La Presse Anarchiste

L’air bureaucratique

1 Sui xiang lu [au fil de la plume], librai­rie San­lian, Pékin, 1987, t, 2, pp. 813 – 818.

Un de mes amis, venant pour la pre­mière fois à Shan­ghai, et bien que très occu­pé, a pro­fi­té d’un moment de liber­té pour pas­ser me voir. Comme il s’in­quié­tait qu’à pous­ser la dis­cus­sion plus avant ma voix ne s’en­rouât, nous n’a­vons dis­cu­té qu’un peu plus d’une demi-heure. Pour ma part, je crai­gnais aus­si de m’ex­ci­ter, car je m’«épuise » faci­le­ment. Si je sou­haite beau­coup évi­ter les sujets de conver­sa­tion pro­pices à l’ex­ci­ta­tion, dans la mesure où j’a­gite sou­vent le grand dra­peau du « par­ler vrai », lorsque j’ac­cueille un hôte qui a par­cou­ru un long che­min pour venir me rendre visite, je n’en trou­ve­rais pas moins gênant de pro­non­cer un dis­cours contraire à mes sen­ti­ments à seule fin d’en finir au plus tôt. Au demeu­rant, aujourd’­hui où l’at­mo­sphère sociale est au grand chan­ge­ment, les amis qui viennent me voir non pas besoin, eux non plus, d’é­chan­ger des « pro­duits popu­laires de qua­li­té sûre » dithy­ram­biques. Nous avons donc dis­cu­té, sans détour, de l’ain­si nom­mé « air bureau­cra­tique » 2En 1958, au cours de la cam­pagne connue sous le nom de cam­pagne des « deux anti » (« cam­pagne contre le gas­pillage et le conser­va­tisme »), les auto­ri­tés inti­mèrent aux cadres l’ordre de « se débar­ras­ser de leurs airs bureau­cra­tiques, de leurs airs apa­thiques, de leurs airs pro­digues, de leurs airs arro­gants et de leurs airs pré­cieux » (cf. le Quo­ti­dien du peuple du 4 mars 1958), c’est-à-dire de ce qu’on dési­gnait glo­ba­le­ment sous le nom des « cinq airs ».. Parce que, main­te­nant, il est fonc­tion­naire, il a sou­li­gné qu’il n’a­vait pas, quant à lui, contrac­té l’air bureau­cra­tique. J’ai répli­qué que c’é­tait là une bonne chose, mais qu’il y avait des gens qui pour ne pas être à l’o­ri­gine des bureau­crates n’en affi­chaient pas moins l’air bureau­cra­tique. Je ne plai­san­tais pas. On peut dire que c’est le bilan que je tire de quelque dix années d’ex­pé­rience. Je souffre d’un défaut. En temps ordi­naire, j’aime à pro­non­cer ce mot : « cela n’a pas d’im­por­tance ». Comme si, quelle que fût-ce l’af­faire, j’af­fec­tais de n’y atta­cher aucune impor­tance, et comme si je ne gar­dais jamais rien sur le cœur. Mais après coup, j’y repense tou­jours avec « sérieux ». Résul­tat de ce « sérieux », j’ai décou­vert une maxime : plus les paroles que pro­nonce un indi­vi­du sont belles, moins ses actes le sont. J’ai ain­si uti­li­sé cette maxime pour véri­fier les pro­pos exal­tants et pleins de pro­messes conte­nus dans mes propres textes, et je n’ai pu répri­mer ma sur­prise : quel ver­biage creux ! Voi­là donc com­ment j’é­tais, et les autres ? Mes paroles leur ont été empruntées !

Com­ment cet air bureau­cra­tique est-il venu ? Nous n’é­tions ici rien que des « ser­vi­teurs » du peuple. Tout le monde était « au ser­vice du peuple ». J’a­vais déjà, ain­si, annon­cé autour de moi cette bonne nou­velle, et sou­vent j’en­ten­dais aus­si d’autres gens se livrer à la même pro­pa­gande auprès de moi. Nous disions tous : « plus le temps passe, meilleur il devient », et nous croyions que « plus l’homme chan­geait, meilleur il deve­nait ». Avant que n’ar­rive la « Révo­lu­tion cultu­relle », j’oc­cu­pais vrai­ment mes jour­nées à cela. Si je répé­tais ces phrases, c’est parce que je me satis­fai­sais de paroles creuses et que je n’ac­com­plis­sais rien de réel. Les réunions se suc­cé­daient sans fin, les cahiers de notes cou­verts de notes se suc­cé­daient sans fin, les manus­crits rem­plis de bali­vernes se suc­cé­daient sans fin ! Quand la « Révo­lu­tion cultu­relle » a com­men­cé, on m’a humi­lié sans autre forme de poli­tesse et j’ai été sans mer­ci déchu au rang de « bœuf ». Il deve­nait inutile que je col­porte encore hypo­cri­te­ment les bonnes fausses nou­velles. Dès lors que j’é­tais un « bœuf », natu­rel­le­ment, per­sonne ne pou­vait me « ser­vir ». Il m’a fal­lu me rési­gner aux trai­te­ments inhu­mains. Je n’ai pas été le seul dans ce cas. Pour beau­coup de gens qui avaient aupa­ra­vant tra­vaillé avec moi, pour ceux qui alors ont été enfer­més avec moi dans une « étable », il en a été de même. De ce jour, ils ont dû tout accom­plir eux-mêmes et ils ont dû endu­rer, de bon gré, toutes sortes de grandes hontes et d’hu­mi­lia­tions. Les fac­tions de rebelles pla­car­daient dans leur uni­té d’o­ri­gine des dazi­bao nous « ordon­nant » de faire ceci ou de ne pas faire cela. Non seule­ment ils agis­saient en des­potes dans leur uni­té d’o­ri­gine, mais ils pou­vaient aus­si aller se rebel­ler et débus­quer des gens dans d’autres uni­tés en appor­tant des dazi­bao. En un mot, ils se taillaient par­tout de francs suc­cès. Pen­dant dix ans, sans inter­rup­tion, hor­mis quelques moments, nous avons réci­té de toutes nos forces les « trois articles les plus lus » 3«Les trois articles les plus lus » [ou « trois bons vieux articles »]: « Ser­vir le peuple » était le troi­sième (note de Ba Jin). [Il s’a­git de trois textes de Mao : « Ser­vir le peuple » (8 sep­tembre 1944), « À la mémoire de Nor­man Béthune » (21 décembre 1939), et « Com­ment Yukong dépla­ça les mon­tagnes » (11 juin 1945). Lin Biao vou­lait qu’on les apprenne par cœur. On lit, par exemple, à leur pro­pos dans le <i (Jour­nal de l’Ar­mée popu­laire de libé­ra­tion) du 30 novembre 1966 : « Leur étude est obli­ga­toire pour tous ceux qui sont enga­gés dans la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne et qui servent la cause du peuple. C’est une source de maximes pour les révo­lu­tion­naires. Dans ses direc­tives, le cama­rade Lin Piao [Lin Biaol nous enseigne que non seule­ment les sol­dats, mais aus­si les cadres doivent étu­dier les “trois articles les plus lus”. On doit les étu­dier comme des maximes, a‑t-il dit. Tous, quel que soit leur poste, doivent les étu­dier et appli­quer sur-le-champ ce qu’ils étu­dient afin de mener à bien la révo­lu­tion­na­ri­sa­tion idéo­lo­gique ». (trad. franç. dans Pékin infor­ma­tion, n°2, jan­vier 1967, p.7). Plus tard, deux autres textes furent ajou­tés à la liste : « l’É­li­mi­na­tion des concep­tions erro­nées dans le Par­ti » (décembre 1929) et « Contre le libé­ra­lisme » (7 sep­tembre 1957). On par­la alors des « cinq articles les plus lus » sans com­prendre ce que signi­fiait « ser­vir le peuple ». À notre égard, on n’a usé que de la « réforme par le tra­vail ». Cela veut dire que per­sonne ne s’est mis à notre ser­vice, et que nous ne pou­vions exci­per d’au­cun « titre », d’au­cun « droit » pour ser­vir les autres. Ser­vir était deve­nu une affaire extrê­me­ment glo­rieuse, de même que « cama­rade » était une appel­la­tion extrê­me­ment glo­rieuse. Nous n’y avions pas droit. Dix ans durant, je n’ai pas consta­té que les rap­ports entre les hommes « plus ils chan­geaient, meilleurs ils deve­naient ». J’ai appris seule­ment que les rap­ports entre les « hommes » et les « bœufs » « plus ils chan­geaient, plus ils se dété­rio­raient ». Il semble que ceux qui ser­vaient le peuple étaient des êtres supé­rieurs aux autres, se pla­çant natu­rel­le­ment au-des­sus du lot, qui accom­plis­saient leurs tâches comme s’il se fut agi de régler des affaires admi­nis­tra­tives dans le Yamen. Même lorsque nous entrions dans un maga­sin pour faire des emplettes, nous n’é­tions pas consi­dé­rés comme des clients, mais comme des men­diants venant deman­der l’au­mône. Sou­vent, ce que nous obte­nions c’é­taient des répri­mandes sans aucun égard.

Je me sou­viens avoir par­ti­ci­pé en 1962, à Pékin, à l’As­sem­blée popu­laire natio­nale. L’a­près-midi pré­cé­dant la fin de la réunion, et avant que de me mettre en route pour ren­trer à Hu 4Autre nom de Shan­ghai., je me suis assis dans la salle du res­tau­rant de l’hô­tel et j’ai écrit dans le livre des sug­ges­tions un para­graphe de paroles de recon­nais­sance. À ce moment-là, je res­sen­tais une intense émo­tion parce que dans cet endroit on m’a­vait accueilli de façon fra­ter­nelle et intime. Mais après la « Révo­lu­tion cultu­relle », je n’ai plus trou­vé de rap­ports entre indi­vi­dus com­pa­rables à ceux-là. Par­tout régnait un air bureau­cra­tique, une sorte de pres­sion. Je me suis ren­du en de mul­tiples endroits et chaque fois je me suis sen­ti oppres­sé. Pour­tant cela ne me sem­blait abso­lu­ment pas anor­mal comme si j’a­vais déjà pris l’ha­bi­tude de telles situa­tions. Sans doute les étables avaient-elles été démo­lies, mais je conser­vais ma queue, et comme aupa­ra­vant je res­tais infé­rieur à d’autres. C’est pour­quoi, on pou­vait bien crier chaque jour : « ser­vir le peuple », vis-à-vis de cer­taines per­sonnes, l’ap­pli­ca­tion des prin­cipes poli­tiques ne s’im­po­sait tou­jours pas 5Ba Jin semble faire allu­sion ici au mou­ve­ment de réha­bi­li­ta­tions lan­cé après 1978 et qui a concer­né d’a­bord les hauts cadres avant les intel­lec­tuels.; c’est pour­quoi, bien qu’es­suyant des rebuf­fades sur tous les plans, je gar­dais la conscience en paix, comme si, mon sort étant pré­des­ti­né, il se révé­lait inutile que je me plaignisse.

Pour par­ler fran­che­ment, des dix années de « Révo­lu­tion cultu­relle », je tire une leçon pro­fonde : quel que soit l’é­vé­ne­ment, qu’on lise un texte, qu’on regarde un repor­tage ou qu’on écoute un dis­cours, il convient tou­jours de s’im­pli­quer soi-même et de mettre son cer­veau en action pour réflé­chir, avant d’ex­pri­mer son avis et de le suivre pas à pas, ou pas. En un mot, il convient de s’as­su­rer en pre­mier lieu s’il s’a­git d’une véri­té ou bien d’un men­songe. Jadis, je n’au­rais pas cru que les hommes puissent vendre de fausses mar­chan­dises pour sub­sis­ter. Mais un jour est arri­vé où je me suis mis, sans res­sen­tir de honte, à racon­ter n’im­porte quoi en vue de faire pas­ser des ves­sies pour des lan­ternes 6Lit­té­ra­le­ment : « mon­trer un cerf en le fai­sant pas­ser pour un che­val ».. J’ai enfin com­pris qu’en ces temps-là des gens avaient dû se résoudre à vendre de faux remèdes ou de fausses mar­chan­dises dans le but de pro­té­ger leur propre exis­tence. La pré­ten­due « Révo­lu­tion cultu­relle » n’a rien été d’autre que cela. J’ai fini par com­prendre com­ment, après les épreuves tra­ver­sées pen­dant la « Révo­lu­tion cultu­relle », j’a­vais pu revê­tir de splen­dides habits pour réa­li­ser, moi aus­si, de sales affaires. J’a­vais cru que la « Révo­lu­tion cultu­relle » était une révo­lu­tion gran­diose mais quand est arri­vé le moment d’é­crire des essais fai­sant l’é­loge de cette « gran­diose » révo­lu­tion, j’a­vais déjà pu voir ces choses san­glantes, par­ti­cu­liè­re­ment immondes et ter­ri­ble­ment hideuses. Pour en chan­ter les louanges, il a fal­lu qu’on m’y oblige ou qu’on ajoute les cou­ronnes tres­sées par quel­qu’un d’autre. J’ai sup­por­té cela parce que je cher­chais à me pro­té­ger. J’ai sup­por­té cela parce que j’a­vais déjà mis au jour cette grande escro­que­rie. J’ai sup­por­té cela parce que depuis mon enfance j’a­vais pris l’ha­bi­tude d’en­tendre la leçon que nous ont légué nos ancêtres : « res­ter sage­ment à l’a­bri pour se pré­ser­ver » 7Lit­té­ra­le­ment : « celui qui com­prend assure son corps »..

« Res­ter sage­ment à l’a­bri pour se pré­ser­ver ! » Voi­là un bien gros héri­tage. Les mou­ve­ments se sont suc­cé­dé sans cesse ! Les cri­tiques se sont suc­cé­dé sans cesse ! N’est-ce pas pour pro­té­ger cet héri­tage que tout le monde a com­pris qu’il fal­lait res­ter sage­ment à l’a­bri ? Par la suite, un feu ardent de dix ans a brû­lé de belles choses jus­qu’à ce qu’il ne reste plus rien. Récem­ment, des délé­gués de l’As­sem­blée popu­laire natio­nale ont dis­cu­té de la qua­li­té des ser­vices à Pékin. Cela ne res­semble en rien aux éloges enthou­siastes que j’a­vais por­tés sur le cahier de sug­ges­tions mais à des cri­tiques de mécon­ten­te­ment. La preuve est appor­tée que dix années de « Révo­lu­tion cultu­relle » ont pro­vo­qué beau­coup de vilaines affaires, ont entraî­né beau­coup de grandes trans­for­ma­tions. Aujourd’­hui, il se trouve encore des gens qui se sou­viennent avec nos­tal­gie des bonnes années cin­quante. En ce temps-là, la « déli­mi­ta­tion erro­née » et l’«élargissement » 8Dans la « Réso­lu­tion sur quelques ques­tions de l’his­toire de notre par­ti depuis la fon­da­tion de la Répu­blique popu­laire de Chine » adop­tée par le comi­té cen­tral du P.C.C. le 27 juin 1981, « la lutte contre les droi­tiers, lit-on, a été pous­sée à outrance ». La « déli­mi­ta­tion erro­née » signi­fie l’é­ten­due arbi­traire de la popu­la­tion incri­mi­née, et par « élar­gis­se­ment », on entend l’ex­ten­sion don­née à la répres­sion. n’a­vaient pas encore com­men­cé, « ser­vir » n’é­tait aucu­ne­ment un mot creux sus­pen­du aux lèvres, les pro­cé­dés magiques trans­for­mant les hommes en « bœufs » n’a­vaient pas non plus encore été inven­tés, et si dans la nou­velle socié­té j’é­tais trai­té comme un être humain, je jugeais les autres de même. Mais, après dix années de grand incen­die, sur un amas de ruines, que pour­rions-nous encore trou­ver ? Des décombres, un amon­cel­le­ment de cendres ? « Des manières gros­sières, des clients qu’on hous­pille », ce que l’As­sem­blée popu­laire natio­nale a décou­vert, ce n’est pas l’é­ga­li­té, c’est l’air bureau­cra­tique. On dit qu’il en va ain­si dans la capi­tale et que cela est pire en pro­vince. En véri­té, par­tout il y a du bon et du mau­vais. Nous avons un adage : « Sus­pendre une tête de mou­ton mais vendre de la tête de chien » 9Adage qu’on pour­rait rendre, éga­le­ment, de façon moins lit­té­rale, par : « faire prendre des ves­sies pour des lan­ternes »., qui apporte la preuve que sus­pendre une enseigne ave­nante pour vendre de fausses mar­chan­dises ou des mar­chan­dises défec­tueuses on connais­sait déjà cela dans l’an­cien temps. Si on ne s’oc­cupe pas de cela sérieu­se­ment, les gens s’y habi­tue­ront faci­le­ment, ils se lais­se­ront duper avec rési­gna­tion et ils lais­se­ront les choses se développer.

Je suis issu d’une famille de pro­prié­taires fon­ciers bureau­cra­tiques. Ensuite, j’ai été enfer­mé dans les « étables » de la « Révo­lu­tion cultu­relle » pen­dant dix ans où j’ai vécu en pre­nant l’ha­bi­tude de bais­ser la tête. De grands bureau­crates, des petits, ou sim­ple­ment des « bureau­crates » qui en avaient seule­ment l’air, j’en ai vu beau­coup. Dans une socié­té hié­rar­chi­sée, j’ap­par­te­nais, sem­blait-il, au bas peuple (au cours de la « Révo­lu­tion cultu­relle », en effet, j’ai été trai­té comme le bas peuple et j’ai subi toutes sortes de mau­vais trai­te­ments) et je ser­vais encore de cible aux grands et aux petits bureau­crates (en par­ti­cu­lier à ceux des bureau­crates qui n’en n’a­vaient que l’air), cible au tra­vers de laquelle se mani­fes­tait leur air bureau­cra­tique. Cri­tiques nomi­na­tives, séances de lutte iti­né­rantes, j’ai subi des répri­mandes à n’en plus finir. C’est pour­quoi, s’a­gis­sant des choses féo­dales, j’ai une per­cep­tion par­ti­cu­liè­re­ment fine : quand bien même elles se parent des habits de la révo­lu­tion, je les recon­nais sans dif­fi­cul­té. Il y a des gens qui aiment à sus­pendre l’en­seigne du « recher­chons la véri­té dans les faits » pour vendre de vieilles mar­chan­dises « bureau­cra­tiques ». Il en est qui tiennent l’«air bureau­cra­tique » pour un trai­te­ment poli­tique par­ti­cu­lier, et qui consi­dèrent, qu’en fin de compte, leurs grands mérites et la posi­tion éle­vée qu’ils occupent les rendent dif­fé­rents des autres. On en trouve qui laissent le pré­fet libre de mettre le feu où bon lui semble et qui ne per­mettent pas au peuple d’al­lu­mer un lumi­gnon, consi­dé­rant que depuis tou­jours les bureau­crates sont de loin supé­rieurs aux autres. Il en est encore, dont on dirait qu’ils croient que les avis de l’ad­mi­nis­tra­tion et les direc­tives émises sont au ser­vice du peuple. En tout état de cause, on ne sau­rait oublier les « paroles vraies » der­rière son cer­veau et le moment de les mettre en œuvre est arri­vé. Que s’a­git-il de mettre en œuvre ? Il s’a­git de mettre en œuvre le prin­cipe de la recherche de la véri­té dans les faits, c’est-à-dire du par­ler vrai. « Ce que nous disons, nous le fai­sons ». Il ne faut pas oublier de faire ce qu’on a dit que l’on ferait. Il faut faire immé­dia­te­ment ce qu’on a dit qu’on ferait, car dire et ne pas faire équi­vaut à ne rien dire.

Mon visi­teur a pris congé et il est par­ti. En m’ap­puyant sur ma canne je l’ai rac­com­pa­gné jus­qu’à la porte. Bien que l’en­tre­vue ait été courte et que nous n’ayons pas eu le temps de beau­coup bavar­der, nous étions ravis. Je n’a­vais rien dit d’autre que : fonc­tion­naires, moins de paroles creuses, et non fonc­tion­naires, n’af­fec­tez pas l’air bureau­cra­tique. Ni don­neurs de leçons, ni gens pour les subir, que tous les indi­vi­dus soient égaux et qu’ils se com­prennent mutuel­le­ment. Accom­plir de nom­breux actes concrets, pour la satis­fac­tion géné­rale… C’est ain­si et c’est tout.

Ba Jin
(trad. du chi­nois A. Pino)

  • 1
     Sui xiang lu [au fil de la plume], librai­rie San­lian, Pékin, 1987, t, 2, pp. 813 – 818.
  • 2
    En 1958, au cours de la cam­pagne connue sous le nom de cam­pagne des « deux anti » (« cam­pagne contre le gas­pillage et le conser­va­tisme »), les auto­ri­tés inti­mèrent aux cadres l’ordre de « se débar­ras­ser de leurs airs bureau­cra­tiques, de leurs airs apa­thiques, de leurs airs pro­digues, de leurs airs arro­gants et de leurs airs pré­cieux » (cf. le Quo­ti­dien du peuple du 4 mars 1958), c’est-à-dire de ce qu’on dési­gnait glo­ba­le­ment sous le nom des « cinq airs ».
  • 3
    « Les trois articles les plus lus » [ou « trois bons vieux articles »]: « Ser­vir le peuple » était le troi­sième (note de Ba Jin). [Il s’a­git de trois textes de Mao : « Ser­vir le peuple » (8 sep­tembre 1944), « À la mémoire de Nor­man Béthune » (21 décembre 1939), et « Com­ment Yukong dépla­ça les mon­tagnes » (11 juin 1945). Lin Biao vou­lait qu’on les apprenne par cœur. On lit, par exemple, à leur pro­pos dans le <i (Jour­nal de l’Ar­mée popu­laire de libé­ra­tion) du 30 novembre 1966 : « Leur étude est obli­ga­toire pour tous ceux qui sont enga­gés dans la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne et qui servent la cause du peuple. C’est une source de maximes pour les révo­lu­tion­naires. Dans ses direc­tives, le cama­rade Lin Piao [Lin Biaol nous enseigne que non seule­ment les sol­dats, mais aus­si les cadres doivent étu­dier les “trois articles les plus lus”. On doit les étu­dier comme des maximes, a‑t-il dit. Tous, quel que soit leur poste, doivent les étu­dier et appli­quer sur-le-champ ce qu’ils étu­dient afin de mener à bien la révo­lu­tion­na­ri­sa­tion idéo­lo­gique ». (trad. franç. dans Pékin infor­ma­tion, n°2, jan­vier 1967, p.7). Plus tard, deux autres textes furent ajou­tés à la liste : « l’É­li­mi­na­tion des concep­tions erro­nées dans le Par­ti » (décembre 1929) et « Contre le libé­ra­lisme » (7 sep­tembre 1957). On par­la alors des « cinq articles les plus lus »
  • 4
    Autre nom de Shanghai.
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    Ba Jin semble faire allu­sion ici au mou­ve­ment de réha­bi­li­ta­tions lan­cé après 1978 et qui a concer­né d’a­bord les hauts cadres avant les intellectuels.
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    Lit­té­ra­le­ment : « mon­trer un cerf en le fai­sant pas­ser pour un cheval ».
  • 7
    Lit­té­ra­le­ment : « celui qui com­prend assure son corps ».
  • 8
    Dans la « Réso­lu­tion sur quelques ques­tions de l’his­toire de notre par­ti depuis la fon­da­tion de la Répu­blique popu­laire de Chine » adop­tée par le comi­té cen­tral du P.C.C. le 27 juin 1981, « la lutte contre les droi­tiers, lit-on, a été pous­sée à outrance ». La « déli­mi­ta­tion erro­née » signi­fie l’é­ten­due arbi­traire de la popu­la­tion incri­mi­née, et par « élar­gis­se­ment », on entend l’ex­ten­sion don­née à la répression.
  • 9
    Adage qu’on pour­rait rendre, éga­le­ment, de façon moins lit­té­rale, par : « faire prendre des ves­sies pour des lanternes ».

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