Il serait difficile de parler de la démocratie en Chine sans évoquer les contributions sur la question de Wei Jingsheng. Précisons que c’est justement en raison de ses écrits sur la démocratie que Wei Jingsheng est en prison depuis 1979 et que, dans le cadre du récent mouvement étudiant, on a demandé à plusieurs reprises sa libération. Voici plusieurs extraits de ses textes publiés chez C. Bourgois dans Un Bol de nids d’hirondelles ne fait pas le Printemps de Pékin.
J’ai fait partie des premiers groupes de gardes rouges qui se sont révoltés en avril-mai 1966, et je sais parfaitement :
1°/ Que leur révolte n’a pas été suscitée par Mao et les autres mais que c’est leur prise de conscience des nombreuses inégalités de la société, notamment dans les écoles, qui a produit leur mécontentement. Ils se sont alors révoltés contre le gouvernement, et Mao Zedong a compris qu’il fallait saisir l’occasion et exploiter leur révolte. Il a manifesté publiquement son soutien au mouvement de masse spontané et l’a détourné à ses propres fins ; ce qui est tout différent. C’est Jiang Qing, justement, qui a pris les directives du président Mao pour faire appel aux gardes rouges et les inciter à séquestrer des familles et détruire les « quatre vieilleries ». Mais cela n’est venu qu’après coup, n’a pas commencé ainsi, n’a pas de rapport direct avec le « déclenchement » de la révolution culturelle, n’a jamais été un courant dominant et ne doit pas être mis sur le dos des gardes rouges mais bien sur ceux de Mao Zedong et de Jiang Qing.
2°/ Que l’image qu’on a donnée du comité d’actions unies est une construction factice de Jiang Qing élaborée à partir de rumeurs. Si en décembre un comité d’actions unies est effectivement apparu, c’est que les premiers gardes rouges ont entendu la retransmission d’une directive de Mao Zedong donnée en novembre du haut de la tribune de Tian’anmen, par Peng Xiaomeng : « Vous devez vous unir. » Voilà pourquoi ils se sont rassemblés et ont entrepris de créer un comité d’actions unies. Une des raisons profondes de la constitution de ce comité est que ces gens avaient déjà compris que Jian Qing voulait se servir d’eux. Jiang Qing changeait sans cesse de visage pour soutenir diverses fractions contre les vieux cadres, mais elle ne voulait, ne pouvait résoudre le problème des inégalités sociales. Ces gardes rouges étaient mécontents de Mao et de Jiang Qing et l’ont bien montré dans leurs actions. C’est la raison pour laquelle Jiang Qing a mis sur le dos de cette organisation tout ce que de mauvais éléments ont pu commettre de répréhensible dans une situation aussi troublée. Elle a usé de toutes les ressources de la propagande pour façonner l’opinion publique et trouver des prétextes pour faciliter l’éviction de ses adversaires politiques. On a vu plusieurs fois le ministère de la Sécurité publique subir les assauts de ces gosses qui voulaient arracher de la prison leurs compagnons arrêtés. Ils croyaient alors aux théories de Mao Zedong sur l’élargissement de la lutte des classes.
Propos sommaires sur les racines de la délinquance juvénile en Chine in Ming bao, le 30 janvier 1979
La lutte pour la démocratie peut-elle mobiliser le peuple chinois ? La révolution culturelle lui a fait prendre conscience pour la première fois de sa propre force, quand il a vu tous les pouvoirs réactionnaires trembler devant lui. Mais à ce moment-là, comme le peuple n’avait pas encore une claire notion de la route à suivre, le courant démocratique ne réussit pas à dominer. Aussi il fut aisé pour le tyran de récupérer, manipuler et détourner la plupart de ces luttes ; il neutralisa le mouvement en usant tour à tour de séduction, de provocation, de mensonges et de répression violente. Comme, à cette époque, le peuple nourrissait encore un respect religieux pour les despotes il se retrouva le jouet impuissant et la victime du tyran en place ainsi que des autres tyrans en puissance.
affiché sur le Mur de la démocratie le 5 décembre 1978
Au cours de l’histoire, en variant le langage et les méthodes, les dictateurs ont tous fait la même morale à leur bon peuple : l’homme vivant en société, les intérêts de la société sont à placer au-dessus de tout. L’intérêt de la société étant l’intérêt général, il faut l’administrer, c’est-à-dire gouverner, c’est-à-dire centraliser. Et le gouvernement d’une petite minorité, voire d’un individu, étant le plus centralisé, c’est donc bien là le mode de gouvernement idéal. Voilà pourquoi la « dictature démocratique populaire » a engendré la tyrannie du Grand Timonier. Et voilà aussi pourquoi ce tyran fut l’«étoile salvatrice, incomparable, clairvoyante… que l’humanité après des centaines d’années, la Chine après des milliers d’années, ont finalement produite ».
(…) Pourquoi les pays socialistes sont-ils tous directement issus des sociétés féodales les plus arriérées ? Voilà une question qui mérite qu’on s’y arrête longuement. Ce genre de socialisme n’a rien fait d’autre jusqu’à présent que diriger la révolution démocratique selon une ligne idéaliste. Pour faire obstacle aux jeunes pousses de la culture démocratique, il profite de l’inertie des traditions héritées du féodalisme, cherchant à l’aide d’une philosophie issue elle aussi de la société féodale à nous faire croire qu’une minorité peut guider et sauver la majorité. De fait, il se dirige vers le totalitarisme.
(…) Dans le système social actuel, l’individu ne peut exister. On ne peut donc parler de collectivisme. Seuls existent l’individualisme et le petit collectivisme des grands et des petits dictateurs. Ceux-ci utilisent le petit collectivisme contre l’individualisme de l’État despotique pour submerger le collectivisme du peuple.
in Exploration, n°2
La démocratie permet aux hommes de se consacrer à la réalisation de leurs désirs et de leur idéal et d’accéder à de meilleures conditions d’existence et à un sort plus juste. Voilà pourquoi la démocratie doit tenir la balance égale entre tous les désirs et tous les idéaux : aucun ne peut la dominer. Elle ne peut pas non plus coexister avec l’idéalisme, car celui-ci ne reconnaît d’autre rationalité que la sienne, et dénie le droit à l’existence à tout autre idéal que le sien. L’idéalisme demande l’unification des idéaux et déclare que leur réalisation dépend de l’ampleur de cette unification. L’idéalisme est par nature antidémocratique et tend à une dictature despotique : en réalité, tout pouvoir despotique procède d’une pensée à fondement idéaliste. Les dynasties féodales se sont servies de la religion pour dominer les esprits, le socialisme se sert du marxisme pour exercer la même domination. L’une et l’autre promettent le paradis, un firmament impossible à atteindre. Remèdes plus nocifs que ceux des charlatans, croyances non seulement inutiles mais encore nuisibles à la société !
(…) Certains disent qu’aujourd’hui nous n’avons pas de droits de l’homme. Cette appréciation est incomplète : aujourd’hui nous n’avons pas de droits égaux de l’homme. Dans une société despotique l’homme a‑t-il droit de vivre ? Oui. Une partie de la population a le droit de vivre de l’esclavage de l’autre. La majorité n’a que le droit d’être esclave. Dans une société despotique le droit à la vie n’est pas le même pour tous, et tout système social où les hommes n’ont pas les mêmes droits dans l’organisation de leur vie personnelle est une dictature despotique. À l’inverse, le système démocratique reconnaît fondamentalement à chaque citoyen l’égalité des droits de l’homme. Un système social qui reconnaît à tous le droit égal de vivre est un système démocratique. La démocratie est la protection pour chacun de ses droits politiques égaux, de ses activités pour faire respecter son droit de vivre. Voilà pourquoi la démocratie est la condition préalable à la lutte pour les droits égaux de l’homme.
in Exploration, n°3
Une dernière question se pose : quel rapport existe-t-il entre le courant révolutionnaire actuel et mes articles ? Aujourd’hui, le courant révolutionnaire, c’est le courant de la démocratie (c’est le courant qui s’oppose au despotisme fasciste-féodaliste). En effet, jusqu’à présent, le développement de la société chinoise a posé le problème suivant au peuple chinois : si on ne veut pas transformer le système social, éliminer les racines sociales du despotisme fasciste, si on ne veut pas pratiquer totalement la démocratie et si on ne protège pas les droits démocratiques du peuple, la société chinoise ne pourra progresser dans notre pays. C’est pour cela que le courant pour la démocratie est le courant révolutionnaire contemporain. Ceux qui s’opposent à la démocratie, au courant pour la démocratie, qui représentent les tendances conservatrices despotiques, sont les contre-révolutionnaires de notre époque. Le thème principal de mes articles, par exemple dans « La cinquième modernisation : la démocratie », est le suivant : sans démocratie, les quatre modernisations sont irréalisables. Si la cinquième modernisation — la démocratie — n’est pas réalisée, toutes les modernisations ne seront que nouveaux mensonges. Comment un tel principe pourrait-il être contre-révolutionnaire ? Ce sont, au contraire, ceux qui s’y opposent qui doivent être considérés comme contre-révolutionnaires. Bien sûr, mes arguments et mes thèses ne sont pas nécessairement tous corrects. Ils doivent passer au crible de la pratique et être soumis aux critiques, d’où qu’elles viennent. C’est à ce prix seulement qu’ils pourront gagner en exactitude. Mais il est bien évident que même en n’étant pas entièrement corrects, mes arguments et mes thèses n’affectent en rien le caractère révolutionnaire de ma thèse centrale.
Déclaration de Wei Jinsheng à son procès, novembre 1979