Qu’en est-il du discours politique au Nicaragua ? Entendons-nous bien : celui qui se propose de faire accepter, connaître et fonctionner les institutions du régime actuel. La lecture de Barricada, l’organe du FSLN, est aussi édifiante que celle de Granma ou de la Pravda. Il en va de même de l’ensemble de la production éditoriale légale ou des titres disponibles dans les librairies et les bibliothèques du pays. Plus naïves, plus insolites et, dans le contexte des pressions nord-américaines, plus pathétiques, les peintures et les inscriptions murales, les exhortations des sermons de l’Église populaire et de la salsa vouée à la « conscientisation » comportent souvent des touches et des accents attachants. Mais pas déroutants : à y regarder de plus près, les registres pictural et musical se font l’écho d’un même phénomène, visible dans le domaine écrit : la langue de bois dans la plus pure tradition des périodes héroïques-totalitaires des pays du socialisme réel. Dans les pages qui suivent nous proposons une illustration et une brève analyse de ce phénomène à partir d’un dictionnaire politique nicaraguayen dont la première édition remonte au lendemain de la victoire de la révolution anti-somoziste et de l’instauration de l’actuel régime.
Le Diccionario politico, filosofico popular ABC, 40 p., format 21x16 cm, est paru à Managua, aux éditions Monimbo. Expressément destiné aux brigades chargées de l’alphabétisation, cet ouvrage a dû connaître une diffusion considérable puisque la 2e édition est de janvier 1980, et que la 3e édition, celle dont nous disposons, est également de 1980, le mois n’est pas précisé. Sur la page de titre Jorge Detrinidad Martinez figure comme auteur alors que dans la fiche bibliographique, page 39, il est présenté comme compilateur. Précisons que cet ouvrage a été édité avant le déclenchement de la guerre civile par la Contra. Voici la traduction, aussi fidèle que possible, donc respectant les lourdeurs du texte espagnol, de 19 des 258 articles du dictionnaire.
Défaitisme : synonyme d’indolence. Tendance à abandonner sans lutter ce que l’on possède ou ce qui (nous) correspond.
Abandonner : laisser, délaisser une personne ou une cause. Abandonner un mouvement. Ne pas obéir à une discipline ou ne pas en tenir compte. Délaisser un projet ou un travail déjà entrepris. Se laisser dominer par des sentiments, des préjugés ou des passions. Négliger des travaux importants, indolence. L’individu qui ne veut pas travailler est un abandonné, un fainéant, un nonchalant, un sale, un crasseux, un noceur, un vicieux, un lumpen-prolétaire.
Action directe : tactique qui consiste dans le fait d’impulser, pour affronter toute situation et à tout moment, des formes extrêmes de lutte généralement liées au terrorisme politique, à la grève révolutionnaire ou à l’insurrection armée immédiate. Est fondée sur une manière arbitraire et mécanique d’envisager les phénomènes sociaux, une manière qui sous-estime et esquive l’analyse des conditions existantes et le degré de préparation des forces sociales qui participent à la lutte.
Anarcho-syndicalisme : courant petit-bourgeois au sein du mouvement syndical surgi à la fin du xixe siècle sous l’influence de la politique et l’idéologie anarchistes. Considère les syndicats comme la plus haute et la seule organisation du prolétariat et préconise diverses formes de lutte économique, etc. Rejette la lutte politique, nie la nécessité d’un parti prolétarien indépendant et de la dictature du prolétariat Conformément à son optique erronée, la nouvelle société pourrait être créée par les syndicats qui se chargeraient des moyens de production et dirigeraient sans que le prolétariat s’empare du pouvoir politique d’État.
Anarchisme : doctrine politique (utopique) qui a comme objectif l’évolution humaine, une société sans État dans laquelle l’équité serait la loi unique des êtres humains. Attitude politique destructrice de l’autorité et subversive à l’égard de l’ordre social. Dépourvue du sens du processus évolutif de l’humanité (voir utopie).
Anarchiste : militant qui professe l’anarchisme, qui encourage le désordre ou désire l’anarchie. Propre à l’anarchisme, le désordre.
Anarchie : absence de tout gouvernement dans un État Désordre, confusion, désarroi, pagaille dans les choses régies par l’ordre et la sélection par type, catégorie et nature.
Anarchie : au sens littéral, absence de gouvernement, d’autorité. Arbitraire, indiscipline, désordre. Anarchie de la production : la forme dans laquelle se développe la production, par la contradiction irréconciliable entre le caractère social de la production et la forme capitaliste privée de l’appropriation. Conduit inévitablement aux aises périodiques de surproduction, au chômage, à l’appauvrissement du prolétariat et à un antagonisme aigu entre le travail et le capital.
Anarchisme : courant politico-social surgi au milieu du xixe siècle qui prône la suppression immédiate de tout pouvoir étatique. Exprime les états d’âme des petits propriétaires et artisans ruinés, des couches arriérées de la classe ouvrière et des éléments déclassés, bien que ses porte-parole soient en général des intellectuels petits-bourgeois. En invoquant sans cesse la liberté et les droits illimités de l’individu, l’anarchisme considère que l’État est le seul coupable de tous les maux sociaux. S’oppose à la lutte organisée, politique, de la classe ouvrière et au rôle dirigeant de son parti indépendant. Cultive le spontanéisme et la terreur individuelle. Déploie une nocive propagande anti-communiste et anti-soviétique qui tend a diviser et a désorganiser les files du prolétariat et à l’opposer à d’autres secteurs. Rejette également la dictature du prolétariat, instrument indispensable dans la période de transition du capitalisme au socialisme pour liquider les antagonismes sociaux et pour parvenir à la phase communiste, sans classes. L’anarchisme a conservé une influence en Argentine dans certains secteurs intellectuels d’artisans et d’ouvriers jusqu’en 1920.
Anticléricalisme : position qui combat l’accentuation du rôle du clergé dans les questions politiques qui sont étrangères à sa fonction. Il faut distinguer entre ceux qui prennent en considération les tendances progressistes qui surgissent dans l’Église et cherchent le contact avec elles dans la lutte commune pour les libertés démocratiques, le bien-être populaire et la paix, et ceux qui attaquent en bloc l’Église et le clergé.
Antimilitarisme : position contraire au militarisme qui se définit à la suite du fait que les secteurs les plus réactionnaires de la bourgeoisie utilisent l’appareil militaire dans leurs guerres d’agressions et dans la lutte contre les mouvements populaires progressistes et de libération. La lutte antimilitariste se concentre aujourd’hui contre l’impérialisme yankee qui a fait des USA un État militaro-policier, le plus grand exploiteur et gendarme du monde, la principale menace pour une nouvelle guerre mondiale à force d’encourager les courants militaristes réactionnaires dans les pays soumis à sa politique. Certains courants antimilitaristes nient en bloc et en général le rôle progressiste de certains secteurs des forces armées. Ils ne voient pas que ces secteurs existent et se manifestent de plus en plus clairement, notamment dans les pays dépendants et colonisés. Ils ne tiennent pas compte, non plus, de la nécessité de maintenir et de consolider les forces armées dans les pays libérés et socialistes et ne reconnaissent pas toutes les méthodes (y compris non pacifiques) de lutte contre l’impérialisme.
Antisémitisme : hostilité à l’égard des juifs et de tout ce qui est de cette origine. Constitue une des formes extrêmes du chauvinisme raciste et du nationalisme bourgeois. Se manifeste dans la limitation des droits civils, dans l’isolement et la discrimination, dans l’exil et l’extermination massive. Les cercles réactionnaires l’utilisent à des fins politiques et de classe. En Union soviétique et dans les autres pays socialistes il n’y a pas de terrain social pour l’antisémitisme et le prêche de bute forme de discorde et de haine nationale est puni sévèrement par les lois.
Autogestion sociale : forme d’organisation et de direction de la société dans le communisme qui résulte naturellement du perfectionnement et du développement de la démocratie socialiste. On y parvient lorsque la nécessité d’un appareil étatique spécifique disparaît en raison d’une incorporation de plus en plus ample des masses populaires à la direction de la production et aux affaires sociales. Petit à petit diminue également la nécessité de la coercition, un des éléments essentiels de tout État. L’extinction progressive de l’État ne signifie pas que dans l’avenir il n’y aura plus aucun organe de direction ; il sera toujours nécessaire d’orienter la production sociale et d’autres affaires. Les organismes sociaux de l’autogestion se chargent de cette orientation à la place des bureaux de l’État. En URSS on a actuellement réalisé des pas décisifs vers l’autogestion sociale. De nombreux organismes populaires de ce type existent déjà en URSS et travaillent régulièrement ; ils assument un rôle croissant et remplacent les fonctions de l’appareil d’État.
Avant-garde : organisation qui regroupe la partie la plus représentative d’une classe, qui exprime les intérêts ou les objectifs de cette classe et qui dirige la lutte pour leur réalisation. Les classes exploitées doivent avoir une avant-garde qui soit l’organisation à même de les conduire à une libération définitive, dans laquelle elles puissent réaliser les objectifs qu’elles se sont proposés. Au Nicaragua, l’avant-garde des classes exploitées est le Front sandiniste de libération nationale (F.S.LN.) qui a su conduire la lutte jusqu’au triomphe révolutionnaire du 19 juillet 1979.
Euphémisme : manière d’exprimer avec douceur et dignité des idées hypocrites et subtiles dont l’expression franche serait dure et vulgaire. Exemple : « l’initiative privée », « coopération avec le progrès des peuples », « parce qu’ils aiment les humbles et les pauvres ». Alors qu’en réalité les capitalistes exploitent les travailleurs. Historiquement, ils ont coopéré avec les oppresseurs.
Syndicat : association ou groupement constitué pour la défense des intérêts économiques, politiques et sociaux communs à bus ceux qui en font partie.
S’applique surtout aux unités ouvrières ou aux collectifs de travailleurs en lutte sociale pour un même but, à l’entité juridique formée par leurs militant dans les commissions et postes de direction et de base qui, dans une campagne unitaire de classe, plaident en faveur des revendications, des conquêtes sociales, politiques et économiques.
Camarades réunis fraternellement dans un même but et avec un même dessin, collaborant sans préjugés raciaux ou religieux, afin de matérialiser de meilleures réalisations collectives au profit du prolétariat organisé.
Le syndicat s’efforce d’élever le niveau politique, social et culturel, de favoriser l’épargne et les coopératives de consommation, de contribuer aux côtés du gouvernement révolutionnaire à l’alphabétisation, à l’accroissement et au développement du sport, au perfectionnement et à la hausse du niveau technique des méthodes de travail dans la perspective d’une meilleure augmentation de la production nationale. Il est interdit au syndicat de propager ou de stimuler des idées nuisibles à la souveraineté nationale ou contraires à la forme républicaine et démocratique du gouvernement populaire, à l’ordre public, à la morale ou aux bonnes mœurs. Le syndicat est un organisme pour le bien-être du peuple, pour la démocratie et pour la construction d’une patrie nouvelle.
Trotski : s’opposait à l’alliance ouvriers-paysans et aurait pu livrer le pouvoir à la bourgeoisie. Il n’a jamais été bolchevique (révolutionnaire).
Trotskiste : partisan du trotskisme. Trotski : idéologue et militant politique qui apparaît lors du triomphe de la révolution russe en exposant en son sein des positions et des attitudes révisionnistes au profit de la bourgeoisie et des partis de droite (réactionnaires) de l’époque. Il a passé son temps à combattre les dirigeants et le système social triomphant du prolétariat russe inspiré par la philosophie de K. Marx et sous la direction de Lénine et du Parti socialiste russe. Trotskisme est synonyme de révisionnisme et de réactionnarisme. Le trotskiste se caractérise par le fait de combattre les postulats philosophiques révolutionnaires ; il est réactionnaire par antonomase.
Ultragauche : ce sont des groupes qui, s’arrogeant la représentation des classes exploitées, veulent accélérer le processus révolutionnaire sans passer par les étapes que ce processus doit parcourir pour réussir sa pleine consolidation, à travers des mécanismes qui ont tendance à désorienter les masses. Ce sont des éléments très négatifs pour la consolidation du processus.
Utopie : du grec ou « non » et topos « lieu » : un lieu qui n’existe pas. Une région ou un pays imaginaires ou inventes. Plan « idéal » de gouvernement dans lequel tout est parfaitement déterminé. Structure et conception imaginaires d’un gouvernement « idéal ». Plan ou système social alléchant et économique mais irréalisable. Système, projet ou plan qui semblent impossible à réaliser, matérialiser.
Utopique : relatif à l’utopie, « idéal » : faire des promesses et des projets comme ceux de Somoza. Imaginaire. Irréel. Non pratique. Socialisme utopique, doctrine socialiste systématique et abstraite qui s’oppose au socialisme scientifique., Utopique : celui qui croit dans des idées utopiques. Utopique : qui appartient ou est relatif à l’utopie.
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L’examen de ce dictionnaire, envisagé dans son ensemble, permet trois séries de remarques. Le lecteur devra tenir compte des limites inhérentes à l’analyse qui suit. Elle procède d’un seul document, considéré comme significatif, mais qui n’a pas été confronté de manière systématique avec les autres documents de l’époque. Elle relève d’un domaine particulier, la lexicologie politique. Elle porte, plus précisément sur l’instance lexicographique de la composante sandiniste du discours politique au Nicaragua, pendant la période qui suit la chute de Somoza et précède l’intervention nord-américaine à travers la Contra.
I. – Les procédés lexicographiques à l’œuvre dans les articles du dictionnaire nicaraguayen sont du même ordre que ceux utilisés depuis les années vingt en URSS et depuis la fin des années quarante dans les pays de l’Est. En voici trois, à titre d’exemple.
- L’hypostase d’une acception accompagnée de l’escamotage d’une autre : seule la version soviétique de l’autogestion sociale est retenue, de manière ouvertement partisane, alors que les divers courants (indépendants et critiques à l’égard justement du modèle soviétique) qui ont mis en avant l’autogestion ces vingt dernières années sont purement et simplement ignorés.
- L’insistance démesurément redondante, à première vue arbitraire, sur tel ou tel sens. Une redondance linguistique mais pas politique : les nombreux épithètes caractérisant « l’individu qui ne travaille pas » ne se justifient pas en tant que synonymes d’abandonné. Leur présence correspond à une volonté de typologisation des attitudes et catégories sociales qu’il faut désormais bannir pour des raisons politiques et non plus seulement civiques, morales ou hygiéniques.
- L’investissement idéologique de mots traditionnellement neutres dans la conscience des locuteurs : c’est le cas avec l’exemple précédent et surtout avec euphémisme.
Les fonctions conférées au dictionnaire rappellent également la situation à l’Est. D’une part, il s’agit de fournir des outils notionnels et une panoplie argumentative à la conviction politique, idéologique ou sociale et, si celle-ci fait défaut, de la susciter. D’autre part, sur un plan plus pratique et dans une perspective plus pragmatique, il s’agit de faire à la fois connaître et accepter (moyennant des informations précises, des arguments assurés et des démonstrations laborieuses mais « implacables ») les nouvelles institutions d’un pays, les principes qui les sous-tendent et les légitiment ainsi que les règles qui les régissent. L’article consacré au syndicat est un modèle du genre. On y fait alterner envolée lyrique (« camarades réunis fraternellement… afin de matérialiser de meilleures réalisations collectives…») et menace détaillée (« Il est interdit au syndicat de propager…»). Rien n’est négligé : ni les rappels instructifs (« la forme républicaine et démocratique du gouvernement populaire »), ni les nuances dont le lecteur devra tenir compte (c’est « au profit du prolétariat organisé » que lutte le syndicat et son but n’est pas seulement « le bien-être du peuple » mais aussi « la construction d’une patrie nouvelle »).
II. – À lui seul, ce document ne nous permet pas de savoir jusqu’à quel point les buts poursuivis par l’auteur du dictionnaire ont été atteints, ni d’estimer le poids de la conviction en jeu et encore moins de déterminer sa nature, forcément complexe. Les informations dont on dispose par ailleurs, enfin, ne nous permettent pas de nous prononcer sur la question. On peut, en revanche, faire une seconde remarque corrélative de la première. Si les procédés utilisés et les buts poursuivis sont similaires, il n’en va pas de même pour le résultat : dès lors que l’on procède à une confrontation systématique, on constate que le dictionnaire sandiniste comporte toutes sortes de maladresses et d’incohérences inconcevables à l’Est. C’est la raison pour laquelle nous parlons de bricolage sandiniste.
L’éventail des maladresses est large : depuis les fautes d’espagnol proprement dites et les constructions phraséologiques à la limite de la correction (alors que le dictionnaire veut jouer un rôle pilote dans la campagne d’alphabétisation) jusqu’aux erreurs, de détail mais flagrantes, que l’on peut relever dans le contenu des articles. Le compilateur ne peut pas se contenter de reprendre mot pour mot la version soviétique, c’est-à-dire les traductions du russe proposées par les Soviétiques eux-mêmes ou les diverses adaptations latino-américaines et cubaines en particulier. Il doit à son tour adapter et faire des choix ne serait-ce que pour des raisons d’économie rédactionnelle. Il est alors amené à en rajouter et à commettre des impairs grotesques (cf. l’association Somoza-utopie), à omettre des nuances importantes (dans la définition du syndicat on oublie de préciser son caractère « de masse ») et à procéder à des approximations historiques (cf. les articles sur Trotski et le trotskisme). Les intentions sont bonnes mais le résultat douteux. Bien qu’elle soit secondaire, la question des maladresses est révélatrice. Si elle ne se pose pas à l’Est c’est parce que l’élaboration d’un texte de ce genre est une affaire institutionnelle de première importance, politiquement contrôlée d’un bout à l’autre. Si ce dictionnaire est paru (quelques mois seulement après la victoire sandiniste d’ailleurs) avec l’aval des nouvelles autorités, il n’en émane pas directement. Il est le fait plutôt d’un individu que d’une instance partidaire ou étatique et, en s’écartant visiblement de la rigueur à laquelle nous a habitué la machine lexicographique du socialisme réel, il ressemble davantage à une brochure de propagande d’inspiration soviétique, comme il y en a tant en Amérique latine.
Le choix arbitraire à première vue, incohérent, voire contradictoire des termes définis constitue l’aspect le plus original, pour le pire, de notre dictionnaire. Autrement dit, le domaine dans lequel il s’écarte de la manière la plus spectaculaire de son modèle soviétique ou est-européen. Paradoxalement, encore que nous ayons affaire à un paradoxe assez fréquent dans la logique du socialisme réel, ces contradictions s’expliquent non pas par une quelconque maladresse ou précipitation du compilateur, mais par le strict respect d’un principe clef de la lexicographie politique de type communiste : la nécessité de tenir compte dans les domaines les plus divers, y compris doctrinaires, des exigences de la conjoncture historique immédiate. Et cela, sans renoncer pour autant à la velléité de présenter une vision du monde cohérente et harmonieuse. Or dans le cas nicaraguayen ces exigences sont contradictoires.
Au Nicaragua, ce n’est pas un parti communiste mais un front de libération nationale qui a pris le pouvoir. Qui plus est, le parti communiste existant dans ce pays est un groupuscule sans impact politique majeur et le FSLN constitue une formation politique particulièrement complexe, traversée par plusieurs courants distincts. Donc, pas d’entrée pour parti (communiste ou pas), ni pour front de libération, ce qui est pour le moins inattendu dans un dictionnaire politique. Quoique bâtarde et un peu tordue, la solution retenue est conséquente. On définit le FSLN à avant-garde dans les termes utilisés dans le vocabulaire communiste pour définir parti politique et parti communiste : « la partie la plus représentative d’une classe (« des classes exploitées » précise-t-on plus loin) qui exprime ses intérêts et ses objectifs…» La lecture du dictionnaire dans son ensemble nous permet, cependant, d’apprendre plus de choses sur le parti communiste, explicitement désigné, que sur le front (sandiniste ou non) de libération nationale. Bien entendu, les renseignements fournis par les articles consacrés à actif, cellule, ou centralisme et centralisme démocratique peuvent servir également pour la compréhension du FSLN et des institutions du jeune État qui est en train de se mettre en place au Nicaragua. Dans l’article sur le centralisme démocratique on précise par exemple que ce principe s’applique aussi à « l’appareil d’État socialiste, aux organismes économiques, aux syndicats et autres organisations sociales. »
C’est à la suite d’une lutte contre la dictature, donc pour la démocratie, que le FSLN a pris le pouvoir et c’est de sa participation décisive à cette lutte qu’il tire depuis, pour l’essentiel, sa légitimité. Par conséquent, pas d’entrée pour dictature du prolétariat dont il est pourtant question dans les articles sur le communisme (« La philosophie dialectique est fondée sur la réalisation de la dictature du prolétariat…») et sur l’anarchisme qui « rejette aussi la dictature du prolétariat, instrument indispensable dans la période de transition du capitalisme au socialisme. » Pas d’entrée non plus pour dictature tout court : « Pinochet, Videla, Somoza et Strossner sont des fascistes » lit-on dans l’article sur le national-socialisme. Et surtout, beaucoup de précautions dans la définition de la démocratie. Ce mot bénéficie de trois entrées successives qui reprennent à peu de nuances près une même acception : pouvoir du peuple. Mais on n’y mentionne ni les élections ni les partis politiques. Aucune critique de la démocratie bourgeoise ou du parlementarisme, et pas la moindre allusion à la démocratie directe. En revanche un article sur la démocratie populaire : « Pouvoir politique du peuple, pouvoir social des ouvriers et des paysans. Exemple : la RDA…»
La social-démocratie occidentale (notamment le SPD) a apporté un soutien matériel et politique non négligeable au FSLN lors de la lutte contre Somoza et sa poursuite est précieuse pour le régime sandiniste aux yeux de l’opinion publique internationale. Résultat : aucune critique à l’égard de la social-démocratie qui constitue pourtant une des pièces maîtresses dans l’arsenal polémique marxiste-léniniste. Le lecteur ne saura pas non plus qu’il existe dans le monde, outre les pays socialistes dont il est si souvent question, des partis socialistes, une Internationale socialiste, etc. Le mutisme clément à l’égard de la social-démocratie (précisons que le dictionnaire remonte à 1980) est compensé par une virulente attaque contre les trotskistes, dont le soutien pouvait sembler embarrassant, et l’anarchisme. La traduction in extenso de la version soviétique sur l’anarchisme doit être interprétée avant tout comme une tentative de stigmatiser et de criminaliser d’éventuelles tendances à l’autonomie des syndicats ou à la contestation des nouvelles institutions étatiques nicaraguayennes. À noter, au passage, que les sandinistes ont fait plus vite que Castro qui, lui, est allé, dans un premier temps, jusqu’à inviter à un congrès officiel Daniel Guérin, l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’anarchisme, ouvrages disponibles en ce temps dans certaines bibliothèques de La Havane.
III. – Notre dernière remarque sera brève : tant sur le plan de l’information que de l’analyse, la réalité et la problématique historique, anthropologique, culturelle ou politique à proprement parler nicaraguayennes, centre-américaines, latino-américaines et même tiers-mondistes occupent une place réduite et marginale dans le dictionnaire dès lors que l’on exclut les messages-consignes qui relèvent de la simple pédagogie civique ou de la pure propagande. La dénonciation de l’impérialisme nord-américain est sans doute virulente et omniprésente, mais elle ne se distingue pas de celle, en usage dans le vocabulaire soviétique et communiste depuis la guerre froide, ni par les catégories politiques utilisées ni par le registre stylistique dont elle s’inspire. La différence n’est qu’une affaire d’intensité et de fréquence. Plus haut nous avons avancé une explication sur l’absence d’une entrée pour front de libération (sandiniste ou non). Précisons que c’est en vain que l’on cherchera dans les autres articles, pourtant prolixes en digressions et dérapages, une quelconque tentative, même gauchère, d’explication du phénomène de front de libération dans ce qu’il comporte de nouveau et de distinct dans le tiers monde par rapport aux partis communistes traditionnels. L’expression « l’URSS et les autres pays socialistes » revient plus souvent dans le dictionnaire que l’ensemble des références aux USA. Outre Cuba, citée d’ailleurs une seule fois pour « sa glorieuse révolution socialiste » le seul pays latino-américain évoqué par le dictionnaire est l’Argentine des années vingt — dans l’article sur l’anarchisme — et il se trouve que ce pays est souvent cité dans les articles des encyclopédies de l’Est consacrées à l’anarchisme. Le lecteur a droit à plusieurs articles sur la révolution d’Octobre, dont un sur les Blancs. En revanche, pas une ligne sur la révolution mexicaine, ni sur Bolivar ou Marti. Dans le domaine doctrinaire, les masses exploitées remplacent sans aucune explication le prolétariat dès lors qu’il s’agit du Nicaragua, en sorte que les deux termes se retrouvent dans une situation de parfaite synonymie. Il n’est question qu’une seule fois du tiers monde, dans l’article sur l’alliance ouvriers-paysans : « Les tâches concrètes de l’alliance changent selon le régime socio-économique et les caractéristiques de chaque pays. Par exemple, les communistes du tiers monde considèrent que l’alliance ouvriers-paysans est le noyau central du front démocratique national, le moteur de l’unité du peuple…»
La colonisation espagnole ou la question indienne ne sont pas une fois évoquées alors que l’on s’attarde sur la situation de l’antisémitisme en URSS et dans les autres pays socialistes.
Il convient de noter que Sandino n’est pas cité non plus. Le dictionnaire date de 1980. Depuis, les autorités ont largement pallié cette carence, et d’une manière tout aussi mensongère et ubuesque que du temps de Staline.
Stalinisme naïf, défi symbolique?…
Les trois remarques qui précèdent portent exclusivement sur les points communs et les différences entre le discours politique des pays du socialisme réel et celui émergeant au Nicaragua dans les mois qui ont suivi la chute de Somoza. Nous n’avons donc pas abordé les contradictions logiques et historiques, les pseudo-évidences, les calomnies, les effets multiples de ce que l’on appelle communément langue de bois. Aussi, nous contenterons-nous, en guise de conclusion, de faire observer que le bricolage sandiniste grossit jusqu’à la caricature les tares sus-mentionnées de la langue de bois. En effet, le discours sandiniste est plus proche souvent des tournures staliniennes des années cinquante que des variantes actuelles de la langue de bois en URSS, dans les pays de l’Est ou en Chine. Le régime sandiniste n’étant qu’à ses débuts, on peut considérer qu’il traverse une étape ou une phase déjà dépassée, consommée à l’Est. Non seulement trop générale, cette explication du décalage présente l’inconvénient de ne pas rendre compte du succès, relatif mais incontestable, des méthodes et des dispositifs — institutionnels comme discursifs — sandinistes dans un contexte géo-historique hostile. Il faut tenir compte d’au moins deux phénomènes que nous évoquerons, à titre indicatif.
Peu connu et rarement étudié dans sa spécificité et complexité, le populisme latino-américain semble trouver, depuis les années soixante, dans la clarté des formules marxiste-léninistes un excellent moyen d’expression et de réalisation. Il alimente ce que l’on pourrait appeler un « stalinisme naïf » d’autant plus redoutable qu’il consiste en un déroutant mélange de générosité et d’authenticité dans la plus pure tradition populiste et de cynisme de type communiste. L’ impact de ce stalinisme naïf, indépendamment même du mouvement communiste organisé, est considérable en Amérique latine : en ce sens, notre dictionnaire répond sans doute à une attente.
La surenchère pro-soviétique dans un pays comme le Nicaragua peut être interprétée aussi comme un immense défi symbolique lancé à l’encontre d’un autre défi, également symbolique, tout aussi primaire et nettement plus redoutable : celui des tout-puissants États-Unis. Certes, les dirigeants sandinistes ou castristes tirent profit de leur engagement pro-soviétique : les avantages diplomatiques et les contreparties économiques ne sont pas négligeables tandis que les méthodes de gestion et de contrôle de type soviétique de la société ont largement fait leurs preuves. Il n’en demeure pas moins que le champ du symbolique est suffisamment autonome pour que les déterminismes conjoncturels et structurels évoqués n’entament guère son influence. Par conséquent, la valorisation coûte que coûte du système soviétique, dont la démonisation systématique constitue justement le fer de lance de la propagande nord-américaine, ne peut rencontrer qu’un écho favorable auprès d’un public fortement marqué par les méfaits de l’impérialisme nord-américain.
Post-scriptum
En tant que libertaires, ou plutôt en tant qu’anarchistes puisque le mot libertaire est couramment employé par les sandinistes comme adjectif dérivé de liberté et nullement par opposition à « autoritaire », nous ne saurons, à mon avis, nous en tenir à la simple indignation devant la façon dont nos références, notre démarche et notre crédo sont malmenés et calomniés. Ces calomnies font partie d’un tout, indissociable. Un tout « idéologique », « politique », pourrait-on nous rétorquer, alors que la guerre livrée par les USA à travers la Contra rend l’enjeu nicaraguayen nettement plus complexe et plus dramatique. Certes, mais n’oublions pas le poids et la fonction de l’idéologie et du discours politique dans un régime comme celui en place au Nicaragua : le dictionnaire examiné ici constitue une des principales références politiques des nombreux cadres de l’État sandiniste et animateurs des CDS formés lors de la campagne d’alphabétisation, pendant la période 1979 – 1981. N’oublions pas, non plus, que cette idéologie et ce discours politique relèvent explicitement de par leur contenu, leurs procédés et leurs velléités de l’étatisme autoritaire à dérives totalitaires.
Nicolas Trifon