La Presse Anarchiste

Hongrie : l’amorce d’un mouvement libertaire

Publiés à un an d’in­ter­valle, deux docu­ments per­mettent de com­prendre l’é­vo­lu­tion et les acti­vi­tés d’un petit mou­ve­ment liber­taire en Hongrie.

Il y a un peu plus d’un an, en effet, en RFA, Schwar­zer Faden publiait une longue lettre, signée Emma­nuel Gold­stein (pseu­do­nyme col­lec­tif polo­nais 1Il s’a­git du groupe liber­taire de Hon­grie.), rela­tant la consti­tu­tion, en novembre 1986, d’un groupe liber­taire infor­mel à Buda­pest. Dans son der­nier numé­ro de décembre 1987 Direkte Aktion (organe de la Freie Arbei­ter-Union) publie une inter­view avec ce même E. Gold­stein dres­sant le bilan d’un an d’ac­ti­vi­té du groupe hongrois.

L’é­mer­gence d’une mou­vance liber­taire en Hon­grie s’est faite autour de l’u­ni­ver­si­té de Buda­pest, relate E. Gold­stein dans Schwar­zer Faden : « Depuis deux ans envi­ron, nous ten­tons avec deux ou trois amis de faire, dans les sémi­naires de l’u­ni­ver­si­té ou dans les clubs étu­diants, des expo­sés sur les prin­cipes de base de l’a­nar­chisme. Entre quinze et vingt-cinq per­sonnes assis­taient à ces expo­sés. La plu­part d’entre eux y enten­daient évo­quer pour la pre­mière fois ces idées. Un de mes amis est par­ve­nu en avril [1986] à orga­ni­ser — dans le bâti­ment de l’Ins­ti­tut d’é­tudes poli­tiques du par­ti ! — un congrès scien­ti­fique sur l’a­nar­chisme. Ce congrès fut un véri­table suc­cès : plus de deux cents per­sonnes y ont assis­té. L’as­sis­tance a enten­du des expo­sés sur l’in­di­vi­dua­lisme et le com­mu­na­lisme, Bakou­nine et Makh­no, anar­chisme et natio­na­lisme, le “liber­ta­ria­nisme” dans la Révo­lu­tion fran­çaise (chez Saint-Just), ain­si que sur les deux anar­cho-com­mu­nistes hon­grois du début du siècle, Eugen Hein­rich Schmidt et Ervin Bat­thvà­ny. (…) Les ora­teurs étaient loin d’être tous anar­chistes : des contri­bu­tions très inté­res­santes — et, ce qui est éton­nant, vrai­ment objec­tives — sont venues d’his­to­riens ou de pro­fes­seurs “neutres” ou même membres du par­ti. Mais le suc­cès de cette confé­rence ne doit pas mas­quer le fait que de telles ren­contres se tiennent à l’é­cart de la popu­la­tion active. Seules quelques affiches à l’in­té­rieur de l’u­ni­ver­si­té ont annon­cé cette manifestation. »

À la suite de ces mani­fes­ta­tions s’est consti­tué le 26 novembre 1986, dans un appar­te­ment pri­vé, un groupe d’une quin­zaine de per­sonnes. « Nous, anar­cho-com­mu­nistes, indi­vi­dua­listes et anar­cho-syn­di­ca­listes, allons nous ren­con­trer régu­liè­re­ment de façon infor­melle, échan­ger nos idées… Nous ne pou­vons pas faire plus pour le moment, sur­tout pas par­ler d’or­ga­ni­sa­tion. Nous avons de nom­breux contacts avec la culture auto­nome de la jeu­nesse, avec l’un­der­ground, qui se pré­sente comme “avant-gar­diste” (sous le nom d’a­vant-garde on com­prend ici tout ce qui va des punks à la musique psy­ché­dé­lique et à la new-wave). Les non-confor­mistes, la jeu­nesse et les étu­diants cri­tiques sont notre espoir », rap­porte E. Goldstein.

Un an après, le bilan semble miti­gé : « C’est vrai qu’il y a une quin­zaine de per­sonnes qui sont inté­res­sées par l’a­nar­chisme. Mais, par­ler d’un groupe signi­fie­rait que nous sommes orga­ni­sés. Or, cela est faux. Nous ne sommes mal­heu­reu­se­ment pas orga­ni­sés. Au contraire, nous nous effon­drons tou­jours plus, y com­pris au niveau poli­tique. Il y eut une époque où nous pen­sions pou­voir très bien coopé­rer à tous les niveaux, pou­voir mener beau­coup d’ac­ti­vi­tés orga­ni­sées. Entre temps, il s’a­vère que quatre ou cinq per­sonnes, qui sont vrai­ment inté­res­sées par l’a­nar­chisme, vont conti­nuer à se ren­con­trer pour faire quelque chose. Mais je dois dire que nous reje­tons tous l’op­po­si­tion hon­groise actuelle. Nous ne tra­vaillons pas au sein de l’op­po­si­tion (…) Des gens de pro­vince nous ont écrit. Nous avons une bonne base dans deux villes de pro­vince. Nous y avons fait des confé­rences sur l’a­nar­chisme. S’il y avait des groupes liber­taires orga­ni­sés en Hon­grie, nous serions, sans doute, plus nom­breux. Mais nous avons peur, je crois qu’il est impor­tant de le dire. »

Les dif­fi­cul­tés de la mou­vance liber­taire hon­groise récente appa­raissent en fili­grane dans cette des­crip­tion d’une année d’ac­ti­vi­tés. Pour sim­pli­fier, nous pou­vons en men­tion­ner trois : les rap­ports avec l’É­tat, avec l’op­po­si­tion et avec la population.

Les rap­ports avec l’État

Il est évident que, s’il existe quelques espaces de liber­té en Hon­grie, toute acti­vi­té oppo­si­tion­nelle orga­ni­sée reste inter­dite. Dès lors, il devient presque impos­sible d’al­ler de l’a­vant sans fran­chir le cap qui sépare la léga­li­té de l’illé­ga­li­té : « Les prin­ci­pales attentes n’ont pas été com­blées, à part quelques dis­cus­sions, car à quoi servent les meilleures idées si on ne peut les tra­duire dans les faits ? Pour ceux qui ne veulent pas juste bla­bla­ter comme le font le par­ti et l’op­po­si­tion, il n’y a pas d’al­ter­na­tive vu qu’ils ne peuvent rien fait. En réa­li­té, nous pour­rions agir, mais cela n’a aucun sens d’être anar­chiste en prison. »

Les rap­ports avec l’opposition

L’in­ter­pré­ta­tion de l’op­po­si­tion, pro­po­sée par E. Gold­stein, explique clai­re­ment pour­quoi les liber­taires hon­grois refusent d’y par­ti­ci­per. Le pre­mier point d’a­chop­pe­ment est la ques­tion des rap­ports entre le pou­voir et l’op­po­si­tion : « Le rôle de l’op­po­si­tion dépend natu­rel­le­ment en grande par­tie du rôle que l’É­tat et le par­ti accordent à cette oppo­si­tion. Beau­coup de choses sont tolé­rées parce que l’op­po­si­tion ne fait qu’ex­pri­mer ce que le par­ti ne veut pas dire. Cela concerne la ques­tion rou­maine, les mino­ri­tés hon­groises à l’ex­té­rieur, la dépen­dance envers l’U­nion sovié­tique et le sys­tème éco­no­mique. L’op­po­si­tion s’oc­cupe avant tout de l’é­co­no­mie car elle part du vieux prin­cipe que l’é­co­no­mie est le pro­blème majeur. Ensuite seule­ment viennent les droits de l’homme, la ques­tion natio­nale, etc. À mon avis, le prin­ci­pal pro­blème, ce n’est pas la situa­tion éco­no­mique, mais la situa­tion sociale qui, elle, est catas­tro­phique. Or, l’op­po­si­tion a peur de prendre posi­tion vis-à-vis des mino­ri­tés sociales : des homo­sexuels, des femmes, des toxi­co­manes, des jeunes. (…) Les ani­ma­teurs de l’op­po­si­tion cherchent tou­jours à faire à l’É­tat je ne sais quelles pro­po­si­tions. À mon avis, cela n’ap­porte rien. » Il existe aus­si d’autres dif­fé­rents plus poli­tiques, avec l’op­po­si­tion qui est divi­sée en deux prin­ci­paux cou­rants : « Le groupe le plus impor­tant, envi­ron soixante pour cent [de l’op­po­si­tion], est socia­liste démo­cra­tique. Les socia­listes démo­cra­tiques ne veulent pas du capi­ta­lisme, mais n’as­si­milent pas éco­no­mie de mar­ché et capi­ta­lisme. Ils exigent un niveau de vie plus éle­vé, lié à des droits sociaux et démo­cra­tiques. L’autre groupe est beau­coup plus petit, mais plus bruyant et plus dan­ge­reux : les natio­na­listes et les chau­vi­nistes de droite, qui reven­diquent en par­tie une Grande Hon­grie, c’est-à-dire com­pre­nant les régions rou­maines où vivent des Hon­grois. (…) Il est inté­res­sant de remar­quer que les auteurs de ces cri­tiques de droite ou natio­na­listes ne sont jamais pour­sui­vis par les auto­ri­tés. Ils peuvent mener des cam­pagnes hai­neuses contre l’a­vor­te­ment dans la presse offi­cielle qui, de temps en temps, publie éga­le­ment des articles tein­tés d’antisémitisme. »

Les rap­ports avec la population

« 1956, c’est le pas­sé », écrit E. Gold­stein. Si cette phrase s’a­dresse bien évi­dem­ment à l’op­po­si­tion, c’est tout aus­si évi­dem­ment la popu­la­tion hon­groise qui lui ins­pire ce ver­dict : « Les dom­mages cau­sés par qua­rante ans de domi­na­tion tota­li­taire ont encore des consé­quences durables. (…) Non pas que les gens n’aient pas le droit de pen­ser à voix haute — nulle part ailleurs en Europe de l’Est on n’en­tend les gens cri­ti­quer la situa­tion comme ici. Sim­ple­ment, la conscience indi­vi­duelle et col­lec­tive a connu depuis 1956 des évo­lu­tions éton­nantes, en rap­port, le plus sou­vent avec la satis­fac­tion des besoins maté­riels essen­tiels. Les gens n’ont pas seule­ment à man­ger, ils ont aus­si leur télé­vi­seur et par­fois leur voi­ture ou leur rési­dence secon­daire. Ils peuvent voya­ger à l’Ouest, bien plus faci­le­ment que les citoyens des autres pays de l’Est. Ils ont beau­coup à perdre, car le bien-être maté­riel est un don d’en haut, et dépend de “l’in­tel­li­gence” des puis­sants — qui ont d’ailleurs ces­sé depuis long­temps d’être marxistes. »

Face à cette situa­tion, les liber­taires hon­grois semblent pri­vi­lé­gier deux ter­rains d’ac­tion : la culture et le mou­ve­ment éco­lo­giste. À pro­pos de la culture, E. Gold­stein rap­porte : « C’est presque le seul domaine où l’on peut dif­fu­ser des idées, où existent de grandes pos­si­bi­li­tés mal­gré la cen­sure. Une de nos acti­vi­tés fut l’ex­po­si­tion “Radi­cal Art”.» D’autre part, il note avec satis­fac­tion et espoir le déve­lop­pe­ment d’un mou­ve­ment alter­na­tif lar­ge­ment ins­pi­ré de l’exemple ouest-alle­mand. « Dans les deux, trois der­nières années des idées nou­velles se sont répan­dues par­mi les étu­diants : les idées du milieu Vert alter­na­tif avec la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment comme objec­tif poli­tique, prin­ci­pa­le­ment sous l’in­fluence des infor­ma­tions sur le par­ti des Verts en RFA. On note un inté­rêt crois­sant pour l’é­co­lo­gie et les formes de vie alter­na­tives, et sur cette base se déve­loppe aus­si l’in­té­rêt intel­lec­tuel pour l’a­nar­chisme. » Cette évo­lu­tion a été mar­quée en par­ti­cu­lier par la lutte contre le bar­rage de Nagy­ma­ros (plu­sieurs mil­liers de signa­tures ras­sem­blées) à laquelle les liber­taires ont par­ti­ci­pé, sans être membres pour autant de l’as­so­cia­tion indé­pen­dante « Duna-Kôr » (Cercle du Danube).

  • 1
    Il s’a­git du groupe liber­taire de Hongrie.

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