si­per ces mal­en­ten­dus et expli­ci­ter notre atti­tude envers le com­mu­nisme et la démarche libé­rale. Ils n’ont qu’un carac­tère d’ébauche.

La rédac­tion

 

Anarchisme et communisme

Pour avoir une idée sur la ques­tion, il suf­fit de consul­ter le dic­tion­naire des termes étran­gers édi­té par le PWN (Édi­tions scien­ti­fiques d’É­tat) au mot anar­chisme. Les épi­thètes y rem­placent l’in­for­ma­tion « mou­ve­ment petit-bour­geois socio-poli­tique uto­piste ». Mais abor­dons notre sujet. Contrai­re­ment au com­mu­nisme, l’a­nar­chisme n’a jamais divi­sé les gens en classes, il a tou­jours par­lé de la socié­té, même si « aucun mou­ve­ment poli­tique opé­rant par­mi les ouvriers n’a eu un carac­tère aus­si for­te­ment ouvrier dans sa dimen­sion sociale ; la majo­ri­té des théo­ri­ciens et lea­ders étaient issus du peuple arti­sans, ouvriers d’u­sine ou tra­vailleurs agri­coles » [[Fran­cis­zek Rysz­ka, Anar­chizm szy wol­ność (L’a­nar­chisme ou la liber­té), Éd. KAW, Var­so­vie, 1981.]]. Mal­gré leurs ardents dési­rs la plu­part des com­mu­nistes n’ont pas pu (ni ne peuvent) jus­ti­fier d’une pareille ori­gine. D’où la recherche dans Soli­da­ność des juifs, francs-maçons, post-sta­li­niens et agents de la CIA ; et l’in­sis­tance furieuse avec laquelle on « dénonce » l’o­ri­gine « com­pro­met­tante » de nom­breux mili­tants en vue. Pas la peine d’être psy­cho­logue pour détec­ter là-dedans un com­plexe qui ronge « l’a­vant-garde du pro­lé­ta­riat ». Mais c’est la dif­fé­rence des notions de pro­prié­té, de pou­voir et de liber­té qui creuse entre les deux un abîme infran­chis­sable. L’ob­jec­tif de l’a­nar­chisme est de socia­li­ser les moyens de pro­duc­tion alors que le com­mu­nisme les éta­tisent en fai­sant de l’É­tat le pire des capi­ta­listes. L’a­nar­chisme tend à sup­pri­mer le pou­voir, à le rem­pla­cer par la soli­da­ri­té sociale ; le com­mu­nisme, lui, a intro­duit une « période tran­si­toire de dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » où une poi­gnée de des­potes (« l’a­vant-garde ») contrôle la tota­li­té de la vie sociale. Pour un com­mu­niste, « la liber­té c’est la néces­si­té consciente », autre­ment dit la rési­gna­tion à l’es­cla­vage ; l’a­nar­chisme ne connaît aucune contrainte. La révo­lu­tion mar­xiste devait écla­ter à la suite de l’in­ten­si­fi­ca­tion de la lutte des classes et viser la prise du pou­voir ; les anar­chistes prô­naient la néces­si­té d’une révo­lu­tion éthique et la sup­pres­sion de tout pou­voir. Il ne serait peut-être pas inutile d’a­jou­ter que l’a­nar­chisme a tou­jours été spon­ta­né, qu’il reje­tait les auto­ri­tés et les modèles de com­por­te­ment tan­dis que les com­mu­nistes pla­çaient par­tout où c’é­tait pos­sible por­traits et sta­tues de leurs pro­phètes (le MELS — Marx, Engels, Lénine, Sta­line); ils leur éri­geaient des autels et entou­raient d’une véné­ra­tion plus que reli­gieuse les objets leur ayant appar­te­nu, après les avoir trans­for­més en reliques. Le gouffre entre le com­mu­nisme et l’a­nar­chisme est inson­dable c’est le gouffre qui sépare la pleine Liber­té du plus dur des totalitarismes.

Nestor Ivanovitch Makhno dans l'imagerie bolchevique L’his­toire en four­nit des preuves qui n’é­ton­ne­ront per­sonne, puisque les com­mu­nistes ont tou­jours vu dans l’a­nar­chisme un grand dan­ger. Marx lui-même a lan­cé la lutte contre « le dan­ger noir ». À titre d’exemple, dans une des lettres adres­sées à Engels, il exprime sa joie devant la vic­toire rem­por­tée par la Prusse sur la France en 1870, vic­toire qui était en même temps celle de leur théo­rie sur celle de Prou­dhon. (L’a­nar­chisme prou­dho­nien jouait en France un rôle pré­pon­dé­rant.) On connaît éga­le­ment l’é­pi­sode des calom­nies dif­fu­sées par Marx sur le compte de Bakou­nine, son concur­rent au forum de l’In­ter­na­tio­nale. Les socia­listes du PPS‑D (Par­ti polo­nais social-démo­crate), qui eurent à résoudre de manière mar­xiste par excel­lence leur conflit avec le groupe anar­chiste lié à Makhaïs­ki (ce groupe fut dénon­cé à la police autri­chienne par le PPS‑D), furent éga­le­ment de bons émules de Marx. Ensuite, les bol­che­viks noyant dans un bain de sang la révolte des ouvriers de Petro­grad et de Krons­tadt, les com­mu­nistes espa­gnols assas­si­nant des anar­chistes qui com­bat­taient contre Fran­co et minant ain­si le front anti­fas­ciste, ou encore tous ces films contem­po­rains de pro­pa­gande selon les­quels la « jus­tice anar­chiste » consiste à jeter à la mer des marins et des vieilles femmes et où se déchaîne cet « ata­man cin­glé de Makl­mo ». Mani­fes­te­ment, les « méthodes polé­miques » de ceux pour qui le pou­voir est la valeur suprême demeurent inchangées.

Jer­zy Delimsky

Anarchisme et libéralisme

Le libé­ral et l’a­nar­chiste se rejoignent dans leur concep­tion com­mune de la liber­té comme absence de toute contrainte. Mais… il y a un « mais ». Notre liber­té s’ar­rête là où com­mence celle d’au­trui. Le libé­ral ne croit pas que le fonds de l’homme est bon et afin d’empêcher la domi­na­tion d’un indi­vi­du sur un autre, il crée et impose la loi défi­nis­sant les limites de la liber­té. La loi qui exprime ses opi­nions sur le bien et le mal, loi la même pour tous, supé­rieure à tous. Il oublie dans le même temps que c’est quel­qu’un qui crée la loi et qui, de ce fait, se trouve pla­cé au-des­sus des autres (c’est tou­jours ain­si dans la vie sociale).

Selon l’a­nar­chiste, l’homme a un bon fonds. Si ses actes sont mau­vais, il faut en cher­cher les causes dans la culture, la poli­tique, la reli­gion… En effet, irais-tu tuer — sans rai­son — un autre homme ? Eh bien, le sol­dat tue il tue des gens à qui il n’en veut pas per­son­nel­le­ment, qu’il ne connaît même pas. Il agit ain­si car l’É­tat le lui impose, ou la Nation, ou Dieu…, autant de notions creuses der­rière les­quelles se dis­si­mule le pou­voir. Selon l’a­nar­chiste, l’homme est bon et toute limi­ta­tion de sa liber­té, aus­si petite soit-elle, est inutile. Qui plus est, c’est elle qui engendre le mal. Bakou­nine écri­vait : « On ne sau­rait pri­ver l’homme d’une par­celle de sa liber­té sans le pri­ver de liber­té en entier. Cette par­celle que vous m’en­le­vez est l’es­sence de ma liber­té, elle est tout ; par la force des choses, ma liber­té tout entière ira se concen­trer sur cette par­ti­cule pré­ci­sé­ment, même si elle n’est que minime. » Je trouve que c’est le prin­cipe de la réci­pro­ci­té qui devrait défi­nir les limites de la liber­té (ne) fais (pas) à autrui ce qui t’es (dés)agréable, per­mets-lui ce qu’il te per­met. La réci­pro­ci­té est un jeu qui se joue entre les gens et qui ne leur est pas — comme la loi — supérieur.

Selon le libé­ral, l’es­sence de la démo­cra­tie ce n’est pas la volon­té de la majo­ri­té (la majo­ri­té, tout comme la mino­ri­té, peut se trom­per), mais l’au­to­ri­té de la loi. Pour défendre la loi (et la liber­té) on admet l’emploi de la contrainte à l’en­contre de ceux qui violent la loi. Pour que la contrainte puisse être appli­quée, un pou­voir doit exis­ter : l’É­tat comme appa­reil de contrainte. L’a­nar­chiste refuse le pou­voir et la contrainte car tous les deux res­tent en contra­dic­tion fla­grante avec la liber­té. Cela ne signi­fie pas la tolé­rance face au mal (le silence devant le mal est un crime): tout sim­ple­ment, on ne sau­rait com­battre le mal par le mal (la force). Il faut éli­mi­ner les sources du mal enra­ci­né dans le sys­tème et les rela­tions sociales, et non pas lut­ter contre les indi­vi­dus qui trop sou­vent n’en sont que des victimes.

Pour le libé­ral, le terme liber­té évoque prin­ci­pa­le­ment la liber­té éco­no­mique, la libre concur­rence, le jeu des forces éco­no­miques (et poli­tiques). Ce jeu est volon­taire et il est béné­fique pour tout le monde (l’homme décide lui-même s’il veut jouer et com­ment il veut le faire, et la loi la même pour tous donne à tous des chances égales). Le sens de la vie trouve son expres­sion dans le mot d’ordre : « Assu­jet­tis­sez-vous la terre» ; sa valeur consiste dans le tra­vail. Le libé­ra­lisme ne se rend pour­tant pas compte du fait que l’é­ga­li­té devant la loi n’é­qui­vaut pas à l’é­ga­li­té des chances un fils de mil­lion­naire ou de pro­fes­seur a plus de chances qu’un fils d’ou­vrier, ce qui n’a rien à voir avec le tra­vail fourni.

Le libé­ral oppose la jus­tice (éga­li­té des chances) à ce qu’on appelle la jus­tice sociale (éga­li­té des résul­tats). Celui qui se met au ser­vice du pou­voir voit ses besoins fon­da­men­taux satis­faits. Mais quels sont ses besoins fon­da­men­taux ? Il y a bien quel­qu’un qui en décide. En l’ab­sence de cri­tères pré­cis, l’emporte l’ar­bi­traire de la per­sonne qui juge (la bureau­cra­tie d’É­tat) son pou­voir croit, ne ren­con­trant pas d’obs­tacles ; son déve­lop­pe­ment englou­tit une part de plus en plus grande de reve­nus, si bien que l’É­tat n’est plus capable de satis­faire les besoins des tra­vailleurs. Dési­rant conser­ver le pou­voir, la bureau­cra­tie recourt à la ter­reur c’est là un abré­gé de l’his­toire du com­mu­nisme. Les libé­raux oublient pour­tant que le mar­ché libre est un jeu très bru­tal et qu’il abou­tit sou­vent à la mort des plus faibles. Je trouve que les besoins fon­da­men­taux de chaque indi­vi­du (nour­ri­ture, loge­ment, ensei­gne­ment, soins médi­caux) doivent être satis­faits, ne serait-ce que pour lui évi­ter — ayant per­du dans le jeu du mar­ché libre — de prendre sa revanche sous la forme d’un « para­dis ter­restre », œuvre de pro­phètes de la jus­tice sociale. En ce qui concerne le tra­vail, il n’est pas une valeur en soi ; le tra­vail est sim­ple­ment un moyen de satis­faire les besoins de l’homme.

Une des valeurs fon­da­men­tales du libé­ra­lisme est la pro­prié­té (pri­vée). Pour le libé­ral, elle est un droit sacré ; pour l’a­nar­chiste (Prou­dhon), « la pro­prié­té, c’est le vol » (com­mis au pré­ju­dice de la socié­té tout entière). J’es­time que la pro­prié­té des moyens de pro­duc­tion devrait être rem­pla­cée par l’u­sage ; autre­ment dit, que le maître du champ ou de la machine devrait être celui qui y tra­vaille (le pay­san ou l’ou­vrier) et non pas un bour­geois ou un bureau­crate ; le fruit du tra­vail appar­tien­drait à celui qui l’a pro­duit et non pas au pro­prié­taire parasite…

Et pour finir, les libé­raux jugent que l’homme ne devrait pas inter­ve­nir dans les méca­nismes du mar­ché libre (dans le cas de la RPP [[Répu­blique Popu­laire Polo­naise. L’emploi de ce sigle dans la presse clan­des­tine est tou­jours conno­té d’i­ro­nie (NDT).]], cette ques­tion n’est plus d’ac­tua­li­té). Ils ignorent pour­tant le fait que sans l’in­ter­ven­tion de l’homme (lois anti mono­poles, pres­ta­tions sociales, etc.), les visions qui ani­maient Marx d’une révo­lu­tion accom­plie au nom de la jus­tice sociale seraient deve­nues depuis long­temps une réa­li­té en Europe occidentale.

Adam Rabe


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La Presse Anarchiste