La Presse Anarchiste

La confrontation entre L’islam et le bolchévisme, Aperçus historique

S’il est une ques­tion d’ac­tua­li­té qui reste géné­ra­le­ment pudi­que­ment igno­rée dans notre par­ti, c’est cer­tai­ne­ment celle de la guerre que se livrent en Asie cen­trale depuis bien­tôt sept décen­nies le bol­che­visme et l’is­lam, deux idéo­lo­gies réso­lu­ment anti liber­taires et même liber­ti­cides. Iztok pour sa part n’a consa­cré jus­qu’i­ci qu’un mini­mum de place au pro­blème de la guerre en Afgha­nis­tan. Avant d’es­sayer de faire le point de la situa­tion dans ce pays et d’a­na­ly­ser suc­cès et revers sovié­tiques dans la pers­pec­tive d’une authen­tique libé­ra­tion des peuples sou­mis au bol­che­visme de rite sta­li­nien, il convient de rap­pe­ler où en est l’is­lam en URSS et quelle fut l’his­toire de cette lutte sans mer­ci, dont l’ac­tuelle guerre afghane n’est cer­tai­ne­ment pas le der­nier épisode.

C’est de pro­pos déli­bé­ré que nous choi­sis­sons un inti­tu­lé aus­si vague, ne sou­hai­tant en aucun cas nous limi­ter à com­men­ter une fois de plus l’his­toire de l’im­pé­ria­lisme russe en Asie cen­trale, ou la vita­li­té démo­gra­phique des popu­la­tions musul­manes. Nous ten­te­rons au contraire d’in­sis­ter sur des aspects encore trop mécon­nus comme l’am­pleur que prit la révolte des bas­mat­chis, ces « ban­dits » natio­na­listes qui défièrent l’ar­mée rouge plus de 15 ans 1Après une période d’ac­cal­mie d’une ving­taine d’an­nées envi­ron, on réédite depuis 1983 de vieux ouvrages sur les bas­mat­chis et leur châ­ti­ment exem­plaire, à l’é­vi­dence pour inti­mi­der les musul­mans de l’empire en leur rap­pe­lant qu’il serait vain d’es­pé­rer une libé­ra­tion en s’as­so­ciant à la résis­tance afghane.. Nous revien­drons briè­ve­ment sur l’his­toire de la guerre « révo­lu­tion­naire » au Tur­kes­tan et sur les révoltes les plus mar­quantes de 1917 à 1936 pour exa­mi­ner de plus près les méthodes qui per­mirent aux bol­che­viks russes de s’emparer de ter­ri­toires occu­pés par des socié­tés musul­manes alors imper­méables à la moder­ni­té capi­ta­liste, où l’on était bien en peine de trou­ver un pro­lé­ta­riat conscient ou un réel anta­go­nisme de classe.

Tout ceci repré­sente un tra­vail de longue haleine, et nos lec­teurs ne sont pas près de voir s’é­pui­ser un sujet aus­si com­plexe. Nous n’a­vons pas esti­mé néces­saire d’é­vo­quer la dra­ma­tique his­toire des par­tis com­mu­nistes et des mou­ve­ments laïques dans les pays isla­miques, pen­sant qu’une telle his­toire, ain­si que celle des liens mili­taires et éco­no­miques de l’im­pé­ria­lisme russe avec des bureau­cra­ties de type « com­pra­dor » (Sud-Yémen, Libye, Syrie…) nous entraî­ne­rait trop loin du cadre impo­sé par l’in­ti­tu­lé de notre revue.

Comme cha­cun sait, l’URSS est consti­tuée d’une fédé­ra­tion de répu­bliques natio­nales théo­ri­que­ment égales en droit, même si, en pra­tique, la nation russe est « plus égale » que les autres. On peut dis­tin­guer approxi­ma­ti­ve­ment trois périodes dans l’his­toire des rela­tions entre natio­na­li­tés en URSS.

1) Une pre­mière période, allant gros­so modo de 1922 à 1931, qui voit la pro­mo­tion de toutes les cultures natio­nales à éga­li­té les unes avec les autres. On pro­cède à la pro­mo­tion mas­sive des indi­gènes dans le per­son­nel d’en­ca­dre­ment, tant dans les répu­bliques fédé­rées que dans les simples ter­ri­toires auto­nomes. On pour­chasse le « chau­vi­nisme grand-russe » pour fidé­li­ser des popu­la­tions au sein des­quelles on ne peut guère trou­ver d’«alliés de classe », du fait de la per­sis­tance des struc­tures de soli­da­ri­té tra­di­tion­nelles. On va jus­qu’à doter d’un alpha­bet des nations dont la culture était jus­qu’a­lors exclu­si­ve­ment orale. On éla­bore des dizaines de variantes alpha­bé­tiques et ortho­gra­phiques pour dif­fé­ren­cier dura­ble­ment des cultures et des par­lers régio­naux et divi­ser plus pro­fon­dé­ment de grandes nations en voie d’u­ni­fi­ca­tion. Ain­si des Turcs qui, de l’A­zer­baïd­jan au Kaza­khs­tan, uti­li­saient une langue écrite unique. Rap­pe­lons qu’en 1913, 75% des musul­mans de l’Em­pire étaient tur­co­phones. On forge une langue bié­lo­russe dont on impose l’u­sage à une popu­la­tion par­lant alors trois dia­lectes très dif­fé­rents selon le degré d’in­fluence des trois nations limi­trophe : russe, ukrai­nienne et polonaise.

2) de 1931 à 1938, Sta­line liquide avec la méthode et l’obs­ti­na­tion qu’on lui connaît tous les diri­geants indi­gènes des répu­bliques fédé­rées et auto­nomes cou­pables à ses yeux de « dévia­tion natio­na­liste ». Il renoue avec le pas­sé glo­rieux de la nation russe (réha­bi­lite A. Nevs­ki, Ivan IV, Sou­va­rov et même Pierre Ier) et intro­duit le concept de « nation aînée » ayant à diri­ger ses « petites sœurs » en retard. Consi­dé­rée dans le dis­cours offi­ciel depuis 1917 comme un mal abso­lu, la colo­ni­sa­tion russe est pré­sen­tée désor­mais comme un moindre mal, qui a per­mis aux bien­heu­reux peuples sub­ju­gués d’é­chap­per à l’a­néan­tis­se­ment cultu­rel que leur pro­met­taient les concur­rents de la Rus­sie tsa­riste (liqui­da­tion des Armé­niens et des Géor­giens par la Tur­quie, sini­sa­tion des Kaza­khs et des Mongols…).

Lors­qu’en 1945, après avoir puni 7 petites nations (plus d’un mil­lion d’in­di­vi­dus au total) accu­sées d’a­voir tra­hi, en bloc, le régime, Sta­line salue dans le peuple russe la « nation diri­geante de l’U­nion » (parce qu’elle s’est sacri­fiée plus que d’autres pen­dant la guerre), il donne le signal d’une cam­pagne de rus­si­fi­ca­tion for­ce­née, accom­pa­gnée de la dénon­cia­tion du carac­tère rétro­grade des cultures allo­gènes par rap­port à la culture russe.

3) Bien qu’ils aient réta­bli dans leurs droits la plu­part des nations punies (excep­tés les 200 000 Tatars de Cri­mée dépor­tés en Ouz­bé­kis­tan) et per­mis l’é­clo­sion de véri­tables lit­té­ra­tures natio­nales dans les répu­bliques orien­tales, les suc­ces­seurs de Sta­line conti­nuent à sanc­tion­ner les mani­fes­ta­tions de « chau­vi­nisme local » et à affir­mer le rôle diri­geant de la « nation aînée ». S’ils recon­naissent l’exis­tence d’un trau­ma­tisme colo­nial, ils donnent à croire que cette expé­rience néga­tive a été oubliée et que s’é­la­bore aujourd’­hui une conscience com­mune à tra­vers le des­tin com­mun des peuples de l’U­nion. Khroucht­chev et ses suc­ces­seurs sou­haitent ouver­te­ment fondre les eth­nies diverses en une com­mu­nau­té glo­bale indif­fé­ren­ciée : le « peuple sovié­tique », réuni par le véhi­cule de la langue russe.

Si tous les peuples de l’URSS se sont oppo­sés et s’op­posent encore à cette inté­gra­tion, les musul­mans se dis­tinguent incon­tes­ta­ble­ment par leur téna­ci­té. Vain­cus poli­ti­que­ment et mili­tai­re­ment dans les années 1920, ils n’en conti­nuent pas moins à pré­ser­ver au maxi­mum leur spé­ci­fi­ci­té, fai­sant preuve d’une iner­tie conser­va­trice excep­tion­nelle dans un pays par ailleurs trans­for­mé de fond en comble par les cata­clysmes de la guerre civile, de la col­lec­ti­vi­sa­tion et de la guerre mon­diale. On constate dans les régions musul­manes la per­ma­nence des struc­tures fami­liales tra­di­tion­nelles, un fort atta­che­ment aux cou­tumes ances­trales ain­si qu’un dyna­misme démo­gra­phique qui contre­dit toutes les pré­vi­sions et qui a don­né lieu à une glose quelque peu catas­tro­phiste autour de la thèse de H. Car­rère d’En­causse sur l’«Empire écla­té » lar­ge­ment relayée par les médias. Aujourd’­hui, l’is­lam réunit en une seule com­mu­nau­té de plus de 50 mil­lions d’in­di­vi­dus la majo­ri­té des peuples non slaves du pays.

Avant la Première Guerre mondiale

Par la prise de Kazan en 1552, sui­vie de celle d’As­tra­khan deux ans plus tard, le tsar Ivan IV inau­gure une nou­velle époque dans l’his­toire de la Rus­sie. Contrai­re­ment à la situa­tion qui pré­va­lut dans les trois siècles pré­cé­dents, ce seront désor­mais les sou­ve­rains russes qui domi­ne­ront les sujets musul­mans. Jus­qu’à la conquête du pié­mont cau­ca­sien au cours de la pre­mière moi­tié du 19e siècle, les Russes ne s’empareront que de ter­ri­toires step­piques peu peu­plés : ils sou­mettent le royaume de Sibir et les quatre hordes kaza­khes affai­blies par les ravages des Djun­gars et les Kal­myks boud­dhistes. Le riche kha­nat de Cri­mée est la seule excep­tion à cette règle. La Trans­cau­ca­sie sera sou­mise pour l’es­sen­tiel sous le règne de Nico­las Ier, tan­dis que la colo­ni­sa­tion du Tur­kes­tan pro­pre­ment dit, soit, en gros, le ter­ri­toire des quatre répu­bliques actuelles : Kir­ghi­zie, Turk­mé­nis­tan, Ouz­bé­kis­tan et Tad­ji­kis­tan, sera effec­tuée entre 1865 et 1881.

Cette fois-ci, les conqué­rants se trouvent confron­tés à trois petits États sur le déclin : Khi­va, Kokand et Bou­kha­ra. Il s’a­git de trois kha­nats héri­tiers directs des divi­sions admi­nis­tra­tives de l’Em­pire de Tamer­lan. Leur struc­ture cen­tra­li­sée et le carac­tère auto­cra­tique de leur gou­ver­ne­ment les rend sin­gu­liè­re­ment parents du régime des Roma­nov. Inca­pables de sur­mon­ter leurs que­relles intes­tines, les khans entrent en guerre sépa­ré­ment, n’in­vo­quant que tar­di­ve­ment le devoir du dji­had (la guerre sainte). Les Russes décident de trai­ter Kokand de la façon dont ils trai­tèrent jusque-là toutes les nations vain­cues : dis­per­sion ou liqui­da­tion phy­sique des élites, implan­ta­tion mas­sive de colons euro­péens (russes, ukrai­niens, juifs et même polo­nais). Khi­va et Bou­kha­ra seront diver­se­ment pro­té­gées. Main­te­nu pour la forme, le khan de Khi­va est en fait pla­cé sous la férule du gou­ver­neur du Tur­kes­tan et n’a d’au­to­no­mie qu’en ce qui concerne les affaires reli­gieuses et la jus­tice civile. Le sta­tut de Bou­kha­ra est un peu plus libé­ral, la marge de manœuvre de l’é­mir y est moins étroite ; il gou­verne effec­ti­ve­ment son État, même s’il doit subir la tutelle d’un char­gé d’af­faires russe. La socié­té de Bou­kha­ra sera moins rus­si­fiée que le reste du Turkestan.

À bien des égards, la colo­ni­sa­tion de Bou­kha­ra offre des simi­li­tudes avec celle du Maroc par la France quelques décen­nies plus tard : la socié­té est cogé­rée par la bour­geoi­sie d’af­faires colo­niale et le des­po­tisme tra­di­tion­nel 2Le des­po­tisme est abso­lu à Bou­kha­ra : la tota­li­té des terres non culti­vées (55,8 %) appar­tient à l’É­tat, 24,2 % des terres appar­tiennent aux mos­quées, 12,2% des terres sont la pro­prié­té de l’é­mir qui tient à titre per­son­nel le troi­sième rang dans le com­merce mon­dial des peaux d’As­tra­khan. 45 % au moins des reve­nus annuels d’une famille pay­sanne sont absor­bés par les impôts, les contri­bu­tions reli­gieuses obli­ga­toires et la par­ti­ci­pa­tion en matières pre­mières aux cor­vées col­lec­tives d’ir­ri­ga­tion non rému­né­rées.. On crée des villes euro­péennes à l’é­cart des villes indi­gènes que l’on laisse pour­rir. L’in­gé­rence étran­gère repré­sente une incon­tes­table libé­ra­li­sa­tion pour la bour­geoi­sie moder­niste et les mol­lahs réfor­ma­teurs : elle est une ouver­ture ines­pé­rée sur l’Eu­rope et fait croire à une limi­ta­tion pro­chaine de l’ar­bi­traire des émirs de droit divin. L’ar­ri­vée des Russes va en outre modé­rer dans un pre­mier temps la répres­sion dont sont vic­times les juifs et les autres mino­ri­tés non ouz­beks de l’é­mi­rat. En même temps elle pré­ci­pite dans la misère la plus grande par­tie des pay­sans, les contrai­gnant à s’a­dap­ter bru­ta­le­ment à la mono­cul­ture du coton. Car l’in­té­gra­tion éco­no­mique est menée tam­bour bat­tant : le che­min de fer trans­cas­pien joint la mer Cas­pienne à Ach­kha­bad entre 1880 et 1885, il arrive à Samar­kand en 1888 et à Andi­jan en 1899, tan­dis que le tron­çon qui relie Tachkent à Oren­burg à tra­vers les steppes kaza­khs est ache­vé en 1905. Les Russes arrivent en masse : pos­tiers, che­mi­nots, mili­taires ou intel­lec­tuels exi­lés, ils sont bien­tôt près de 200.000 dans la région de Tachkent et la val­lée de la Fer­gha­na. En 1913 il y aura déjà plus d’un mil­lion de pay­sans russes et ukrai­niens au Kaza­khs­tan. À Bou­kha­ra même, les Russes sont envi­ron 50.000, dont 8000 sol­dats, à la veille de la Pre­mière Guerre mondiale.

La nou­velle de la défaite russe en Mand­chou­rie en 1904 ouvre une période d’a­gi­ta­tion intense au Tur­kes­tan. D’une part la classe moyenne musul­mane et les colons euro­péens se mettent à mili­ter ouver­te­ment en faveur de la démo­cra­tie poli­tique et de pro­fondes réformes admi­nis­tra­tives, de l’autre, le « bri­gan­dage » des pay­sans dépos­sé­dés, dont on n’a­vait guère pu venir à bout depuis la grande révolte d’An­di­jan-Och en 1898, prend des pro­por­tions inquié­tantes : pillages de biens russes et assas­si­nats de fonc­tion­naires se mul­ti­plient et ne ces­se­ront plus jus­qu’à la révo­lu­tion. Après 1907, le régime tsa­riste ayant sup­pri­mé la repré­sen­ta­tion du Tur­kes­tan à la Dou­ma et inter­dit les jour­naux publiés par les par­le­men­taires autoch­tones, les jeunes intel­lec­tuels musul­mans consti­tuent des socié­tés secrètes à Khi­va et Bou­kha­ra. Dans les ter­ri­toires musul­mans où les émirs n’ar­ri­vaient pas à impo­ser la cha­ria, ils se consacrent à la moder­ni­sa­tion de l’en­sei­gne­ment dis­pen­sé dans les écoles cora­niques pri­maires et secon­daires, pour favo­ri­ser l’é­clo­sion d’une élite natio­nale panturque.

La guerre et la révolution en Asie centrale

La Pre­mière Guerre mon­diale va ren­for­cer encore l’exas­pé­ra­tion anti­russe des peuples musul­mans. Tout d’a­bord, la baisse catas­tro­phique des échanges com­mer­ciaux, et en par­ti­cu­lier des achats de coton, va rui­ner en trois ans trois fois plus de pay­sans que trente années de colo­ni­sa­tion. L’en­trée des Alle­mands en Pologne puis en Ukraine fait bru­ta­le­ment tom­ber l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en grains et le gou­ver­ne­ment russe choi­sit de sous-ali­men­ter d’a­bord les popu­la­tions allo­gènes. La disette s’ins­talle pour de longues années au Tur­kes­tan. Par ailleurs, la pers­pec­tive d’une conquête de Constan­ti­nople par les Russes, qui serait sui­vie d’un exil du sul­tan et d’une abo­li­tion du cali­fat scan­da­lise tous les bons musul­mans ; à Bou­kha­ra, les mol­lahs s’a­gitent et l’é­mir lui-même com­plote avec l’Afghanistan.

Dans ce contexte, l’é­tat-major prend en juin 1916 la stu­pide déci­sion d’im­po­ser aux musul­mans une par­ti­ci­pa­tion directe à la guerre. Une loi de 1886 garan­tis­sait pour­tant la non-par­ti­ci­pa­tion des sujets musul­mans à la défense de l’Em­pire. Mais, la guerre ayant néces­si­té la mobi­li­sa­tion de 16 mil­lions de pay­sans russes, chiffre éle­vé qui contri­buait déjà à la ruine de l’é­co­no­mie rurale, l’i­dée vint aux géné­raux d’af­fec­ter des contin­gents musul­mans à divers tra­vaux stra­té­giques der­rière le front (construc­tion de tran­chées de repli et for­ti­fi­ca­tion de villes).

Cer­tains Kaza­khs tentent d’a­bord de négo­cier des com­pen­sa­tions : l’é­ga­li­té des droits poli­tiques et éco­no­miques avec les Russes, l’ar­rêt de l’ins­tal­la­tion de colons d’o­ri­gine slave. D’autres, pro­tes­tant de leur loyau­té au tsar, demandent à ser­vir dans la cava­le­rie, arme noble, plu­tôt que de subir l’hu­mi­lia­tion du tra­vail for­cé. Ils rap­pellent que des volon­taires musul­mans du Cau­case se battent déjà en Buko­vine, et plus cou­ra­geu­se­ment que les Russes. Rien n’y fait, la pers­pec­tive de devoir accor­der des droits et des terres aux nomades kaza­khs effraie l’en­tou­rage du tsar.

Début juillet, des révoltes éclatent dans toutes les villes du Tur­kes­tan. À Samar­kand, 83 Russes sont tués et 70 pris en otages ; un peu par­tout les fonc­tion­naires sont lyn­chés et leurs femmes vio­lées. De Tachkent, res­tée calme, les géné­raux Iva­nov et Kou­ro­pat­kine conduisent des expé­di­tions de repré­sailles très meur­trières sans prendre trop garde à la sécu­ri­té des colons ukrai­niens de Kir­ghi­zie. Dans cette région la révolte tourne vite à la guerre civile et les opé­ra­tions mili­taires dure­ront jus­qu’à la mi-sep­tembre. Le bilan est lourd : plus de 2000 colons sont morts, envi­ron 300.000 Kir­ghizes (près d’un tiers de la popu­la­tion nomade) s’en­fuient en Chine. Au Kaza­khs­tan, les nomades repoussent les troupes russes devant les villes de Tur­gaï et Irguiz et leur inter­di­ront toute la région et la mer d’A­ral jus­qu’en février 1917. Conduite par des intel­lec­tuels démo­crates, la révolte kazakh fait peu de vic­times civiles 3Trois de ses chefs, Bukei­kha­nov, Alma­zov, Dula­tov sont liés aux K.D.; le chef Aman­gel­dy Ima­nov, lié à la S.D., devien­dra bol­che­vik pen­dant la guerre civile. Tous déposent les armes en février 1917 et font cam­pagne pour l’As­sem­blée consti­tuante..

L’an­nonce de la révo­lu­tion de février ne réveille­ra pas le mou­ve­ment insur­rec­tion­nel au Tur­kes­tan ; cette fois-ci, ce sont les Russes seuls qui agissent. À Bou­kha­ra, les ouvriers typo­graphes et les che­mi­nots forment des soviets dès le mois de mars, tan­dis que le par­ti des Jeunes-Bou­khares (natio­na­listes laïcs) sort de la clan­des­ti­ni­té. Inquiet, l’é­mir s’empresse de recon­duire avec le Gou­ver­ne­ment pro­vi­soire le trai­té garan­tis­sant l’in­dé­pen­dance de son pays. L’a­gi­ta­tion des soviets d’ou­vriers russes à Tachkent et Ash­ka­bad laisse les masses musul­manes de glace, les géné­raux res­pon­sables de la répres­sion de l’an­née pré­cé­dente res­tant en place. En été, Kérens­ky confir­me­ra même la nomi­na­tion de Kou­ro­pat­kine à la tête de la pro­vince. Un timide Mou­ve­ment socia­liste musul­man naît dans la Fer­gha­na ; il est domi­né par des mili­tants S.R. (Socia­listes révo­lu­tion­naires) et men­che­viks. Dès le 12 sep­tembre 1917, les soviets de Tachkent expulsent les repré­sen­tants du Gou­ver­ne­ment pro­vi­soire et élisent un conseil des dépu­tés tra­vailleurs et sol­dats com­pre­nant 18 S.R. de gauche, 10 men­che­viks inter­na­tio­na­listes et 7 bol­che­viks. L’in­sur­rec­tion est matée le 16 sep­tembre, mais le 25 octobre les sol­dats votent une motion de refus d’o­béis­sance au Gou­ver­ne­ment pro­vi­soire. Les Blancs s’en­fuient après quatre jours de com­bats, le nou­veau comi­té révo­lu­tion­naire com­prend 4 Russes, 4 juifs, 1 Alle­mand, 1 Mol­dave, 1 Polo­nais. Pas un seul musul­man. Les pro­gres­sistes musul­mans réunissent un Congrès musul­man de l’A­sie cen­trale, qui pro­clame l’au­to­no­mie du Tur­kes­tan le 27 novembre 1917, et consti­tuent un gou­ver­ne­ment auto­nome à Kokand le 10 décembre.

Début jan­vier, l’a­ta­man cosaque Dutov, autour duquel s’é­taient regrou­pés tous les contre-révo­lu­tion­naires russes, s’empare de Samar­kand et Tchard­juy. L’é­mir laisse faire et en pro­fite pour expul­ser les Jeunes-Bou­khares. Il déclare le dji­had contre les soviets et recrute des volon­taires jus­qu’en Afgha­nis­tan. Le 30 jan­vier 1918, les diri­geants de Tachkent passent à l’of­fen­sive. Kokand est rava­gée et incen­diée jus­qu’au 6 février, le « pou­voir musul­man » est dis­per­sé. Dutov s’ef­fondre deux semaines plus tard, et les bol­che­viks de Tachkent conduisent une expé­di­tion contre Bou­kha­ra. Une petite colonne de 300 sol­dats et che­mi­nots en armes se pré­sente au pied des rem­parts de la ville. L’é­mir reçoit une délé­ga­tion qui lui demande d’ab­di­quer en faveur d’un comi­té révo­lu­tion­naire. Les délé­gués sont égor­gés séance tenante et l’é­mir ordonne à ses par­ti­sans de sabo­ter les liai­sons fer­rées et télé­gra­phiques, de détruire les citernes et les cana­li­sa­tions d’eau. Civils et sol­dats bou­khares se ruent sur les Russes, les contrai­gnant. à faire retraite sur Samar­kand dans des condi­tions effroyables, entraî­nant avec eux tous les civils russes de l’é­mi­rat à tra­vers le désert. Les uni­tés bol­che­viques sta­tion­nées dans les gares se vengent en fusillant des civils musul­mans. Le 25 mars, le gou­ver­ne­ment de Tachkent doit signer la paix et recon­naître l’in­dé­pen­dance de l’é­mi­rat. Cette vic­toire favo­rise l’oc­cu­pa­tion d’A­sh­kha­bad par des troupes anglaises venues d’I­ran et la consti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment S.R. dans cette ville le 17 juin. L’an­nonce de l’in­dé­pen­dance de l’A­zer­baïd­jan ain­si que celle du sou­lè­ve­ment des Cosaques de l’Ou­ral ral­liés à Kolt­chak, réveille à l’au­tomne 1918 le grand mou­ve­ment insur­rec­tion­nel de l’é­té 1916. Tachkent se trouve tota­le­ment iso­lée de Mos­cou. Une épi­dé­mie de typhus se déclare. Ter­ro­ri­sés, les bol­che­viks locaux remettent les pleins pou­voirs à la com­mis­sion spé­ciale de la Tché­ka du Tur­kes­tan, orga­ni­sée depuis le 23 jan­vier 1918. Mal­gré leur écra­sante supé­rio­ri­té mili­taire, les bol­che­viks pro­gressent dif­fi­ci­le­ment en Kir­ghi­zie : ils arrivent à Pich­pek (aujourd’­hui Frounze) en février, à Naryn début avril, à Prje­vals­ki à la fin mai 1918. Leur pro­pa­gande ne touche guère la popu­la­tion locale ; presque tous les nou­veaux com­mu­nistes seront des cita­dins d’o­ri­gine euro­péenne. Ils ne sont que 750 dans le dis­trict de Kokand, 200 à Andi­jan et 530 à Sko­be­lev (Leni­na­bad). Le groupe bol­che­vik de Naman­gan, fon­dé en décembre 1917 par 15 mili­tants, ne compte que 65 membres en août 1918, alors que les S.R. de gauche sont déjà 300 dans cette ville. Les S.R. de gauche ont par­tout le vent en poupe ; à Pich­pek, de 220 en août 1918 ils passent à 1.200 à la mi-novembre, Russes et musul­mans confon­dus. À Kokand, ils sont 600 en décembre, alors qu’ils étaient 12 en 1917. Ce suc­cès s’ex­plique par l’in­tran­si­geance de leurs posi­tions : dans leurs jour­naux, ils appellent le par­ti com­mu­niste le « par­ti des beks » (sei­gneurs) et se pro­posent « d’a­néan­tir la clique d’o­li­garques bol­che­viks…». À la fin de l’an­née ces mili­tants S.R. consti­tuent une « armée ouvrière et pay­sanne » qui s’as­so­cie aux coups de mains des bas­mat­chis dans le nord de la Kir­ghi­zie et l’est du Kazakhstan.

Au Kaza­khs­tan, le pou­voir de l’A­lach-Orda, gou­ver­ne­ment natio­nal de coa­li­tion for­mé par les musul­mans de gauche et les bol­che­viks, béné­fi­cie du contre­coup de la poli­tique chau­vine grand-russe de Kolt­chak et par­vient à se faire recon­naître de toutes les tri­bus nomades. Cepen­dant, les S.R. et les natio­na­listes musul­mans se main­tiennent quelques mois à Vemy (Alma-Ata) et tout le long de la fron­tière chinoise.

Ouz­beks et Tad­jiks orga­nisent dans l’au­tomne 1918 les pre­mières bandes de rebelles, que les Russes appel­le­ront bas­mat­chis (bri­gands). Au prin­temps, on compte envi­ron 13.000 bas­mat­chis en armes 4Chiffre offi­ciel, cer­tai­ne­ment sous-esti­mé.. Ils attaquent les gares, incen­dient les usines de trai­te­ment du coton, et tous les biens russes. L’é­mir de Bou­kha­ra traite avec les Anglais, leur pro­met de ras­sem­bler 40.000 sol­dats et reçoit 13.000 fusils. À Tachkent même, l’of­fi­cier russe Ossi­pov déclenche une insur­rec­tion sans len­de­main les 18 et 19 jan­vier 1919 et fait fusiller les 14 com­mis­saires bol­che­viks 5Ossi­pov était-il un S.R., ou un simple aven­tu­rier poli­tique ? Les his­to­riens sovié­tiques se contre­disent à ce sujet sui­vant les époques..

Si les bol­che­viks par­viennent à réta­blir rapi­de­ment leur auto­ri­té à Tachkent et dans la Fer­gha­na, on ne sort pas du chaos avant l’ef­fon­dre­ment de Kolt­chak dans l’Ou­ral au début du prin­temps. Sitôt la liai­son réta­blie entre Mos­cou et Tachkent via Oren­burg, Lénine confie à Frounze la charge de réta­blir au plus vite la situa­tion mili­taire et expé­die au Tur­kes­tan une com­mis­sion spé­ciale char­gée de « réfré­ner le chau­vi­nisme grand-russe ». Il lui appa­raît que « le pou­voir sovié­tique à Tachkent pra­tique une poli­tique d’ex­ploi­ta­tion féo­dale des larges masses de la popu­la­tion indi­gène par les sol­dats de l’ar­mée rouge, les colons et les fonc­tion­naires ». En mars 1919, au viii congrès du Par­ti, il déclare : « On ne peut rien encore pour les peuples arrié­rés vivant sous l’in­fluence de leurs mol­lahs ». La com­mis­sion spé­ciale de Tachkent, la Turk­kom, n’ad­met aucun musul­man en son sein mais opère un virage poli­tique à 180 degrés et l’im­pose à l’ad­mi­nis­tra­tion : il convient désor­mais de favo­ri­ser sys­té­ma­ti­que­ment les musul­mans dans tous leurs conflits avec les Euro­péens. La poli­tique de conci­lia­tion avec la bour­geoi­sie moder­niste musul­mane va per­mettre de gagner au régime la frac­tion de gauche des groupes natio­na­listes. Un grand nombre de Jeunes-Khi­viens et de Jeunes-Bou­khares, ban­nis ou per­sé­cu­tés par leurs émirs, rejoignent le PC.

Le sou­lè­ve­ment de l’Af­gha­nis­tan contre les Anglais en mai 1919 oblige ceux-ci à éva­cuer Ach­kha­bad, ce qui per­met à Frounze de s’emparer du ter­ri­toire de l’ac­tuel Turk­mé­nis­tan entre juin et août. Le chef bas­mat­chi Mada­min-bek en pro­fite pour s’emparer d’Och et assiège sans suc­cès Andi­jan du 1er au 20 sep­tembre 6Il échoue pour des rai­sons pure­ment tech­niques : la gar­ni­son de 3.150 sol­dats était équi­pée de 57 mitrailleuses et 12 canons. Or, dans toute la Kir­ghi­zie, bas­mat­chis et S.R. ne pos­sé­daient que 2 canons, 4 mor­tiers et 13 mitrailleuses.. Presque toutes les villes de Kir­ghi­zie sont mena­cées, les déta­che­ments de l’ar­mée rouge s’y enferment, de peur de devoir affron­ter la redou­table cava­le­rie rebelle. Plus de 75% des mili­tants com­mu­nistes sont contraints de par­ti­ci­per à la lutte armée pour enca­drer les maigres déta­che­ments for­més d’au­toch­tones ; ils sont là pour « cimen­ter l’u­ni­té des bri­gades ouvrières » et « ren­for­cer la discipline»…

Frounze amène au Tur­kes­tan des troupes aguer­ries, pré­le­vées sur le front d’U­kraine après la débâcle de Deni­kine ; à peine 10% de ses sol­dats ont été recru­tés sur place. En face, bas­mat­chis et S.R. ne dis­posent que de 20.000 fusils en Kir­ghi­zie, et tout au plus 10.000 en Turk­mé­nie. Bien des cava­liers n’ont que leur sabre. De plus, les bas­mat­chis sont inca­pables de se sou­mettre à un com­man­de­ment unique. Les bandes les plus nom­breuses, celles de Mada­min-bek et Kour­ba­chi Irgach, sont fortes de 4 à 5.000 hommes, d’autres, non moins effi­caces, n’en comptent que 800 à la fin de l’an­née 1919 7Telle celle de Kour­ba­chi Mouet­din Ous­ma­nov qui pour­sui­vra ses coups de mains jus­qu’en juin 1922. À cette date, le nombre de ses com­bat­tants est mon­té à 4 000. Mouet­din sera jugé et fusillé en sep­tembre 1922.. Ils doivent leur popu­la­ri­té à l’op­po­si­tion mas­sive des pay­sans au mono­pole des grains, et plus géné­ra­le­ment au sys­tème du com­mu­nisme de guerre. Les auto­ri­tés sovié­tiques ne contrôlent plus la zone fron­ta­lière et, depuis la val­lée de l’Ir­tych jus­qu’à la fron­tière ira­nienne les popu­la­tions nomades sont libé­rées de la tutelle russe.

En jan­vier 1920, Lénine envoie à Tachkent un état-major com­po­sé des diri­geants bol­che­viks les plus expé­di­tifs et les moins scru­pu­leux : Peters, Kaga­no­vitch, Kouï­by­chev et Roud­zou­tak 8Tous les quatre feront de dévoués sta­li­niens. Membre du col­lège cen­tral de la Tché­ka puis de la G.P.U., Peters dis­pa­raît en 1938, ain­si que Roud­zou­tak.. Ils réor­ga­nisent l’ar­mée, la Tché­ka et les ser­vices de pro­pa­gande. Par­tout ils remettent le pou­voir à des com­mu­nistes « orien­taux », prin­ci­pa­le­ment à des Tatars de Kazan, voir à des Armé­niens. Tcho­kay, le nou­veau diri­geant kir­ghize du soviet de Kokand constate : « Les rela­tions entre la popu­la­tion euro­péenne immi­grée et les peuples indi­gènes du Tur­kes­tan, au cours des deux années et demie de régime sovié­tique, sous l’emprise d’une couche d’ou­vriers russes péné­trés de psy­cho­lo­gie natio­na­liste, ne se sont guère amé­lio­rées. Elles ont, tout au contraire, empi­ré. » Peters dira plus tard : « Nous étions obli­gés de per­sua­der les cama­rades (musul­mans n.d.r.) lon­gue­ment, parce qu’ils étaient gênés par l’es­prit colo­nia­liste qui régnait par­mi cer­tains de nos cama­rades russes. » Un tel aveu, de la part d’un tel homme, en dit long sur les pra­tiques des bol­che­viks en Asie cen­trale. Au demeu­rant, n’en dou­tons pas, Peters avait les moyens d’être persuasif…

Dans les semaines qui suivent leur arri­vée au Tur­kes­tan, les nou­veaux diri­geants fondent à Tachkent « l’é­cole mili­taire » du Par­ti, dont sor­ti­ront à l’au­tomne les pre­miers offi­ciers autoch­tones aux­quels les bol­che­viks puissent faire confiance. Il n’y aura que 272 lau­réats. L’é­cole de la Tché­ka a encore moins de suc­cès : au prin­temps 1921 elle n’au­ra que 45 « étu­diants » musul­mans… Le pre­mier régi­ment de « garde-fron­tières rouges », char­gé de la lutte contre les bas­mat­chis dans la région de Pich­pek, com­prend 258 Russes, 12 Polo­nais, 15 Alle­mands, 22 Armé­niens et seule­ment 100 musulmans.

Le Kaza­khs­tan, rava­gé pen­dant toute l’an­née 1919 par les com­bats achar­nés qui opposent les cosaques blancs de Kolt­chak aux Kaza­khs et Bach­kirs rouges (tan­dis que les divi­sions du gou­ver­ne­ment S.R. de droite ins­tal­lé à Sémi­pa­la­tinsk luttent contre les uns et les autres), passe entiè­re­ment aux mains des bol­che­viks à la fin du prin­temps 1920. Sta­line, com­mis­saire du peuple aux natio­na­li­tés, s’emploie dès lors à éli­mi­ner en dou­ceur, par toutes sortes de manœuvres élec­to­rales, les diri­geants modé­rés de l’A­lach-Orda. L’a­mé­lio­ra­tion de la situa­tion mili­taire du régime pousse Frounze à remettre bru­ta­le­ment en cause l’in­dé­pen­dance des émi­rats. Khi­va est bien­tôt trans­for­mée en répu­blique popu­laire du Kho­rezm. La conquête de Bou­kha­ra est enta­mée le 1er sep­tembre 1920, contre la volon­té des diri­geants Jeunes-Bou­khares alliés des bol­che­viks. La ville de Bou­kha­ra résiste farou­che­ment aux assauts de l’ar­mée rouge, et Frounze la fait bom­bar­der par l’a­via­tion. Les ines­ti­mables biblio­thèques de 27 medres­sehs (écoles cora­niques) furent détruites par le bom­bar­de­ment et les incen­dies. Sitôt la ville prise, Frounze fait fusiller tous les digni­taires reli­gieux. Cepen­dant, la nou­velle répu­blique popu­laire sovié­tique de Bou­kha­ra sera gou­ver­née par la bour­geoi­sie musul­mane moder­niste, ban­quiers et gros com­mer­çants. En l’ab­sence de cadres com­mu­nistes locaux, la Banque d’É­tat est lais­sée entre les mains de ses anciens diri­geants… 9À la fin de l’an­née 1921, sur 800 fonc­tion­naires des organes cen­traux de la Répu­blique, 110 seule­ment sont des communistes.

La situa­tion reste inchan­gée en Kir­ghi­zie. Une insur­rec­tion éclate à Naryn le 6 novembre 1920 ; la féro­ci­té de la répres­sion n’en­tame aucu­ne­ment la déter­mi­na­tion des rebelles. En pays kir­ghize, les com­bat­tants ne connaissent pas la pitié ; des deux côtés on s’en prend aux familles et aux parents âgés de l’ad­ver­saire, on brûle mai­sons et granges, on abat le bétail. Au prin­temps 1921, la fron­tière chi­noise est « net­toyée » par l’ar­mée rouge, et les postes de douane réta­blis. Cette mesure d’in­ti­mi­da­tion peut certes pré­ve­nir une impro­bable inter­ven­tion anglo-chi­noise, mais elle n’empêche aucu­ne­ment les bas­mat­chis de pas­ser d’un pays à l’autre.

Impres­sion­né par la rapi­di­té de l’in­ter­ven­tion sovié­tique à Bou­kha­ra, le roi d’Af­gha­nis­tan signe le 23 février 1921 un trai­té de non-agres­sion et de neu­tra­li­té avec la R.S.F.S. de Rus­sie, s’in­ter­di­sant par là de por­ter aide et assis­tance à ses frères musul­mans de Rus­sie. Pour­tant, dans le cou­rant de l’hi­ver, l’é­mir de Bou­kha­ra, qui avait fui sa ville et s’é­tait réfu­gié dans les mon­tagnes de la région de Ter­mez, réus­sit à réunir une armée de 25.000 par­ti­sans. Se voyant aban­don­né par ses alliés, il s’ins­talle en Afgha­nis­tan et laisse le com­man­de­ment de son armée à l’Ouz­bek Ibra­him-bek. Ce fin stra­tège inflige quelques graves revers aux Russes, mais, mal­gré sa popu­la­ri­té, il ne par­vient pas à impo­ser un mini­mum de cohé­sion à ses troupes. La résis­tance manque d’armes et de muni­tions, elle ne sur­monte pas les divi­sions tri­bales et cla­niques. Une incur­sion de bas­mat­chis kir­ghizes réfu­giés en Chine échoue devant Alma-Ata en août.

En octobre, le par­ti des Jeunes-Bou­khares explose et une par­tie de ses diri­geants, déçus par les manœuvres des bol­che­viks, rejoint l’ar­mée Ibra­him-bek. Tan­dis que le nou­veau code agraire de la Nep entre tout dou­ce­ment en vigueur et que cessent les réqui­si­tions arbi­traires de coton du Tur­kes­tan, Lénine expé­die à Bou­kha­ra le lea­der musul­man Enver Pacha avec pour mis­sion de « ras­sem­bler toutes les bonnes volon­tés » au ser­vice du nou­veau régime et iso­ler ain­si les maqui­sards. Rival mal­heu­reux d’A­tatürk dans la course au pou­voir et la lutte contre l’in­ter­ven­tion étran­gère en Tur­quie, Enver Pacha est l’un des idéo­logues les plus connus du pan­tou­ra­nisme 10Né au milieu du XIXe siècle, le pan­tou­ra­nisme est l’exal­ta­tion du natio­na­lisme turc. Son pro­jet est la réuni­fi­ca­tion de la grande Tur­quie, inté­grant, outre le ter­ri­toire de la Tur­quie actuelle, la Cri­mée, le Cau­case, l’A­zer­baïd­jan ira­nien, toute l’A­sie cen­trale sovié­tique et le Sin-kiang chi­nois. Une impor­tante frac­tion de l’ex­trême droite turque se réclame aujourd’­hui encore de ce cou­rant.. À ce titre, il jouit d’un pres­tige immense auprès de tous les musul­mans de Rus­sie. Délé­gué au congrès des peuples d’O­rient de Bakou en sep­tembre 1920, il passe au bol­che­visme sous l’in­fluence du com­mu­niste tatar Sul­tan Galiev. Enver sou­haite cer­tai­ne­ment uti­li­ser les Sovié­tiques pour reprendre le pou­voir à Anka­ra et réa­li­ser son rêve d’une grande Tur­quie. Trois jours après son arri­vée à Bou­kha­ra, il s’en­fuit et rejoint la résis­tance. Cer­tain de sa valeur et de sa popu­la­ri­té inter­na­tio­nale, l’é­mir le nomme aus­si­tôt chef suprême de l’ar­mée rebelle. Vexé, Ibra­him-bek lui refuse son sou­tien et quitte l’ar­mée avec toute sa tri­bu, les Ouz­beks Lakaï.

Vain­queurs sur tous les autres fronts de la guerre civile, les bol­che­viks ache­minent au Tur­kes­tan des mil­liers de sol­dats. Accu­lé, Ibra­him-bek passe en Afgha­nis­tan et les Lakaï se rendent le 19 juillet 1922. Le 4 août l’a­ven­ture pan­turque d’En­ver Pacha s’a­chève par la bataille de Bal­juan, où il trouve la mort. Au même moment, une pre­mière expé­di­tion mili­taire, com­po­sée de régi­ments de la Tché­ka, s’a­ven­ture dans le Pamir. C’est la pre­mière fois que des Russes y appa­raissent depuis 1917. Un déta­che­ment de 250 tché­kistes s’en­ferme dans une for­te­resse désaf­fec­tée et devra y sou­te­nir un mois de siège.

Har­ce­lés par des troupes nom­breuses et bien équi­pées, sur­veillés par l’a­via­tion, les rebelles par­viennent pour­tant à s’emparer de Samar­kand par sur­prise au début de l’an­née 1923. Le pays est alors exsangue, on y récolte 30 fois moins de coton qu’en 1916. Les pay­sans affa­més ont pré­fé­ré semer du blé.

C’est dans ce contexte que Sta­line lance une cam­pagne contre les com­mu­nistes musul­mans, accu­sés de « natio­na­lisme démo­cra­tique bour­geois ». Des 16.000 membres du par­ti au Tur­kes­tan, il ne res­te­ra qu’un mil­lier envi­ron juin 1923, Sul­tan Galiev est arrê­té pour quelques semaines, et ne joue­ra plus aucun rôle dans le par­ti. À la fin de l’an­née, la dis­grâce frappe les Jeunes-Khi­viens et les Jeune-Bou­khares ; les deux « répu­bliques popu­laires » sont trans­for­mées en « répu­bliques sovié­tiques », où les com­mu­nistes gou­vernent seuls. « Les com­pa­gnons de route tem­po­raires s’ef­facent, lais­sant la place aux repré­sen­tants véri­tables du peuple » com­mente Sta­line. En jan­vier 1924, Khi­va est en rébel­lion ouverte, les diri­geants favo­rables aux bol­che­viks doivent s’en­fuir. La popu­la­tion de l’oa­sis, Ouz­beks et Kara­kal­paks, résiste jus­qu’en mai aux bom­bar­de­ments et au blo­cus, grâce à l’aide des nomades Turk­mènes. À Bou­kha­ra, les mol­lahs conspirent en vain ; ils sont fusillés pré­ven­ti­ve­ment par cen­taines 11Com­men­taire de la Prav­da du 24 sep­tembre 1924 : « Alors que les émirs de Bou­kha­ra, quelque plats valets des Roma­nov qu’ils fussent, n’a­vaient pas osé don­ner leur consen­te­ment offi­ciel pour l’an­nexion du pays à la Rus­sie, les masses popu­laires de Bou­kha­ra, de leur plein gré et en pleine conscience de leur res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique, entrent dans la fédé­ra­tion sovié­tique. ». Les inci­dents de fron­tières se pour­suivent. De mars à novembre 1924 on comp­te­ra 36 opé­ra­tions mili­taires d’en­ver­gure et 140 accro­chages avec les bas­mat­chis en pays kir­ghize. En avril 1924, l’an­cien Gou­ver­ne­ment géné­ral des steppes reçoit le nom de Kaza­khs­tan, tan­dis que le Tur­kes­tan conserve pro­vi­soi­re­ment son uni­té. Lazare Kaga­no­vitch avait pour­tant pré­ve­nu Mos­cou quelques mois plus tôt ; pour lui l’exis­tence d’une région sovié­tique por­tant le nom de Tur­kes­tan est la mani­fes­ta­tion écla­tante d’une « aspi­ra­tion pan­turque qui devrait être rayée au plus tôt de la ter­mi­no­lo­gie sovié­tique ». C’est ce qui sera fait en octobre : la pro­vince est dis­lo­quée en quatre répu­bliques natio­nales d’im­por­tance poli­tique inégale. La Kir­ghi­zie devient un ter­ri­toire auto­nome au sein d’un grand Kaza­khs­tan et la Tad­ji­kie une répu­blique auto­nome inté­grée à l’Ouz­bé­kis­tan 12Kir­ghi­zie et Tad­ji­kie devien­dront des répu­bliques fédé­rées à part entière au milieu des années 30. Le peu d’empressement à doter les Tad­jiks d’une repré­sen­ta­tion poli­tique réel­le­ment auto­nome s’ex­plique cer­tai­ne­ment par la fai­blesse du régime dans cette région : le 4 février 1925, jour de la créa­tion offi­cielle de la répu­blique, il n’y avait que 350 com­mu­nistes pour un mil­lion de Tad­jiks.. Les fron­tières des répu­bliques ouz­bèke, tad­jike et turk­mène ne cor­res­pondent guère à l’ha­bi­tat de ces nations. À Khi­va, en Bou­kha­rie orien­tale et en Fer­gha­na, les groupes humains sont inex­tri­ca­ble­ment mélan­gés et les fron­tières, arbi­traires, évo­lue­ront. On choi­sit fina­le­ment d’at­tri­buer à cha­cune des trois répu­bliques limi­trophes de la Fer­gha­na une part de val­lée fer­tile pro­por­tion­nelle à leur population.

Dans l’hi­ver 1924 – 25, Sta­line intro­duit une timide réforme agraire en pays musul­man, dans le but de limi­ter le pou­voir des chefs tra­di­tion­nels. La Prav­da glose : « il faut déchaî­ner la lutte des classes dans les pays arrié­rés » Mal­gré l’op­po­si­tion des com­mu­nistes locaux on s’at­taque au pou­voir reli­gieux ; on com­mence par expro­prier les mos­quées, puis on limite les attri­bu­tions des tri­bu­naux tra­di­tion­nels. Leur sup­pres­sion défi­ni­tive inter­vien­dra en 1927. Des 7.290 écoles pri­maires cora­niques recen­sées en 1916 au Tur­kes­tan, 250 seule­ment fonc­tionnent encore en 1927. La laï­ci­sa­tion du sys­tème sco­laire coïn­cide avec l’é­li­mi­na­tion des anciennes langues lit­té­raires com­munes à toute l’A­sie cen­trale, le tatar de Kazan, le turc Tcha­ga­tay et le per­san, au pro­fit des nou­velles langues natio­nales 13Cer­taines nations sont dotées d’une langue arti­fi­cielle, tels les Kara­kal­paks, qui s’ex­pri­maient presque tous en ouz­bek. 37% seule­ment d’entre eux par­le­ront « leur » langue en 1939. D’autres nations seront « oubliées », comme les Baloutches et les Haza­ras de Tad­ji­kie. Les 95.000 Oui­gours ori­gi­naires du Sin-kiang et les 21.000 Dun­gans (Chi­nois musul­mans s’ex­pri­mant en chi­nois Han) ne béné­fi­cie­ront d’au­cun sta­tut avant 1953..

Si affai­blis qu’ils soient, les bas­mat­chis n’a­ban­donnent pas la lutte. Le chef Dja­ni­bek Kazi Saguin­baev conduit une expé­di­tion contre la ville d’Och, en Kir­ghi­zie, en mai 1927. Il ne fau­dra pas moins de 11 jours de com­bats pour en venir à bout. En octobre, le chef turk­mène Djou­naïd Khan menace à nou­veau Khi­va et par­vient à s’é­chap­per en Iran. Au prin­temps sui­vant, Chal­taï Batyr, son second, campe à nou­veau devant Tachaouz. Leur connais­sance du désert et leur extrême mobi­li­té les rend invul­né­rables. Au xve congrès du PCUS en décembre 1927, les délé­gués d’o­ri­gine musul­mane ne sont que 1 % de la masse des congressistes…

De la collectivisation à la déstalinisation

En Asie cen­trale, la col­lec­ti­vi­sa­tion des terres démarre avec quelques mois de retard sur le reste de l’U­nion. La pro­duc­tion com­men­çait à peine à retrou­ver son cours d’a­vant 1914. En 1928, la Kir­ghi­zie sort tout juste du marasme grâce à la reprise des expor­ta­tions de laine et de coton vers la Rus­sie cen­trale, tan­dis que l’on réin­tro­duit la culture de l’o­pium, pour ali­men­ter la Chine. L’â­pre­té de la lutte contre le « clé­ri­ca­lisme » et la sur­veillance qu’exige le réta­blis­se­ment du mono­pole d’É­tat sur le com­merce des grains absorbent toute l’éner­gie des diri­geants locaux. Les pre­mières ten­ta­tives de consti­tuer des kol­khozes en Turk­mé­nis­tan raniment la gué­rilla mori­bonde. Le chef bas­mat­chi Fou­zaïl Mak­soum har­cèle les déta­che­ments rouges char­gés de défendre les oasis et fait exé­cu­ter tous les repré­sen­tants iso­lés du pou­voir sovié­tique. Les canaux d’ir­ri­ga­tion sont per­pé­tuel­le­ment sabo­tés et l’am­pleur des tra­vaux de remise en état inter­dit d’en­tre­prendre les grands tra­vaux pro­je­tés. De 1929 à 1932, il ne se passe pas de mois sans affron­te­ments graves avec les bas­mat­chis. Par­tout ils incen­dient les ins­tal­la­tions indus­trielles, volent les che­vaux, ravagent les sov­khozes et attaquent les postes de police iso­lés. Les bandes les plus nom­breuses se réfu­gient pour l’hi­ver en Chine et en Afgha­nis­tan, les autres se dis­solvent dans la population.

Les com­mu­nistes musul­mans pensent qu’il faut tem­po­ri­ser, res­pec­ter les cou­tumes locales et parier sur « l’ex­cep­tion­nel sens de la col­lec­ti­vi­té » des peuples d’ Asie cen­trale. Ahmet Bay­tur­sun, ministre de l’É­du­ca­tion natio­nale au Kaza­khs­tan, estime que « le peuple kazakh accep­te­ra le com­mu­nisme sans la moindre dif­fi­cul­té, il l’a­dop­te­ra même avant tous les autres peuples car son mode de vie tra­di­tion­nel est déjà très proche du com­mu­nisme. » Il est vrai que les Kaza­khs ont été isla­mi­sés tar­di­ve­ment, entre les xvie et xviiie siècles, qu’ils ont conser­vé une concep­tion éga­li­taire de la socié­té et le mépris des nomades pour les richesses maté­rielles. Mais Sta­line n’en­tend pas lais­ser à ce peuple le choix de son évo­lu­tion ; l’ac­ces­sion au com­mu­nisme passe néces­sai­re­ment par la séden­ta­ri­sa­tion de la popu­la­tion et la col­lec­ti­vi­sa­tion du chep­tel. À l’au­tomne 1930, Bay­tur­sun et ses amis sont qua­li­fiés de « frac­tion natio­na­liste contre-révo­lu­tion­naire» ; on décrète la séden­ta­ri­sa­tion for­cée. Elle fera un mil­lion de morts, soit le quart de la popu­la­tion kazakh de l’é­poque… La répu­blique pos­sé­dait 40 mil­lions de mou­tons en 1929, on n’en compte plus que 5 mil­lions en 1933. La ter­reur s’in­ten­si­fie, des cen­taines de mil­liers de musul­mans sont astreints au tra­vail for­cé. Les grands canaux du Turk­mé­nis­tan et de la Fer­gha­na sont creu­sés en un temps record. Les récal­ci­trants sont expé­diés dans le Grand Nord sibé­rien, sur d’autres chan­tiers où ils lais­se­ront leurs os. « L’ag­gra­va­tion de la lutte des classes » dégé­nère en véri­table guerre en 1931. Toute l’A­sie cen­trale est pas­sée au peigne fin par l’ar­mée rouge. En mars, l’an­cien géné­ral en chef de l’é­mir, Ibra­him-bek, est reve­nu en Tad­ji­kie où il est accueilli en libé­ra­teur. Vain­cu en juin, il est tra­hi alors qu’il ten­tait de pas­ser en Afgha­nis­tan et sera fusillé. En sep­tembre, le désert turk­mène est défi­ni­ti­ve­ment « net­toyé» ; plus de 500.000 Turk­mènes et Ouz­beks se réfu­gient en Iran et en Afgha­nis­tan. En novembre, l’ar­mée rouge entre en Chine et détruit les bases des bas­mat­chis dans la haute val­lée de l’I­li 14Le roi d’Af­gha­nis­tan signe alors un nou­veau trai­té de non-agres­sion avec l’URSS ; le der­nier affron­te­ment armé en ter­ri­toire sovié­tique aura lieu en 1936..

En Ouz­bé­kis­tan les kol­khozes sont astreints à la mono­cul­ture du coton, et ne reçoivent de blé qu’en fonc­tion de la quan­ti­té livrée ; cette méthode per­met de mul­ti­plier par trois la pro­duc­tion par rap­port à 1913. Les mol­lahs et les anciens pro­prié­taires fon­ciers sont fusillés à la mitrailleuse…

En 1937, il est temps de liqui­der les com­mu­nistes locaux, tel Fay­zul­lah Hod­jaev, pré­sident du conseil des com­mis­saires du peuple d’Ouz­bé­kis­tan. Cette année-là, 80 % des chefs bol­che­viks kaza­khs, ouz­beks et azé­ris vont dis­pa­raître. En même temps, on déclenche une grande cam­pagne de fer­me­ture des mos­quées : « à la demande des tra­vailleurs » elles sont trans­for­mées en clubs, ciné­mas, etc. En 1917, on comp­tait en Rus­sie 26.279 mos­quées et plus de 45.000 ser­vi­teurs du culte (mol­lahs, imams, muez­zins); en 1942 il n’y a plus que 1.312 mos­quées ouvertes au culte.

À la veille de la guerre, Mos­cou s’a­vise brus­que­ment de l’in­fluence qu’exerce l’in­tel­li­gent­sia d’Is­tan­bul sur les popu­la­tions tur­co­phones de l’URSS. On s’empresse donc de rem­pla­cer l’al­pha­bet latin, intro­duit 12 ans plus tôt, par l’al­pha­bet cyrillique.

La « grande guerre patrio­tique » va offrir enfin un répit aux peuples musul­mans ; comme par­tout ailleurs en Union sovié­tique, l’of­fen­sive contre la reli­gion est stop­pée. Recon­nais­sant, le haut cler­gé appelle tous les musul­mans à lut­ter contre le fas­cisme. L’A­sie cen­trale devient une terre d’exil, on y expé­die les intel­lec­tuels « cos­mo­po­lites » et les petits peuples punis.

Une nou­velle croi­sade contre la culture turque démarre en 1949. Sta­line dénie tout carac­tère « socia­liste et pro­gres­siste » aux cultures natio­nales, sym­boles d’un pas­sé d’an­ta­go­nismes entre les peuples slaves et asia­tiques. Les héros natio­naux cou­pables d’a­voir vou­lu sous­traire leur pays à la béné­fique influence de l’Em­pire russe sont ban­nis, leurs noms sont rayés des manuels sco­laires. Cette cam­pagne culmine en 1952 avec l’in­ter­dic­tion des épo­pées natio­nales, taxées de « clé­ri­ca­lisme » et qui, par leur « glo­ri­fi­ca­tion des guerres d’a­gres­sion », consti­tuent un « obs­tacle à l’a­mi­tié des peuples » 15Le Dede-Kor­kut azé­ri, et sa variante turk­mène Kor­kut-Ata, sortes de chan­sons de geste du xie siècle qui content les luttes des nomades turcs contre leurs voi­sins, furent inter­dits. Les épo­pées kaza­khs, kir­ghizes et ouz­bèkes, plus tar­dives, furent jugées cou­pables de don­ner une mau­vaise image des peuples-amis chi­nois et mon­gols.. Les lycéens azé­ris, turk­mènes et ouz­beks sont priés d’é­tu­dier les Bylines et le Dit d’I­gor, épo­pées médié­vales russes contant les méfaits des infi­dèles tur­co-tatars et la glo­rieuse résis­tance des Slaves, dont Sta­line affirme qu’elles sont « d’es­sence prolétarienne ».

L’ère du développement économique

Ce n’est qu’au milieu des années cin­quante que les diri­geants sovié­tiques vont entre­prendre d’in­dus­tria­li­ser les répu­bliques d’A­sie cen­trale. Il est temps d’en finir avec ce qu’ils appellent eux-mêmes le « carac­tère typi­que­ment colo­nia­liste de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat au Tur­kes­tan », et de créer un pro­lé­ta­riat ouvrier de souche musul­mane, dont ils affectent de croire qu’il sera un sou­tien pour le régime. Sta­line avait déjà fait ache­ver la construc­tion du che­min de fer Turk­sib, qui relie Novo­si­birsk à Tachkent, et mobi­li­sé des cen­taines de mil­liers de pay­sans pour per­cer de gigan­tesques canaux d’ir­ri­ga­tion 16Canal de la Fer­gha­na, 270 km. Canal de dou­ble­ment de l’A­mou-Daria sur 250 km. Canal du Kara­koum, ache­vé récem­ment, qui part de l’A­mou-Daria, au sud de Ker­ki, pour rejoindre la mer Cas­pienne sur plus de 1.100 km. Il est la rivière arti­fi­cielle la plus longue du monde.. La mise en valeur de nou­velles terres arables va occu­per exclu­si­ve­ment une main-d’œuvre habi­tuée aux condi­tions cli­ma­tiques, née sur place, et entraî­ne­ra une immi­gra­tion locale vers les zones irri­guées, notam­ment l’Ouz­bé­kis­tan où affluent Kaza­khs et Kir­ghizes. L’im­plan­ta­tion d’une indus­trie moderne néces­site par contre, aux yeux des auto­ri­tés, l’ex­pé­di­tion en Asie cen­trale d’une main-d’œuvre d’o­ri­gine euro­péenne, habi­tuée à la vie en usine. De sorte qu’à la fin des années soixante, 51 % seule­ment de la popu­la­tion urbaine est d’o­ri­gine musul­mane. Crai­gnant sans doute qu’un trop grand iso­le­ment eth­nique ne débouche sur des vel­léi­tés de séces­sion, Mos­cou veille à euro­péa­ni­ser le plus pos­sible les capi­tales des répu­bliques asia­tiques. Les Euro­péens deviennent majo­ri­taires à Ach­kha­bad (64 %), Alma-Ata (82 %), Frounze (84%) et Tachkent (57%). Ces villes aux artères rec­ti­lignes et aux buil­dings stan­dards n’ont rien de com­mun avec Bou­kha­ra, Khi­va et Samar­kand, long­temps lais­sées pour compte et vouées aujourd’­hui au tou­risme. Avec « l’é­lan vers les terres vierges » de la période 1959 – 1962 le Kaza­khs­tan sep­ten­trio­nal s’eu­ro­péa­nise davan­tage ; les nou­veaux colons, venus pour défri­cher le tcher­no­zioums (« terres noires »), sont des pion­niers sans attaches et vivent dans des « agro-villes » sur une terre entiè­re­ment étatisée.

La volon­té de ren­ta­bi­li­ser au maxi­mum les poten­tia­li­tés des diverses régions, pour mieux tay­lo­ri­ser l’a­gri­cul­ture, va ins­tau­rer une « divi­sion socia­liste du tra­vail » entre les répu­bliques d’A­sie cen­trale. L’Ouz­bé­kis­tan sera spé­cia­li­sé dans la culture du coton 17On y récolte les ⅔ de la pro­duc­tion sovié­tique. Grâce à l’A­sie cen­trale l’URSS pro­dui­rait aujourd’­hui presque deux fois plus de coton que la Chine. Une grande par­tie de cette récolte est trans­for­mée en Europe de l’Est, notam­ment en Pologne.; le Turk­mé­nis­tan dans l’ex­trac­tion du gaz natu­rel et les peaux d’As­tra­kan ; la Kir­ghi­zie dans l’ex­trac­tion du char­bon et les cultures frui­tières ; le Kaza­khs­tan dans le four­rage (la luzerne sur­tout), la laine et les céréales. Cette divi­sion des tâches oblige à de gigan­tesques échanges entre répu­bliques, dans des condi­tions cli­ma­tiques dif­fi­ciles et sur des mil­liers de kilo­mètres, pro­vo­quant un gâchis monstrueux.

La sco­la­ri­sa­tion mas­sive des enfants musul­mans com­mence à por­ter ses fruits ; on voit appa­raître une intel­li­gent­sia tech­ni­cienne de haut niveau. Cepen­dant, cette élite ne semble guère ten­tée par la col­la­bo­ra­tion avec le sys­tème : le nombre des « natio­naux » dans les par­tis com­mu­nistes des répu­bliques musul­manes reste plus faible que par­tout ailleurs. Peu atti­rés par la vie des grandes métro­poles, les musul­mans res­tent des « peuples kol­kho­ziens » 18Peuples défi­nis comme « kol­kho­ziens » : Musul­mans (Kir­ghizes et Tad­jiks en tête), Mol­daves, Litua­niens… Peuples « ouvriers et intel­lec­tuels » : Juifs, Esto­niens, Armé­niens, Let­tons, etc..

Dans les années 1966 – 1978, qui voient l’exa­cer­ba­tion du conflit avec la Chine, les diri­geants sovié­tiques semblent avoir frei­né l’es­sor de l’in­dus­trie lourde dans les ter­ri­toires contes­tés et sus­cep­tibles de s’u­nir poli­ti­que­ment au monde de l’O­rient, alors qu’ils redou­blaient d’ef­forts pour équi­per et défendre la Sibé­rie, bien plus rus­si­fiée. Aujourd’­hui par contre, alors que la pres­sion de la Chine se relâche et qu’un chô­mage mas­sif menace de désta­bi­li­ser une Asie cen­trale dont les popu­la­tions, atta­chées à leurs pays, refusent de s’ex­pa­trier pour tra­vailler en zone urbaine de civi­li­sa­tion slave, les cinq répu­bliques sont dotées d’é­qui­pe­ments indus­triels modernes. Leur inté­gra­tion dans la sphère éco­no­mique sovié­tique est accélérée.

V. Sanine

  • 1
    Après une période d’ac­cal­mie d’une ving­taine d’an­nées envi­ron, on réédite depuis 1983 de vieux ouvrages sur les bas­mat­chis et leur châ­ti­ment exem­plaire, à l’é­vi­dence pour inti­mi­der les musul­mans de l’empire en leur rap­pe­lant qu’il serait vain d’es­pé­rer une libé­ra­tion en s’as­so­ciant à la résis­tance afghane.
  • 2
    Le des­po­tisme est abso­lu à Bou­kha­ra : la tota­li­té des terres non culti­vées (55,8 %) appar­tient à l’É­tat, 24,2 % des terres appar­tiennent aux mos­quées, 12,2% des terres sont la pro­prié­té de l’é­mir qui tient à titre per­son­nel le troi­sième rang dans le com­merce mon­dial des peaux d’As­tra­khan. 45 % au moins des reve­nus annuels d’une famille pay­sanne sont absor­bés par les impôts, les contri­bu­tions reli­gieuses obli­ga­toires et la par­ti­ci­pa­tion en matières pre­mières aux cor­vées col­lec­tives d’ir­ri­ga­tion non rémunérées.
  • 3
    Trois de ses chefs, Bukei­kha­nov, Alma­zov, Dula­tov sont liés aux K.D.; le chef Aman­gel­dy Ima­nov, lié à la S.D., devien­dra bol­che­vik pen­dant la guerre civile. Tous déposent les armes en février 1917 et font cam­pagne pour l’As­sem­blée constituante.
  • 4
    Chiffre offi­ciel, cer­tai­ne­ment sous-estimé.
  • 5
    Ossi­pov était-il un S.R., ou un simple aven­tu­rier poli­tique ? Les his­to­riens sovié­tiques se contre­disent à ce sujet sui­vant les époques.
  • 6
    Il échoue pour des rai­sons pure­ment tech­niques : la gar­ni­son de 3.150 sol­dats était équi­pée de 57 mitrailleuses et 12 canons. Or, dans toute la Kir­ghi­zie, bas­mat­chis et S.R. ne pos­sé­daient que 2 canons, 4 mor­tiers et 13 mitrailleuses.
  • 7
    Telle celle de Kour­ba­chi Mouet­din Ous­ma­nov qui pour­sui­vra ses coups de mains jus­qu’en juin 1922. À cette date, le nombre de ses com­bat­tants est mon­té à 4 000. Mouet­din sera jugé et fusillé en sep­tembre 1922.
  • 8
    Tous les quatre feront de dévoués sta­li­niens. Membre du col­lège cen­tral de la Tché­ka puis de la G.P.U., Peters dis­pa­raît en 1938, ain­si que Roudzoutak.
  • 9
    À la fin de l’an­née 1921, sur 800 fonc­tion­naires des organes cen­traux de la Répu­blique, 110 seule­ment sont des communistes.
  • 10
    Né au milieu du XIXe siècle, le pan­tou­ra­nisme est l’exal­ta­tion du natio­na­lisme turc. Son pro­jet est la réuni­fi­ca­tion de la grande Tur­quie, inté­grant, outre le ter­ri­toire de la Tur­quie actuelle, la Cri­mée, le Cau­case, l’A­zer­baïd­jan ira­nien, toute l’A­sie cen­trale sovié­tique et le Sin-kiang chi­nois. Une impor­tante frac­tion de l’ex­trême droite turque se réclame aujourd’­hui encore de ce courant.
  • 11
    Com­men­taire de la Prav­da du 24 sep­tembre 1924 : « Alors que les émirs de Bou­kha­ra, quelque plats valets des Roma­nov qu’ils fussent, n’a­vaient pas osé don­ner leur consen­te­ment offi­ciel pour l’an­nexion du pays à la Rus­sie, les masses popu­laires de Bou­kha­ra, de leur plein gré et en pleine conscience de leur res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique, entrent dans la fédé­ra­tion soviétique. »
  • 12
    Kir­ghi­zie et Tad­ji­kie devien­dront des répu­bliques fédé­rées à part entière au milieu des années 30. Le peu d’empressement à doter les Tad­jiks d’une repré­sen­ta­tion poli­tique réel­le­ment auto­nome s’ex­plique cer­tai­ne­ment par la fai­blesse du régime dans cette région : le 4 février 1925, jour de la créa­tion offi­cielle de la répu­blique, il n’y avait que 350 com­mu­nistes pour un mil­lion de Tadjiks.
  • 13
    Cer­taines nations sont dotées d’une langue arti­fi­cielle, tels les Kara­kal­paks, qui s’ex­pri­maient presque tous en ouz­bek. 37% seule­ment d’entre eux par­le­ront « leur » langue en 1939. D’autres nations seront « oubliées », comme les Baloutches et les Haza­ras de Tad­ji­kie. Les 95.000 Oui­gours ori­gi­naires du Sin-kiang et les 21.000 Dun­gans (Chi­nois musul­mans s’ex­pri­mant en chi­nois Han) ne béné­fi­cie­ront d’au­cun sta­tut avant 1953.
  • 14
    Le roi d’Af­gha­nis­tan signe alors un nou­veau trai­té de non-agres­sion avec l’URSS ; le der­nier affron­te­ment armé en ter­ri­toire sovié­tique aura lieu en 1936.
  • 15
    Le Dede-Kor­kut azé­ri, et sa variante turk­mène Kor­kut-Ata, sortes de chan­sons de geste du xie siècle qui content les luttes des nomades turcs contre leurs voi­sins, furent inter­dits. Les épo­pées kaza­khs, kir­ghizes et ouz­bèkes, plus tar­dives, furent jugées cou­pables de don­ner une mau­vaise image des peuples-amis chi­nois et mongols.
  • 16
    Canal de la Fer­gha­na, 270 km. Canal de dou­ble­ment de l’A­mou-Daria sur 250 km. Canal du Kara­koum, ache­vé récem­ment, qui part de l’A­mou-Daria, au sud de Ker­ki, pour rejoindre la mer Cas­pienne sur plus de 1.100 km. Il est la rivière arti­fi­cielle la plus longue du monde.
  • 17
    On y récolte les ⅔ de la pro­duc­tion sovié­tique. Grâce à l’A­sie cen­trale l’URSS pro­dui­rait aujourd’­hui presque deux fois plus de coton que la Chine. Une grande par­tie de cette récolte est trans­for­mée en Europe de l’Est, notam­ment en Pologne.
  • 18
    Peuples défi­nis comme « kol­kho­ziens » : Musul­mans (Kir­ghizes et Tad­jiks en tête), Mol­daves, Litua­niens… Peuples « ouvriers et intel­lec­tuels » : Juifs, Esto­niens, Armé­niens, Let­tons, etc.

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