La Presse Anarchiste

La Russie, premier candidat à la révolution sociale

Iztok : Dans l’A­ver­tis­se­ment de Devant la guerre (Fayard, 1981) tu écri­vais : « Depuis trente-cinq ans, je n’ai jamais ces­sé de pen­ser ce que j’é­cri­vais à nou­veau en 1977 : « Par­mi les pays indus­tria­li­sés, la Rus­sie reste le pre­mier can­di­dat à une révo­lu­tion sociale.»» Cette année, dans la série d’ar­ticles sur l’URSS publiée par le quo­ti­dien Libé­ra­tion, tu repre­nais cette affir­ma­tion, sans pour autant la déve­lop­per. Pour­rais-tu pré­ci­ser ton propos ?

Cor­ne­lius Cas­to­ria­dis : En par­lant de la Rus­sie comme pre­mier can­di­dat à une révo­lu­tion sociale par­mi tous les pays plus ou moins indus­tria­li­sés, j’en­tends par là que les anti­no­mies du régime, tel qu’il s’est ins­tau­ré, puis trans­for­mé à tra­vers Khroucht­chev, Bre­j­nev et main­te­nant Gor­bat­chev, sont telles qu’on ne peut pas conce­voir une réforme gra­duelle par en haut qui pour­rait ame­ner la popu­la­tion russe à accep­ter le régime réfor­mé (au même titre que les popu­la­tions occi­den­tales acceptent — plus ou moins, mais plu­tôt plus — les régimes d’o­li­gar­chie libérale).

Si quelque chose bouge en Rus­sie, le plus pro­bable, à mon avis, c’est que cela se fera sous forme d’ex­plo­sion. Je ne veux pas for­cé­ment dire cadavres et fleuves de sang, bien que, vue la situa­tion de la Rus­sie, la haine envers les bureau­crates par exemple (rap­pe­lons le 56 hon­grois), on peut se deman­der ce que pour­rait être cette explo­sion. Une telle explo­sion signi­fie une mobi­li­sa­tion de la popu­la­tion ; et, on peut l’es­pé­rer, la consti­tu­tion d’or­ganes auto­nomes de la popu­la­tion, qu’ils soient du type conseil, vrai soviet, d’un quel­conque autre type, de type Soli­da­ri­té, ou n’im­porte quoi d’autre, mais en tout cas, repré­sen­tant une ten­ta­tive d’au­to-orga­ni­sa­tion de la popu­la­tion en dehors des cadres du régime.

I : Les prin­ci­paux conflits qui ont mar­qué l’ac­tua­li­té sovié­tique ces der­nières années sont d’ordre natio­nal plu­tôt que social. Le retour en force des natio­na­lismes péri­phé­riques (tatar, armé­nien, azé­ri, esto­nien, kazakh…) ne risque-t-il pas de conduire à des crises incon­trô­lables, voir inso­lubles pour le pou­voir central ?

C.C.: C’est sûr, la situa­tion est cri­tique, Gor­bat­chev est obli­gé de com­po­ser. Pour autant que ce qui se passe ne soit pas seule­ment du maquillage. Et ce n’est pas seule­ment du maquillage : au niveau de l’in­for­ma­tion, mal­gré tous les ratés qu’on a encore vus à pro­pos de l’Ar­mé­nie, la situa­tion est quand même tout à fait dif­fé­rente. Pas la grande masse de la popu­la­tion, mais un cer­tain nombre de caté­go­ries sociales com­mencent à par­ler : les intel­lec­tuels à Mos­cou, et peut-être aus­si dans d’autres villes de pro­vince, cer­taines natio­na­li­tés, pas toutes. Les natio­na­li­tés com­mencent à se mobi­li­ser et à deman­der des droits, et l’é­ven­tail des droits, on ne peut pas le limi­ter. Cela peut com­men­cer par la reven­di­ca­tion d’un pre­mier et d’un second secré­taire autoch­tones du PC de chaque Répu­blique, en pas­sant par tous les degrés inter­mé­diaires, jus­qu’à la reven­di­ca­tion de l’in­dé­pen­dance totale avec le droit à la sépa­ra­tion, ou plu­tôt avec l’ef­fec­ti­vi­té de la sépa­ra­tion. Face à cette mobi­li­sa­tion natio­na­liste, on voit bien qu’il existe aus­si une réac­tion pos­sible au sein de la popu­la­tion — je ne parle même pas des réac­tions au sein de l’ap­pa­reil mili­taire et bureau­cra­tique, car il est évident que tout cela apporte effec­ti­ve­ment de l’eau au mou­lin des anti-gor­bat­che­viens : « vous voyez bien, on vous l’a­vait dit. On ne peut pas com­men­cer à lais­ser les gens ouvrir la bouche sans que cela nous conduise plus loin ; et où cela va-t-il s’ar­rê­ter ? ». C’est cer­tai­ne­ment la voix des conser­va­teurs. Elle se mani­feste soit sous forme d’ar­ticles, soit sous forme de lettres, pro­ba­ble­ment télé­gui­dées. On retrouve ce dis­cours dans une par­tie de la popu­la­tion. Le risque que la glas­nost et la per­es­troï­ka mettent en dan­ger le grand empire (« qui est quand même notre empire »), l’empire russe, peut jouer contre le mou­ve­ment de réforme dans des couches sociales qui ne sont pas des couches bureaucratiques.

I : En s’ap­puyant sur l’exemple de Mos­cou, on peut dire que la glas­nost a sur­tout favo­ri­sé cet étrange cou­rant à la fois conser­va­teur, éco­lo­giste et ultra-nationaliste…

C.C.: Cela n’est pas propre à l’URSS. Comme le disait Dany Cohn-Ben­dit, il existe une frange des éco­lo­gistes alle­mands qui sont des nazis vir­tuels, dans le sens qu’ils appellent à un retour à la vieille forêt teu­to­nique, au sang, à la terre, etc. Mais concer­nant la Rus­sie, ce qui m’in­té­resse, ce n’est pas tel­le­ment la frange extré­miste, mais plu­tôt la vague de natio­na­lisme grand-rus­sien et l’i­den­ti­fi­ca­tion à l’i­dée d’un empire de puis­sance mon­diale qui se déve­loppe. Car­rère d’En­causse par­lait des musul­mans de Sibé­rie, dont à la rigueur l’empire peut se pas­ser. Le Cau­case, les répu­bliques baltes, ce n’est pas pareil. Si l’U­kraine se met à bou­ger, que va-t-il se pas­ser ? La dés­in­té­gra­tion. Tout cela est anti­ci­pé par une par­tie de l’ap­pa­reil. Sans doute aus­si par Gor­bat­chev lui-même. D’ailleurs, il ne faut pas être grand clerc pour l’an­ti­ci­per. Les uns l’an­ti­cipent en disant : « arrê­tez-vous tant qu’il est encore temps et que les choses ne sont pas allées trop loin. » Gor­bat­chev — ou plu­tôt le groupe Gor­bat­chev, en dehors de toute per­son­na­li­sa­tion, même si Gor­bat­chev lui-même est impor­tant — pour l’ins­tant fait un numé­ro d’é­qui­li­briste, il est obli­gé de jon­gler sur la corde raide. D’au­tant que, et c’est le second aspect, tout ce qu’ils veulent soi-disant entre­prendre au plan éco­no­mique se tra­duit pra­ti­que­ment pour l’ins­tant par zéro plus zéro.

I : Dans le contexte actuel — je pense aus­si bien aux mul­tiples spé­cu­la­tions autour des réformes de Gor­bat­chev qu’à leur écho réel au sein de la popu­la­tion sovié­tique — main­tiens-tu la thèse selon laquelle l’au­to­ré­forme du sys­tème sovié­tique serait impossible ?

C.C.: Oui, c’est la thèse la plus pro­bable, la plus vrai­sem­blable. Mais il n’y a pas de néces­si­té abso­lue dans l’his­toire. On ne peut jamais rien exclure. Je vou­lais ajou­ter encore quelque chose que je n’ai pas dit dans l’ar­ticle de Libé. Je ne pense pas et n’ai jamais pen­sé que tout ce qui se passe sous Gor­bat­chev soit de la frime pour trom­per les Occi­den­taux. Il existe une néces­si­té pro­fonde qui amène une frac­tion de la bureau­cra­tie à essayer de réfor­mer. Je ne crois pas que cette ten­ta­tive réus­sisse. Mis à part le cas d’une explo­sion sociale, les autres scé­na­rios — la démis­sion de Gor­bat­chev, ou l’o­bli­ga­tion de mettre tel­le­ment d’eau dans son vin que la ten­ta­tive en perde toute signi­fi­ca­tion — lais­se­ront des traces. Gor­bat­chev est d’ailleurs lui-même un pro­duit de la période khroucht­che­vienne. J’en­tends par là que beau­coup de gens ont décou­vert bien des choses et que cela consti­tue des germes pour une phase ulté­rieure de l’his­toire de la Rus­sie. Je crois que c’est très impor­tant, comme Khroucht­chev a été impor­tant pour ce qui s’est pas­sé par la suite.

I : En URSS, le mili­taire a tou­jours été domi­né par le poli­tique, c’est le poli­tique qui a façon­né le mili­ta­risme de type sovié­tique, sou­tient Jacques Sapir qui t’at­taque à plu­sieurs reprises dans son livre Le Sys­tème mili­taire sovié­tique (La Décou­verte, 1988).

C.C.: Oui, j’ai vague­ment vu cette thèse. Je ne veux pas en dis­cu­ter vrai­ment, car je n’ai pas encore lu le livre. Je dirai cepen­dant que le poli­tique a domi­né le mili­taire jus­qu’à la mort de Sta­line, et un peu sous Khroucht­chev. Mais pour­quoi Khroucht­chev est-il tom­bé ? Cer­tai­ne­ment à cause de l’ap­pui don­né par l’ar­mée à Bre­j­nev. Quand on prend l’his­toire russe dans son ensemble, c’est aus­si une autre affaire. Avec les tsars réfor­ma­teurs, Pierre le Grand, Cathe­rine, on constate chaque fois que ce qui change, c’est l’in­dus­trie mili­taire. Toute l’eu­ro­péa­ni­sa­tion de la Rus­sie se fait par le biais de l’é­co­no­mie mili­taire. Et ça, Trots­ki l’a­vait vu dans 1905. Cet homme avait beau­coup de défauts, mais je reli­sais récem­ment ce texte qu’il a écrit à 25 ans, et où il mon­trait qu’en Rus­sie, la bour­geoi­sie était une créa­tion d’É­tat. Et toute indus­trie qui ait jamais exis­té a été essen­tiel­le­ment pro­mue par l’É­tat comme indus­trie mili­taire, pour sou­te­nir l’af­fron­te­ment avec les puis­sances mili­taires occi­den­tales. L’autre thèse de Sapir, d’a­près ce que j’ai com­pris, est par­ta­gée par tout une série de gens. Sor­tie après la publi­ca­tion de mon livre, cette thèse est, à mon avis, tout à fait fausse et consiste à insis­ter sur l’in­fé­rio­ri­té tech­no­lo­gique du maté­riel mili­taire sovié­tique. Cela me fait rire, car ces gens-là ne dis­cutent pas la réa­li­té de la tech­no­lo­gie occi­den­tale. Si on lit les cri­tiques — c’est vrai que bien sou­vent elles viennent de droite, mais pas uni­que­ment — du fameux réar­me­ment de Rea­gan, ou de ce qui se passe aux USA, on apprend que les per­for­mances des modèles sont extra­or­di­naires, mais que l’on ren­contre constam­ment des pro­blèmes graves au niveau du maté­riel de série, des entraî­ne­ments des pilotes sur les avions, etc. On entre­tient la mytho­lo­gie que la tech­no­lo­gie amé­ri­caine est suprême. Or la tech­no­lo­gie sovié­tique est sans doute infé­rieure, mais suf­fi­sante pour pro­duire mas­si­ve­ment 40.000 chars et je ne sais com­bien, 5.000, 6.000, 8.000 têtes nucléaires. La tech­no­lo­gie amé­ri­caine est prise dans le délire du gad­get de plus en plus per­fec­tion­né qui ne marche pra­ti­que­ment jamais : on pro­duit, disons 8.000 héli­co­ptères, et on n’ar­rive pas à en trou­ver 8 qui ne tombent pas en panne (cf. la ten­ta­tive de libé­rer les otages). Je ne pleure pas là-des­sus, j’es­saie sim­ple­ment d’ob­ser­ver, et je me dis que d’un point de vue tech­nique, ce n’est pas la peine de dis­cu­ter. Sil y a une guerre, elle ne se dérou­le­ra pas sous forme d’une confron­ta­tion pro­lon­gée des technologies.

I : La démo­cra­tie est la réfé­rence com­mune de la plu­part des oppo­sants dans les pays du socia­lisme réel. Un tel una­ni­misme n’ est pas moins dépour­vu d’am­bi­guï­té et repose sou­vent sur une cer­taine confu­sion pour ce qui est du conte­nu de la démo­cra­tie. Peux-tu expli­quer en quelques mots la dis­tinc­tion que tu as une fois évo­quée dans une mise au point publiée par le jour­nal Le Monde entre l’o­li­gar­chie élec­tive et la démocratie ?

C.C.: La démo­cra­tie c’est l’au­to­gou­ver­ne­ment. L’i­dée de repré­sen­ta­tion, telle qu’elle existe dans la phi­lo­so­phie et dans la pra­tique poli­tique occi­den­tales, est une mys­ti­fi­ca­tion. Tout corps de repré­sen­tants per­ma­nents tend de toute façon à s’au­to-per­pé­tuer et ne peut éta­blir avec le corps qui l’é­lit que les rela­tions que tout un cha­cun peut aper­ce­voir. Aujourd’­hui, on s’en rend compte sous une forme cari­ca­tu­rale avec la théâ­tra­li­sa­tion de la télé­vi­sion. Mais même dans des situa­tions anté­rieures, les repré­sen­tants non contrô­lés ont tou­jours été iné­luc­ta­ble­ment ame­nés à concen­trer le pou­voir poli­tique (ou la frac­tion du pou­voir dans la socié­té incar­née par le pou­voir poli­tique, car il y a aus­si le pou­voir éco­no­mique), de telle sorte que les élec­tions sont pour ain­si dire chaque fois faus­sées d’a­vance. Et ensuite le pou­voir est exer­cé par eux. Aujourd’­hui on voit bien ce qu’est le pou­voir. Il ne repré­sente pas le peuple. Le pou­voir, c’est bien plu­tôt les appa­reils des par­tis et les som­mets de ces appa­reils. Et si Barre se casse la figure, c’est qu’il n’a pas d’ap­pa­reil. La démo­cra­tie c’est l’au­to-gou­ver­ne­ment, l’au­to-ins­ti­tu­tion, c’est-à-dire le fait que la socié­té s’au­to-orga­nise pour chan­ger ses ins­ti­tu­tions quand elle le juge néces­saire, sans avoir besoin de pas­ser chaque fois par des révo­lu­tions. Dans une véri­table démo­cra­tie, le tra­vail légis­la­tif et le gou­ver­ne­ment appar­tiennent réel­le­ment aux gens concer­nés. Ce qui implique, de ce point de vue, non pas la sup­pres­sion du pou­voir, mais la sup­pres­sion de l’É­tat comme appa­reil bureau­cra­tique sépa­ré de la société.

I : Qu’est-ce qui cor­res­pond, dans la contes­ta­tion à l’Est, à ce type de démocratie ?

C.C.: En Hon­grie en 56, c’é­taient de toute évi­dence les conseils, qui ont même conti­nué à fonc­tion­ner pen­dant des mois sous l’oc­cu­pa­tion russe, les conseils ouvriers dans les usines, ou ailleurs. En Pologne, la situa­tion était dif­fé­rente. Le mou­ve­ment de Soli­da­ri­té était très mélan­gé. Les gens avaient fait l’ex­pé­rience d’une soi-disant révo­lu­tion, du soi-disant socia­lisme, de la soi-disant col­lec­ti­vi­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, d’un pseu­do-chan­ge­ment radi­cal ; et, par ces mou­ve­ments pen­du­laires qui existent tou­jours dans l’his­toire, aus­si bien au niveau des socié­tés que des indi­vi­dus humains, on trouve main­te­nant beau­coup de pen­seurs de Soli­da­ri­té qui lorgnent de l’autre côté, en affir­mant que ce qu’il leur faut, c’est une répu­blique parlementaire.

Il est cer­tain que l’ex­pé­rience d’une bureau­cra­tie éco­no­mique et poli­tique fait croire aux gens qu’il n’y a qu’à ins­tau­rer le mar­ché libre, qu’à mettre sur pied un par­le­ment et une consti­tu­tion répu­bli­caine pour que tout aille mieux. Non pas pour arri­ver au para­dis sur terre, car ils découvrent qu’il ne sau­rait exis­ter (nous, on le savait). Ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir de chan­ge­ment impor­tant de la socié­té. L’u­to­pie mil­lé­na­riste, de Marx ou des vieux anar­chistes, est une chose ; l’i­dée que l’his­toire est ter­mi­née, que l’on a trou­vé enfin la forme la moins mau­vaise pos­sible de socié­té, la socié­té occi­den­tale, en est une autre.

Non, l’his­toire n’est pas ter­mi­née, on peut faire mieux que la socié­té occi­den­tale sans que cela signi­fie que l’on va faire le para­dis sur terre. En Pologne actuel­le­ment, je crois qu’un Mich­nik, et d’autres, sont sur cette ligne, sans le dire tou­jours très fran­che­ment. En plus, ils subissent la pres­sion de fac­teurs très contrai­gnants (les divi­sions russes, entre autres).

I : En effet, il y a déjà eu des pro­jets assez ambi­gus en Pologne concer­nant la créa­tion d’ une chambre syn­di­cale dans le Parlement…

C.C.: Ce qui m’é­tonne c’est que les gens ne voient pas qu’à par­tir du moment où l’on parle de chambre par­le­men­taire ou de chambre syn­di­cale, on réin­tro­duit l’es­sen­tiel de la bureau­cra­tie, c’est-à-dire la sépa­ra­tion entre diri­geants et exé­cu­tants. J’é­tais à Buda­pest il y a quelques mois, et j’ai enten­du le même son de cloche de la part de per­sonnes aux­quelles j’é­tais très lié et que j’es­ti­mais beau­coup ; j’ai été très désa­gréa­ble­ment sur­pris de voir une sorte de ten­dance à impor­ter la mar­chan­dise idéo­lo­gique occi­den­tale. Encore une fois, les pro­blèmes ne sont pas faciles, et ce n’est ni toi ni moi qui pou­vons les résoudre, car ils sont à la mesure de la socié­té et d’elle seule. Sup­po­sons par exemple que l’on se débar­rasse de la botte russe, paci­fi­que­ment ou comme on vou­dra, de Jaru­zels­ki et même du par­ti ; le pays est éco­no­mi­que­ment dans un chaos ter­rible, les usines sont soi-disant natio­na­li­sées, il faut avoir un mar­ché des biens de consom­ma­tion, on ne peut pas ration­ner les gens et avoir des prix fixes. Si j’ai 10.000 zlo­tys par mois et que je veux cla­quer mes 10.000 zlo­tys en ache­tant des disques de Bach ou de Madon­na, c’est mon droit. On ne me dira pas : « non, Mon­sieur, vous avez droit à un quart de disques de Bach par an ». C’est donc un pre­mier pro­blème. Mais le pro­blème de l’or­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion est encore plus consi­dé­rable. Ce que j’au­rais à dire aux Polo­nais, c’est qu’il faut une ges­tion ouvrière de la pro­duc­tion, la ges­tion de la pro­duc­tion par des conseils de tra­vailleurs, for­més non seule­ment par des ouvriers manuels, mais par tout le per­son­nel des usines ; puis une coor­di­na­tion des conseils etc. Soit une véri­table socia­li­sa­tion de la pro­duc­tion, qui doit d’ailleurs aller de pair, pour tout ce qui n’est pas grandes entre­prises, avec la sup­pres­sion de toute col­lec­ti­vi­sa­tion for­cée. Si les pay­sans veulent sor­tir des coopé­ra­tives, c’est leur droit : s’ils veulent for­mer des coopé­ra­tives, tant mieux. Mais tout cela engendre des pro­blèmes consi­dé­rables. Les ques­tions se posent dans des termes proches pour la Hon­grie. Je ne men­tionne pas la Rou­ma­nie, car là, c’est la catastrophe.

I : Si on consi­dère les mou­ve­ments sociaux à l’Est, les pra­tiques sociales, col­lec­tives, qui appa­raissent à tel ou tel moment, que ce soit en Pologne ou en Hon­grie, ou même en Rus­sie pour cer­tains mou­ve­ments, on découvre une adé­qua­tion assez impres­sion­nante entre la démo­cra­tie directe telle que tu viens de la défi­nir, et la pra­tique de ces mou­ve­ments. En revanche, dès lors qu’il y a poli­ti­sa­tion, c’est-à-dire éla­bo­ra­tion d’un pro­jet à pré­ten­tion glo­bale, et que des élé­ments idéo­lo­giques éga­le­ment glo­ba­li­sants inter­viennent, cela tourne assez court. Cela abou­tit bien sou­vent à un sous-pro­duit de ce qui est cou­rant en Occi­dent, et ce indé­pen­dam­ment des phé­no­mènes d’i­mi­ta­tion. On constate un sérieux pro­blème quant à l’a­bou­tis­se­ment poli­tique des pers­pec­tives démo­cra­tiques dans ces pays. On n’a jamais posé la pers­pec­tive démo­cra­tique en termes de pro­lon­ge­ment poli­tique, théo­rique, des mou­ve­ments sociaux « réel­le­ment exis­tants ». Il n’y a pas encore une école ou un cou­rant de pen­sée à même de rele­ver cet aspect ori­gi­nal de la dyna­mique contes­ta­taire à l’Est. Il existe des acquis sur le plan des méthodes et des formes d’or­ga­ni­sa­tion mais pas au niveau théo­rique. On le voit par exemple avec l’é­cole de Buda­pest, com­po­sée de gens très forts, très cos­tauds, qui, dès qu’ils théo­risent, s’a­lignent en fait sur les cou­rants occi­den­taux et par­ti­cipent alors de ces cou­rants. Mais ils ne théo­risent pas les pra­tiques exis­tant dans leur pays…

C.C.: Je suis tout à fait d’ac­cord avec ton diag­nos­tic. Il m’est arri­vé du reste de m’op­po­ser à des gens de l’é­cole de Buda­pest, plus pré­ci­sé­ment lors­qu’ils ont écrit sur 1956, lors du 30e anni­ver­saire, cri­ti­quant ce que je disais en 1956 et en 1976 à ce sujet ; c’est à dire que la Hon­grie avait mon­tré la voie avec les conseils et tout le reste. Ils ne vou­laient pas de ça. Ce sont des intel­lec­tuels qui tentent de théo­ri­ser, de ratio­na­li­ser, d’i­déo­lo­gi­ser tout cela, mais ils retombent dans les sché­mas de la pré­ten­due phi­lo­so­phie poli­tique occi­den­tale, avec quelques ajouts. Par exemple : toute ten­ta­tive de chan­ge­ment radi­cal de la socié­té abou­tit iné­luc­ta­ble­ment au tota­li­ta­risme. C’est la chan­son qu’on entend main­te­nant à satié­té : j’en suis dégoûté.

I : Tu penses à Agnes Heller…

C.C.: Je pense un peu à Hel­ler, je pense sur­tout à Kola­kows­ki. Je trouve tout cela triste, mais je ne crois pas du tout que ce soit acci­den­tel : c’est la pente natu­relle, phy­sio­lo­gique des intel­lec­tuels. Pour eux, encore une fois, un mou­ve­ment auto­nome des masses qui s’ins­ti­tue en forme de gou­ver­ne­ment, cela ne leur dit rien. C’est un cha­meau sous-marin, un dau­phin volant, un cercle car­ré. Pour eux, l’his­toire se résume à des noms propres et à des idées. Ce n’est jamais le mou­ve­ment des masses et les réa­li­sa­tions des masses. Je crois que ce tra­vers est une infir­mi­té pro­fes­sion­nelle des intellectuels.

I : L’o­ri­gi­na­li­té de la pen­sée poli­tique à l’Est réside, selon cer­tains, dans l’im­por­tance que l’on y accorde à l’é­thique au détri­ment du poli­tique pro­pre­ment dit…

C.C.: Je pense que cela devient aus­si une sorte de com­pen­sa­tion à l’ab­sence de véri­table pen­sée poli­tique. On ne sait pas ce qu’il faut faire, mais l’é­thique nous dit en tout cas qu’il est cer­taines choses qu’il ne faut pas faire, voi­là. Dire que l’é­thique prend la place du poli­tique, c’est une âne­rie sans pareil.


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