La Presse Anarchiste

Langue de bois : le bricolage sandiniste

Qu’en est-il du dis­cours poli­tique au Nica­ra­gua ? Enten­dons-nous bien : celui qui se pro­pose de faire accep­ter, connaître et fonc­tion­ner les ins­ti­tu­tions du régime actuel. La lec­ture de Bar­ri­ca­da, l’or­gane du FSLN, est aus­si édi­fiante que celle de Gran­ma ou de la Prav­da. Il en va de même de l’en­semble de la pro­duc­tion édi­to­riale légale ou des titres dis­po­nibles dans les librai­ries et les biblio­thèques du pays. Plus naïves, plus inso­lites et, dans le contexte des pres­sions nord-amé­ri­caines, plus pathé­tiques, les pein­tures et les ins­crip­tions murales, les exhor­ta­tions des ser­mons de l’É­glise popu­laire et de la sal­sa vouée à la « conscien­ti­sa­tion » com­portent sou­vent des touches et des accents atta­chants. Mais pas dérou­tants : à y regar­der de plus près, les registres pic­tu­ral et musi­cal se font l’é­cho d’un même phé­no­mène, visible dans le domaine écrit : la langue de bois dans la plus pure tra­di­tion des périodes héroïques-tota­li­taires des pays du socia­lisme réel. Dans les pages qui suivent nous pro­po­sons une illus­tra­tion et une brève ana­lyse de ce phé­no­mène à par­tir d’un dic­tion­naire poli­tique nica­ra­guayen dont la pre­mière édi­tion remonte au len­de­main de la vic­toire de la révo­lu­tion anti-somo­ziste et de l’ins­tau­ra­tion de l’ac­tuel régime.

Le Dic­cio­na­rio poli­ti­co, filo­so­fi­co popu­lar ABC, 40 p., for­mat 21x16 cm, est paru à Mana­gua, aux édi­tions Monim­bo. Expres­sé­ment des­ti­né aux bri­gades char­gées de l’al­pha­bé­ti­sa­tion, cet ouvrage a dû connaître une dif­fu­sion consi­dé­rable puisque la 2e édi­tion est de jan­vier 1980, et que la 3e édi­tion, celle dont nous dis­po­sons, est éga­le­ment de 1980, le mois n’est pas pré­ci­sé. Sur la page de titre Jorge Detri­ni­dad Mar­ti­nez figure comme auteur alors que dans la fiche biblio­gra­phique, page 39, il est pré­sen­té comme com­pi­la­teur. Pré­ci­sons que cet ouvrage a été édi­té avant le déclen­che­ment de la guerre civile par la Contra. Voi­ci la tra­duc­tion, aus­si fidèle que pos­sible, donc res­pec­tant les lour­deurs du texte espa­gnol, de 19 des 258 articles du dictionnaire.

Défai­tisme : syno­nyme d’in­do­lence. Ten­dance à aban­don­ner sans lut­ter ce que l’on pos­sède ou ce qui (nous) correspond.

Aban­don­ner : lais­ser, délais­ser une per­sonne ou une cause. Aban­don­ner un mou­ve­ment. Ne pas obéir à une dis­ci­pline ou ne pas en tenir compte. Délais­ser un pro­jet ou un tra­vail déjà entre­pris. Se lais­ser domi­ner par des sen­ti­ments, des pré­ju­gés ou des pas­sions. Négli­ger des tra­vaux impor­tants, indo­lence. L’in­di­vi­du qui ne veut pas tra­vailler est un aban­don­né, un fai­néant, un non­cha­lant, un sale, un cras­seux, un noceur, un vicieux, un lumpen-prolétaire.

Action directe : tac­tique qui consiste dans le fait d’im­pul­ser, pour affron­ter toute situa­tion et à tout moment, des formes extrêmes de lutte géné­ra­le­ment liées au ter­ro­risme poli­tique, à la grève révo­lu­tion­naire ou à l’in­sur­rec­tion armée immé­diate. Est fon­dée sur une manière arbi­traire et méca­nique d’en­vi­sa­ger les phé­no­mènes sociaux, une manière qui sous-estime et esquive l’a­na­lyse des condi­tions exis­tantes et le degré de pré­pa­ra­tion des forces sociales qui par­ti­cipent à la lutte.

Anar­cho-syn­di­ca­lisme : cou­rant petit-bour­geois au sein du mou­ve­ment syn­di­cal sur­gi à la fin du xixe siècle sous l’in­fluence de la poli­tique et l’i­déo­lo­gie anar­chistes. Consi­dère les syn­di­cats comme la plus haute et la seule orga­ni­sa­tion du pro­lé­ta­riat et pré­co­nise diverses formes de lutte éco­no­mique, etc. Rejette la lutte poli­tique, nie la néces­si­té d’un par­ti pro­lé­ta­rien indé­pen­dant et de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat Confor­mé­ment à son optique erro­née, la nou­velle socié­té pour­rait être créée par les syn­di­cats qui se char­ge­raient des moyens de pro­duc­tion et diri­ge­raient sans que le pro­lé­ta­riat s’empare du pou­voir poli­tique d’État.

Anar­chisme : doc­trine poli­tique (uto­pique) qui a comme objec­tif l’é­vo­lu­tion humaine, une socié­té sans État dans laquelle l’é­qui­té serait la loi unique des êtres humains. Atti­tude poli­tique des­truc­trice de l’au­to­ri­té et sub­ver­sive à l’é­gard de l’ordre social. Dépour­vue du sens du pro­ces­sus évo­lu­tif de l’hu­ma­ni­té (voir  utopie).

Anar­chiste : mili­tant qui pro­fesse l’a­nar­chisme, qui encou­rage le désordre ou désire l’a­nar­chie. Propre à l’a­nar­chisme, le désordre.

Anar­chie : absence de tout gou­ver­ne­ment dans un État Désordre, confu­sion, désar­roi, pagaille dans les choses régies par l’ordre et la sélec­tion par type, caté­go­rie et nature.

Anar­chie : au sens lit­té­ral, absence de gou­ver­ne­ment, d’au­to­ri­té. Arbi­traire, indis­ci­pline, désordre. Anar­chie de la pro­duc­tion : la forme dans laquelle se déve­loppe la pro­duc­tion, par la contra­dic­tion irré­con­ci­liable entre le carac­tère social de la pro­duc­tion et la forme capi­ta­liste pri­vée de l’ap­pro­pria­tion. Conduit inévi­ta­ble­ment aux aises pério­diques de sur­pro­duc­tion, au chô­mage, à l’ap­pau­vris­se­ment du pro­lé­ta­riat et à un anta­go­nisme aigu entre le tra­vail et le capital.

Anar­chisme : cou­rant poli­ti­co-social sur­gi au milieu du xixe siècle qui prône la sup­pres­sion immé­diate de tout pou­voir éta­tique. Exprime les états d’âme des petits pro­prié­taires et arti­sans rui­nés, des couches arrié­rées de la classe ouvrière et des élé­ments déclas­sés, bien que ses porte-parole soient en géné­ral des intel­lec­tuels petits-bour­geois. En invo­quant sans cesse la liber­té et les droits illi­mi­tés de l’in­di­vi­du, l’a­nar­chisme consi­dère que l’É­tat est le seul cou­pable de tous les maux sociaux. S’op­pose à la lutte orga­ni­sée, poli­tique, de la classe ouvrière et au rôle diri­geant de son par­ti indé­pen­dant. Cultive le spon­ta­néisme et la ter­reur indi­vi­duelle. Déploie une nocive pro­pa­gande anti-com­mu­niste et anti-sovié­tique qui tend a divi­ser et a désor­ga­ni­ser les files du pro­lé­ta­riat et à l’op­po­ser à d’autres sec­teurs. Rejette éga­le­ment la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, ins­tru­ment indis­pen­sable dans la période de tran­si­tion du capi­ta­lisme au socia­lisme pour liqui­der les anta­go­nismes sociaux et pour par­ve­nir à la phase com­mu­niste, sans classes. L’a­nar­chisme a conser­vé une influence en Argen­tine dans cer­tains sec­teurs intel­lec­tuels d’ar­ti­sans et d’ou­vriers jus­qu’en 1920.

Anti­clé­ri­ca­lisme : posi­tion qui com­bat l’ac­cen­tua­tion du rôle du cler­gé dans les ques­tions poli­tiques qui sont étran­gères à sa fonc­tion. Il faut dis­tin­guer entre ceux qui prennent en consi­dé­ra­tion les ten­dances pro­gres­sistes qui sur­gissent dans l’É­glise et cherchent le contact avec elles dans la lutte com­mune pour les liber­tés démo­cra­tiques, le bien-être popu­laire et la paix, et ceux qui attaquent en bloc l’É­glise et le clergé.

Anti­mi­li­ta­risme : posi­tion contraire au mili­ta­risme qui se défi­nit à la suite du fait que les sec­teurs les plus réac­tion­naires de la bour­geoi­sie uti­lisent l’ap­pa­reil mili­taire dans leurs guerres d’a­gres­sions et dans la lutte contre les mou­ve­ments popu­laires pro­gres­sistes et de libé­ra­tion. La lutte anti­mi­li­ta­riste se concentre aujourd’­hui contre l’im­pé­ria­lisme yan­kee qui a fait des USA un État mili­ta­ro-poli­cier, le plus grand exploi­teur et gen­darme du monde, la prin­ci­pale menace pour une nou­velle guerre mon­diale à force d’en­cou­ra­ger les cou­rants mili­ta­ristes réac­tion­naires dans les pays sou­mis à sa poli­tique. Cer­tains cou­rants anti­mi­li­ta­ristes nient en bloc et en géné­ral le rôle pro­gres­siste de cer­tains sec­teurs des forces armées. Ils ne voient pas que ces sec­teurs existent et se mani­festent de plus en plus clai­re­ment, notam­ment dans les pays dépen­dants et colo­ni­sés. Ils ne tiennent pas compte, non plus, de la néces­si­té de main­te­nir et de conso­li­der les forces armées dans les pays libé­rés et socia­listes et ne recon­naissent pas toutes les méthodes (y com­pris non paci­fiques) de lutte contre l’impérialisme.

Anti­sé­mi­tisme : hos­ti­li­té à l’é­gard des juifs et de tout ce qui est de cette ori­gine. Consti­tue une des formes extrêmes du chau­vi­nisme raciste et du natio­na­lisme bour­geois. Se mani­feste dans la limi­ta­tion des droits civils, dans l’i­so­le­ment et la dis­cri­mi­na­tion, dans l’exil et l’ex­ter­mi­na­tion mas­sive. Les cercles réac­tion­naires l’u­ti­lisent à des fins poli­tiques et de classe. En Union sovié­tique et dans les autres pays socia­listes il n’y a pas de ter­rain social pour l’an­ti­sé­mi­tisme et le prêche de bute forme de dis­corde et de haine natio­nale est puni sévè­re­ment par les lois.

Auto­ges­tion sociale : forme d’or­ga­ni­sa­tion et de direc­tion de la socié­té dans le com­mu­nisme qui résulte natu­rel­le­ment du per­fec­tion­ne­ment et du déve­lop­pe­ment de la démo­cra­tie socia­liste. On y par­vient lorsque la néces­si­té d’un appa­reil éta­tique spé­ci­fique dis­pa­raît en rai­son d’une incor­po­ra­tion de plus en plus ample des masses popu­laires à la direc­tion de la pro­duc­tion et aux affaires sociales. Petit à petit dimi­nue éga­le­ment la néces­si­té de la coer­ci­tion, un des élé­ments essen­tiels de tout État. L’ex­tinc­tion pro­gres­sive de l’É­tat ne signi­fie pas que dans l’a­ve­nir il n’y aura plus aucun organe de direc­tion ; il sera tou­jours néces­saire d’o­rien­ter la pro­duc­tion sociale et d’autres affaires. Les orga­nismes sociaux de l’au­to­ges­tion se chargent de cette orien­ta­tion à la place des bureaux de l’É­tat. En URSS on a actuel­le­ment réa­li­sé des pas déci­sifs vers l’au­to­ges­tion sociale. De nom­breux orga­nismes popu­laires de ce type existent déjà en URSS et tra­vaillent régu­liè­re­ment ; ils assument un rôle crois­sant et rem­placent les fonc­tions de l’ap­pa­reil d’État.

Avant-garde : orga­ni­sa­tion qui regroupe la par­tie la plus repré­sen­ta­tive d’une classe, qui exprime les inté­rêts ou les objec­tifs de cette classe et qui dirige la lutte pour leur réa­li­sa­tion. Les classes exploi­tées doivent avoir une avant-garde qui soit l’or­ga­ni­sa­tion à même de les conduire à une libé­ra­tion défi­ni­tive, dans laquelle elles puissent réa­li­ser les objec­tifs qu’elles se sont pro­po­sés. Au Nica­ra­gua, l’a­vant-garde des classes exploi­tées est le Front san­di­niste de libé­ra­tion natio­nale (F.S.LN.) qui a su conduire la lutte jus­qu’au triomphe révo­lu­tion­naire du 19 juillet 1979.

Euphé­misme : manière d’ex­pri­mer avec dou­ceur et digni­té des idées hypo­crites et sub­tiles dont l’ex­pres­sion franche serait dure et vul­gaire. Exemple : « l’i­ni­tia­tive pri­vée », « coopé­ra­tion avec le pro­grès des peuples », « parce qu’ils aiment les humbles et les pauvres ». Alors qu’en réa­li­té les capi­ta­listes exploitent les tra­vailleurs. His­to­ri­que­ment, ils ont coopé­ré avec les oppresseurs.

Syn­di­cat : asso­cia­tion ou grou­pe­ment consti­tué pour la défense des inté­rêts éco­no­miques, poli­tiques et sociaux com­muns à bus ceux qui en font partie.

S’ap­plique sur­tout aux uni­tés ouvrières ou aux col­lec­tifs de tra­vailleurs en lutte sociale pour un même but, à l’en­ti­té juri­dique for­mée par leurs mili­tant dans les com­mis­sions et postes de direc­tion et de base qui, dans une cam­pagne uni­taire de classe, plaident en faveur des reven­di­ca­tions, des conquêtes sociales, poli­tiques et économiques.

Cama­rades réunis fra­ter­nel­le­ment dans un même but et avec un même des­sin, col­la­bo­rant sans pré­ju­gés raciaux ou reli­gieux, afin de maté­ria­li­ser de meilleures réa­li­sa­tions col­lec­tives au pro­fit du pro­lé­ta­riat organisé.

Le syn­di­cat s’ef­force d’é­le­ver le niveau poli­tique, social et cultu­rel, de favo­ri­ser l’é­pargne et les coopé­ra­tives de consom­ma­tion, de contri­buer aux côtés du gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire à l’al­pha­bé­ti­sa­tion, à l’ac­crois­se­ment et au déve­lop­pe­ment du sport, au per­fec­tion­ne­ment et à la hausse du niveau tech­nique des méthodes de tra­vail dans la pers­pec­tive d’une meilleure aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion natio­nale. Il est inter­dit au syn­di­cat de pro­pa­ger ou de sti­mu­ler des idées nui­sibles à la sou­ve­rai­ne­té natio­nale ou contraires à la forme répu­bli­caine et démo­cra­tique du gou­ver­ne­ment popu­laire, à l’ordre public, à la morale ou aux bonnes mœurs. Le syn­di­cat est un orga­nisme pour le bien-être du peuple, pour la démo­cra­tie et pour la construc­tion d’une patrie nouvelle.

Trots­ki : s’op­po­sait à l’al­liance ouvriers-pay­sans et aurait pu livrer le pou­voir à la bour­geoi­sie. Il n’a jamais été bol­che­vique (révo­lu­tion­naire).

Trots­kiste : par­ti­san du trots­kisme. Trots­ki : idéo­logue et mili­tant poli­tique qui appa­raît lors du triomphe de la révo­lu­tion russe en expo­sant en son sein des posi­tions et des atti­tudes révi­sion­nistes au pro­fit de la bour­geoi­sie et des par­tis de droite (réac­tion­naires) de l’é­poque. Il a pas­sé son temps à com­battre les diri­geants et le sys­tème social triom­phant du pro­lé­ta­riat russe ins­pi­ré par la phi­lo­so­phie de K. Marx et sous la direc­tion de Lénine et du Par­ti socia­liste russe. Trots­kisme est syno­nyme de révi­sion­nisme et de réac­tion­na­risme. Le trots­kiste se carac­té­rise par le fait de com­battre les pos­tu­lats phi­lo­so­phiques révo­lu­tion­naires ; il est réac­tion­naire par antonomase.

Ultra­gauche : ce sont des groupes qui, s’ar­ro­geant la repré­sen­ta­tion des classes exploi­tées, veulent accé­lé­rer le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire sans pas­ser par les étapes que ce pro­ces­sus doit par­cou­rir pour réus­sir sa pleine conso­li­da­tion, à tra­vers des méca­nismes qui ont ten­dance à déso­rien­ter les masses. Ce sont des élé­ments très néga­tifs pour la conso­li­da­tion du processus.

Uto­pie : du grec ou « non » et topos « lieu » : un lieu qui n’existe pas. Une région ou un pays ima­gi­naires ou inventes. Plan « idéal » de gou­ver­ne­ment dans lequel tout est par­fai­te­ment déter­mi­né. Struc­ture et concep­tion ima­gi­naires d’un gou­ver­ne­ment « idéal ». Plan ou sys­tème social allé­chant et éco­no­mique mais irréa­li­sable. Sys­tème, pro­jet ou plan qui semblent impos­sible à réa­li­ser, matérialiser.

Uto­pique : rela­tif à l’u­to­pie, « idéal » : faire des pro­messes et des pro­jets comme ceux de Somo­za. Ima­gi­naire. Irréel. Non pra­tique. Socia­lisme uto­pique, doc­trine socia­liste sys­té­ma­tique et abs­traite qui s’op­pose au socia­lisme scien­ti­fique., Uto­pique : celui qui croit dans des idées uto­piques. Uto­pique : qui appar­tient ou est rela­tif à l’utopie.

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L’exa­men de ce dic­tion­naire, envi­sa­gé dans son ensemble, per­met trois séries de remarques. Le lec­teur devra tenir compte des limites inhé­rentes à l’a­na­lyse qui suit. Elle pro­cède d’un seul docu­ment, consi­dé­ré comme signi­fi­ca­tif, mais qui n’a pas été confron­té de manière sys­té­ma­tique avec les autres docu­ments de l’é­poque. Elle relève d’un domaine par­ti­cu­lier, la lexi­co­lo­gie poli­tique. Elle porte, plus pré­ci­sé­ment sur l’ins­tance lexi­co­gra­phique de la com­po­sante san­di­niste du dis­cours poli­tique au Nica­ra­gua, pen­dant la période qui suit la chute de Somo­za et pré­cède l’in­ter­ven­tion nord-amé­ri­caine à tra­vers la Contra.

I. – Les pro­cé­dés lexi­co­gra­phiques à l’œuvre dans les articles du dic­tion­naire nica­ra­guayen sont du même ordre que ceux uti­li­sés depuis les années vingt en URSS et depuis la fin des années qua­rante dans les pays de l’Est. En voi­ci trois, à titre d’exemple.

  1. L’hy­po­stase d’une accep­tion accom­pa­gnée de l’es­ca­mo­tage d’une autre : seule la ver­sion sovié­tique de l’au­to­ges­tion sociale est rete­nue, de manière ouver­te­ment par­ti­sane, alors que les divers cou­rants (indé­pen­dants et cri­tiques à l’é­gard jus­te­ment du modèle sovié­tique) qui ont mis en avant l’au­to­ges­tion ces vingt der­nières années sont pure­ment et sim­ple­ment ignorés.
  2. L’in­sis­tance déme­su­ré­ment redon­dante, à pre­mière vue arbi­traire, sur tel ou tel sens. Une redon­dance lin­guis­tique mais pas poli­tique : les nom­breux épi­thètes carac­té­ri­sant « l’in­di­vi­du qui ne tra­vaille pas » ne se jus­ti­fient pas en tant que syno­nymes d’a­ban­don­né. Leur pré­sence cor­res­pond à une volon­té de typo­lo­gi­sa­tion des atti­tudes et caté­go­ries sociales qu’il faut désor­mais ban­nir pour des rai­sons poli­tiques et non plus seule­ment civiques, morales ou hygiéniques.
  3. L’in­ves­tis­se­ment idéo­lo­gique de mots tra­di­tion­nel­le­ment neutres dans la conscience des locu­teurs : c’est le cas avec l’exemple pré­cé­dent et sur­tout avec euphémisme.

Les fonc­tions confé­rées au dic­tion­naire rap­pellent éga­le­ment la situa­tion à l’Est. D’une part, il s’a­git de four­nir des outils notion­nels et une pano­plie argu­men­ta­tive à la convic­tion poli­tique, idéo­lo­gique ou sociale et, si celle-ci fait défaut, de la sus­ci­ter. D’autre part, sur un plan plus pra­tique et dans une pers­pec­tive plus prag­ma­tique, il s’a­git de faire à la fois connaître et accep­ter (moyen­nant des infor­ma­tions pré­cises, des argu­ments assu­rés et des démons­tra­tions labo­rieuses mais « impla­cables ») les nou­velles ins­ti­tu­tions d’un pays, les prin­cipes qui les sous-tendent et les légi­ti­ment ain­si que les règles qui les régissent. L’ar­ticle consa­cré au syn­di­cat est un modèle du genre. On y fait alter­ner envo­lée lyrique (« cama­rades réunis fra­ter­nel­le­ment… afin de maté­ria­li­ser de meilleures réa­li­sa­tions col­lec­tives…») et menace détaillée (« Il est inter­dit au syn­di­cat de pro­pa­ger…»). Rien n’est négli­gé : ni les rap­pels ins­truc­tifs (« la forme répu­bli­caine et démo­cra­tique du gou­ver­ne­ment popu­laire »), ni les nuances dont le lec­teur devra tenir compte (c’est « au pro­fit du pro­lé­ta­riat orga­ni­sé » que lutte le syn­di­cat et son but n’est pas seule­ment « le bien-être du peuple » mais aus­si « la construc­tion d’une patrie nouvelle »).

II. – À lui seul, ce docu­ment ne nous per­met pas de savoir jus­qu’à quel point les buts pour­sui­vis par l’au­teur du dic­tion­naire ont été atteints, ni d’es­ti­mer le poids de la convic­tion en jeu et encore moins de déter­mi­ner sa nature, for­cé­ment com­plexe. Les infor­ma­tions dont on dis­pose par ailleurs, enfin, ne nous per­mettent pas de nous pro­non­cer sur la ques­tion. On peut, en revanche, faire une seconde remarque cor­ré­la­tive de la pre­mière. Si les pro­cé­dés uti­li­sés et les buts pour­sui­vis sont simi­laires, il n’en va pas de même pour le résul­tat : dès lors que l’on pro­cède à une confron­ta­tion sys­té­ma­tique, on constate que le dic­tion­naire san­di­niste com­porte toutes sortes de mal­adresses et d’in­co­hé­rences incon­ce­vables à l’Est. C’est la rai­son pour laquelle nous par­lons de bri­co­lage sandiniste.

L’é­ven­tail des mal­adresses est large : depuis les fautes d’es­pa­gnol pro­pre­ment dites et les construc­tions phra­séo­lo­giques à la limite de la cor­rec­tion (alors que le dic­tion­naire veut jouer un rôle pilote dans la cam­pagne d’al­pha­bé­ti­sa­tion) jus­qu’aux erreurs, de détail mais fla­grantes, que l’on peut rele­ver dans le conte­nu des articles. Le com­pi­la­teur ne peut pas se conten­ter de reprendre mot pour mot la ver­sion sovié­tique, c’est-à-dire les tra­duc­tions du russe pro­po­sées par les Sovié­tiques eux-mêmes ou les diverses adap­ta­tions lati­no-amé­ri­caines et cubaines en par­ti­cu­lier. Il doit à son tour adap­ter et faire des choix ne serait-ce que pour des rai­sons d’é­co­no­mie rédac­tion­nelle. Il est alors ame­né à en rajou­ter et à com­mettre des impairs gro­tesques (cf. l’as­so­cia­tion Somo­za-uto­pie), à omettre des nuances impor­tantes (dans la défi­ni­tion du syn­di­cat on oublie de pré­ci­ser son carac­tère « de masse ») et à pro­cé­der à des approxi­ma­tions his­to­riques (cf. les articles sur Trots­ki et le trots­kisme). Les inten­tions sont bonnes mais le résul­tat dou­teux. Bien qu’elle soit secon­daire, la ques­tion des mal­adresses est révé­la­trice. Si elle ne se pose pas à l’Est c’est parce que l’é­la­bo­ra­tion d’un texte de ce genre est une affaire ins­ti­tu­tion­nelle de pre­mière impor­tance, poli­ti­que­ment contrô­lée d’un bout à l’autre. Si ce dic­tion­naire est paru (quelques mois seule­ment après la vic­toire san­di­niste d’ailleurs) avec l’a­val des nou­velles auto­ri­tés, il n’en émane pas direc­te­ment. Il est le fait plu­tôt d’un indi­vi­du que d’une ins­tance par­ti­daire ou éta­tique et, en s’é­car­tant visi­ble­ment de la rigueur à laquelle nous a habi­tué la machine lexi­co­gra­phique du socia­lisme réel, il res­semble davan­tage à une bro­chure de pro­pa­gande d’ins­pi­ra­tion sovié­tique, comme il y en a tant en Amé­rique latine.

Le choix arbi­traire à pre­mière vue, inco­hé­rent, voire contra­dic­toire des termes défi­nis consti­tue l’as­pect le plus ori­gi­nal, pour le pire, de notre dic­tion­naire. Autre­ment dit, le domaine dans lequel il s’é­carte de la manière la plus spec­ta­cu­laire de son modèle sovié­tique ou est-euro­péen. Para­doxa­le­ment, encore que nous ayons affaire à un para­doxe assez fré­quent dans la logique du socia­lisme réel, ces contra­dic­tions s’ex­pliquent non pas par une quel­conque mal­adresse ou pré­ci­pi­ta­tion du com­pi­la­teur, mais par le strict res­pect d’un prin­cipe clef de la lexi­co­gra­phie poli­tique de type com­mu­niste : la néces­si­té de tenir compte dans les domaines les plus divers, y com­pris doc­tri­naires, des exi­gences de la conjonc­ture his­to­rique immé­diate. Et cela, sans renon­cer pour autant à la vel­léi­té de pré­sen­ter une vision du monde cohé­rente et har­mo­nieuse. Or dans le cas nica­ra­guayen ces exi­gences sont contradictoires.

Au Nica­ra­gua, ce n’est pas un par­ti com­mu­niste mais un front de libé­ra­tion natio­nale qui a pris le pou­voir. Qui plus est, le par­ti com­mu­niste exis­tant dans ce pays est un grou­pus­cule sans impact poli­tique majeur et le FSLN consti­tue une for­ma­tion poli­tique par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe, tra­ver­sée par plu­sieurs cou­rants dis­tincts. Donc, pas d’en­trée pour par­ti (com­mu­niste ou pas), ni pour front de libé­ra­tion, ce qui est pour le moins inat­ten­du dans un dic­tion­naire poli­tique. Quoique bâtarde et un peu tor­due, la solu­tion rete­nue est consé­quente. On défi­nit le FSLN à avant-garde dans les termes uti­li­sés dans le voca­bu­laire com­mu­niste pour défi­nir par­ti poli­tique et par­ti com­mu­niste : « la par­tie la plus repré­sen­ta­tive d’une classe (« des classes exploi­tées » pré­cise-t-on plus loin) qui exprime ses inté­rêts et ses objec­tifs…» La lec­ture du dic­tion­naire dans son ensemble nous per­met, cepen­dant, d’ap­prendre plus de choses sur le par­ti com­mu­niste, expli­ci­te­ment dési­gné, que sur le front (san­di­niste ou non) de libé­ra­tion natio­nale. Bien enten­du, les ren­sei­gne­ments four­nis par les articles consa­crés à actif, cel­lule, ou cen­tra­lisme et cen­tra­lisme démo­cra­tique peuvent ser­vir éga­le­ment pour la com­pré­hen­sion du FSLN et des ins­ti­tu­tions du jeune État qui est en train de se mettre en place au Nica­ra­gua. Dans l’ar­ticle sur le cen­tra­lisme démo­cra­tique on pré­cise par exemple que ce prin­cipe s’ap­plique aus­si à « l’ap­pa­reil d’É­tat socia­liste, aux orga­nismes éco­no­miques, aux syn­di­cats et autres orga­ni­sa­tions sociales. »

C’est à la suite d’une lutte contre la dic­ta­ture, donc pour la démo­cra­tie, que le FSLN a pris le pou­voir et c’est de sa par­ti­ci­pa­tion déci­sive à cette lutte qu’il tire depuis, pour l’es­sen­tiel, sa légi­ti­mi­té. Par consé­quent, pas d’en­trée pour dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat dont il est pour­tant ques­tion dans les articles sur le com­mu­nisme (« La phi­lo­so­phie dia­lec­tique est fon­dée sur la réa­li­sa­tion de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat…») et sur l’anar­chisme qui « rejette aus­si la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, ins­tru­ment indis­pen­sable dans la période de tran­si­tion du capi­ta­lisme au socia­lisme. » Pas d’en­trée non plus pour dic­ta­ture tout court : « Pino­chet, Vide­la, Somo­za et Stross­ner sont des fas­cistes » lit-on dans l’ar­ticle sur le natio­nal-socia­lisme. Et sur­tout, beau­coup de pré­cau­tions dans la défi­ni­tion de la démo­cra­tie. Ce mot béné­fi­cie de trois entrées suc­ces­sives qui reprennent à peu de nuances près une même accep­tion : pou­voir du peuple. Mais on n’y men­tionne ni les élec­tions ni les par­tis poli­tiques. Aucune cri­tique de la démo­cra­tie bour­geoise ou du par­le­men­ta­risme, et pas la moindre allu­sion à la démo­cra­tie directe. En revanche un article sur la démo­cra­tie popu­laire : « Pou­voir poli­tique du peuple, pou­voir social des ouvriers et des pay­sans. Exemple : la RDA…»

La social-démo­cra­tie occi­den­tale (notam­ment le SPD) a appor­té un sou­tien maté­riel et poli­tique non négli­geable au FSLN lors de la lutte contre Somo­za et sa pour­suite est pré­cieuse pour le régime san­di­niste aux yeux de l’o­pi­nion publique inter­na­tio­nale. Résul­tat : aucune cri­tique à l’é­gard de la social-démo­cra­tie qui consti­tue pour­tant une des pièces maî­tresses dans l’ar­se­nal polé­mique mar­xiste-léni­niste. Le lec­teur ne sau­ra pas non plus qu’il existe dans le monde, outre les pays socia­listes dont il est si sou­vent ques­tion, des par­tis socia­listes, une Inter­na­tio­nale socia­liste, etc. Le mutisme clé­ment à l’é­gard de la social-démo­cra­tie (pré­ci­sons que le dic­tion­naire remonte à 1980) est com­pen­sé par une viru­lente attaque contre les trots­kistes, dont le sou­tien pou­vait sem­bler embar­ras­sant, et l’anar­chisme. La tra­duc­tion in exten­so de la ver­sion sovié­tique sur l’a­nar­chisme doit être inter­pré­tée avant tout comme une ten­ta­tive de stig­ma­ti­ser et de cri­mi­na­li­ser d’é­ven­tuelles ten­dances à l’au­to­no­mie des syn­di­cats ou à la contes­ta­tion des nou­velles ins­ti­tu­tions éta­tiques nica­ra­guayennes. À noter, au pas­sage, que les san­di­nistes ont fait plus vite que Cas­tro qui, lui, est allé, dans un pre­mier temps, jus­qu’à invi­ter à un congrès offi­ciel Daniel Gué­rin, l’au­teur de plu­sieurs ouvrages sur l’a­nar­chisme, ouvrages dis­po­nibles en ce temps dans cer­taines biblio­thèques de La Havane.

III. – Notre der­nière remarque sera brève : tant sur le plan de l’in­for­ma­tion que de l’a­na­lyse, la réa­li­té et la pro­blé­ma­tique his­to­rique, anthro­po­lo­gique, cultu­relle ou poli­tique à pro­pre­ment par­ler nica­ra­guayennes, centre-amé­ri­caines, lati­no-amé­ri­caines et même tiers-mon­distes occupent une place réduite et mar­gi­nale dans le dic­tion­naire dès lors que l’on exclut les mes­sages-consignes qui relèvent de la simple péda­go­gie civique ou de la pure pro­pa­gande. La dénon­cia­tion de l’im­pé­ria­lisme nord-amé­ri­cain est sans doute viru­lente et omni­pré­sente, mais elle ne se dis­tingue pas de celle, en usage dans le voca­bu­laire sovié­tique et com­mu­niste depuis la guerre froide, ni par les caté­go­ries poli­tiques uti­li­sées ni par le registre sty­lis­tique dont elle s’ins­pire. La dif­fé­rence n’est qu’une affaire d’in­ten­si­té et de fré­quence. Plus haut nous avons avan­cé une expli­ca­tion sur l’ab­sence d’une entrée pour front de libé­ra­tion (san­di­niste ou non). Pré­ci­sons que c’est en vain que l’on cher­che­ra dans les autres articles, pour­tant pro­lixes en digres­sions et déra­pages, une quel­conque ten­ta­tive, même gau­chère, d’ex­pli­ca­tion du phé­no­mène de front de libé­ra­tion dans ce qu’il com­porte de nou­veau et de dis­tinct dans le tiers monde par rap­port aux par­tis com­mu­nistes tra­di­tion­nels. L’ex­pres­sion « l’URSS et les autres pays socia­listes » revient plus sou­vent dans le dic­tion­naire que l’en­semble des réfé­rences aux USA. Outre Cuba, citée d’ailleurs une seule fois pour « sa glo­rieuse révo­lu­tion socia­liste » le seul pays lati­no-amé­ri­cain évo­qué par le dic­tion­naire est l’Ar­gen­tine des années vingt — dans l’ar­ticle sur l’a­nar­chisme — et il se trouve que ce pays est sou­vent cité dans les articles des ency­clo­pé­dies de l’Est consa­crées à l’a­nar­chisme. Le lec­teur a droit à plu­sieurs articles sur la révo­lu­tion d’Oc­tobre, dont un sur les Blancs. En revanche, pas une ligne sur la révo­lu­tion mexi­caine, ni sur Boli­var ou Mar­ti. Dans le domaine doc­tri­naire, les masses exploi­tées rem­placent sans aucune expli­ca­tion le pro­lé­ta­riat dès lors qu’il s’a­git du Nica­ra­gua, en sorte que les deux termes se retrouvent dans une situa­tion de par­faite syno­ny­mie. Il n’est ques­tion qu’une seule fois du tiers monde, dans l’ar­ticle sur l’alliance ouvriers-pay­sans : « Les tâches concrètes de l’al­liance changent selon le régime socio-éco­no­mique et les carac­té­ris­tiques de chaque pays. Par exemple, les com­mu­nistes du tiers monde consi­dèrent que l’al­liance ouvriers-pay­sans est le noyau cen­tral du front démo­cra­tique natio­nal, le moteur de l’u­ni­té du peuple…»

La colo­ni­sa­tion espa­gnole ou la ques­tion indienne ne sont pas une fois évo­quées alors que l’on s’at­tarde sur la situa­tion de l’an­ti­sé­mi­tisme en URSS et dans les autres pays socialistes.

Il convient de noter que San­di­no n’est pas cité non plus. Le dic­tion­naire date de 1980. Depuis, les auto­ri­tés ont lar­ge­ment pal­lié cette carence, et d’une manière tout aus­si men­son­gère et ubuesque que du temps de Staline.

Stalinisme naïf, défi symbolique?…

Les trois remarques qui pré­cèdent portent exclu­si­ve­ment sur les points com­muns et les dif­fé­rences entre le dis­cours poli­tique des pays du socia­lisme réel et celui émer­geant au Nica­ra­gua dans les mois qui ont sui­vi la chute de Somo­za. Nous n’a­vons donc pas abor­dé les contra­dic­tions logiques et his­to­riques, les pseu­do-évi­dences, les calom­nies, les effets mul­tiples de ce que l’on appelle com­mu­né­ment langue de bois. Aus­si, nous conten­te­rons-nous, en guise de conclu­sion, de faire obser­ver que le bri­co­lage san­di­niste gros­sit jus­qu’à la cari­ca­ture les tares sus-men­tion­nées de la langue de bois. En effet, le dis­cours san­di­niste est plus proche sou­vent des tour­nures sta­li­niennes des années cin­quante que des variantes actuelles de la langue de bois en URSS, dans les pays de l’Est ou en Chine. Le régime san­di­niste n’é­tant qu’à ses débuts, on peut consi­dé­rer qu’il tra­verse une étape ou une phase déjà dépas­sée, consom­mée à l’Est. Non seule­ment trop géné­rale, cette expli­ca­tion du déca­lage pré­sente l’in­con­vé­nient de ne pas rendre compte du suc­cès, rela­tif mais incon­tes­table, des méthodes et des dis­po­si­tifs — ins­ti­tu­tion­nels comme dis­cur­sifs — san­di­nistes dans un contexte géo-his­to­rique hos­tile. Il faut tenir compte d’au moins deux phé­no­mènes que nous évo­que­rons, à titre indicatif.

Peu connu et rare­ment étu­dié dans sa spé­ci­fi­ci­té et com­plexi­té, le popu­lisme lati­no-amé­ri­cain semble trou­ver, depuis les années soixante, dans la clar­té des for­mules mar­xiste-léni­nistes un excellent moyen d’ex­pres­sion et de réa­li­sa­tion. Il ali­mente ce que l’on pour­rait appe­ler un « sta­li­nisme naïf » d’au­tant plus redou­table qu’il consiste en un dérou­tant mélange de géné­ro­si­té et d’au­then­ti­ci­té dans la plus pure tra­di­tion popu­liste et de cynisme de type com­mu­niste. L’ impact de ce sta­li­nisme naïf, indé­pen­dam­ment même du mou­ve­ment com­mu­niste orga­ni­sé, est consi­dé­rable en Amé­rique latine : en ce sens, notre dic­tion­naire répond sans doute à une attente.

La sur­en­chère pro-sovié­tique dans un pays comme le Nica­ra­gua peut être inter­pré­tée aus­si comme un immense défi sym­bo­lique lan­cé à l’en­contre d’un autre défi, éga­le­ment sym­bo­lique, tout aus­si pri­maire et net­te­ment plus redou­table : celui des tout-puis­sants États-Unis. Certes, les diri­geants san­di­nistes ou cas­tristes tirent pro­fit de leur enga­ge­ment pro-sovié­tique : les avan­tages diplo­ma­tiques et les contre­par­ties éco­no­miques ne sont pas négli­geables tan­dis que les méthodes de ges­tion et de contrôle de type sovié­tique de la socié­té ont lar­ge­ment fait leurs preuves. Il n’en demeure pas moins que le champ du sym­bo­lique est suf­fi­sam­ment auto­nome pour que les déter­mi­nismes conjonc­tu­rels et struc­tu­rels évo­qués n’en­tament guère son influence. Par consé­quent, la valo­ri­sa­tion coûte que coûte du sys­tème sovié­tique, dont la démo­ni­sa­tion sys­té­ma­tique consti­tue jus­te­ment le fer de lance de la pro­pa­gande nord-amé­ri­caine, ne peut ren­con­trer qu’un écho favo­rable auprès d’un public for­te­ment mar­qué par les méfaits de l’im­pé­ria­lisme nord-américain.

Post-scriptum

En tant que liber­taires, ou plu­tôt en tant qu’a­nar­chistes puisque le mot liber­taire est cou­ram­ment employé par les san­di­nistes comme adjec­tif déri­vé de liber­té et nul­le­ment par oppo­si­tion à « auto­ri­taire », nous ne sau­rons, à mon avis, nous en tenir à la simple indi­gna­tion devant la façon dont nos réfé­rences, notre démarche et notre cré­do sont mal­me­nés et calom­niés. Ces calom­nies font par­tie d’un tout, indis­so­ciable. Un tout « idéo­lo­gique », « poli­tique », pour­rait-on nous rétor­quer, alors que la guerre livrée par les USA à tra­vers la Contra rend l’en­jeu nica­ra­guayen net­te­ment plus com­plexe et plus dra­ma­tique. Certes, mais n’ou­blions pas le poids et la fonc­tion de l’i­déo­lo­gie et du dis­cours poli­tique dans un régime comme celui en place au Nica­ra­gua : le dic­tion­naire exa­mi­né ici consti­tue une des prin­ci­pales réfé­rences poli­tiques des nom­breux cadres de l’É­tat san­di­niste et ani­ma­teurs des CDS for­més lors de la cam­pagne d’al­pha­bé­ti­sa­tion, pen­dant la période 1979 – 1981. N’ou­blions pas, non plus, que cette idéo­lo­gie et ce dis­cours poli­tique relèvent expli­ci­te­ment de par leur conte­nu, leurs pro­cé­dés et leurs vel­léi­tés de l’é­ta­tisme auto­ri­taire à dérives totalitaires.

Nico­las Trifon


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