1 Sui xiang lu [au fil de la plume], librairie Sanlian, Pékin, 1987, t.2, pp.778 – 779.
D’aucuns me disent inébranlable. En réalité, je suis fragile voire très faible parfois. En voici une illustration : pendant la période de la fête du Printemps, plusieurs jours durant, on a pu entendre au cours d’émissions télévisées des gens chanter des « opéras modèles » 2Voir, plus loin, le texte intitulé « les Opéras modèles ».. J’en ai écouté plusieurs extraits et, une fois couché, j’ai fait un rêve qui se passait pendant la « Révolution culturelle » : en compagnie de personnes familières, enfermé dans une étable, j’avouais mes crimes personnels. Je me suis réveillé, le cœur palpitant, et j’ai récité à toute vitesse la « directive suprême » 3Le Quotidien du peuple, en date du 22 janvier 1966, invitait ses lecteurs, quoi qu’ils fissent, à tenir les œuvres de Mao pour une « directive suprême ».. Mais au bout d’une phrase, j’avais déjà repris conscience totalement. J’ai poussé un soupir de soulagement en comprenant que l’époque où l’on chantait haut et fort ces « opéras » était révolue et que les étables 4Officiellement, la « Révolution culturelle » se fixait pour tâche de « balayer les génies malfaisants » [littéralement : monstres-bovins et réincarnations de serpents], c’est-à-dire « les classes exploiteuses », les « spécialistes », « savants », « autorités » et « maîtres à penser bourgeois », (cf. l’éditorial du Quotidien du peuple du 1er juillet 1966). la métaphore a été filée jusqu’au bout, et les cachots et autres mitards où les affidés de Mao tenaient enfermées ces bêtes étranges furent décorées du nom d’«étables ». avaient été démolies depuis longtemps. Aussi est-ce le cœur joyeux que je me suis levé et que je me suis habillé.
Le lendemain, un ami est venu me trouver. Je lui ai raconté mon rêve et il m’a dit en souriant :
— Comme dit l’adage, tu n’es toujours pas revenu de ta frayeur 5Se dit à propos de la « Révolution culturelle ».!
Cet ami est lui aussi un intellectuel et son destin, peu ou prou, a suivi le mien. Son sourire m’a scandalisé. J’ai rétorqué :
— Est-ce que par hasard tes craintes se seraient estompées ?
Son sourire s’est effacé et, passé un moment, il a déclaré :
— Dans les années cinquante, jamais je n’aurai imaginé qu’il puisse se produire une « Grande Révolution culturelle ». Maintenant, comment saurais-je te l’assurer ? La seule chose que je puisse affirmer avec certitude c’est qu’il est hors de question que j’entre de nouveau dans une étable.
— Ainsi donc, tu compterais opposer une résistance passive ?
Il m’a répondu avec conviction :
— S’il n’y plus de bœufs, on ne pourra plus demander aux généraux célestes 6C’est-à-dire les gardes rouges. de « balayer avec toute leur énergie les génies malfaisants »
.
Nous avons aussi bavardé de quelques affaires concernant les ainsi nommés fils de famille noble. À l’époque, ces fils de famille noble n’avaient pas encore été exécutés et toutes sortes d’informations non officielles circulaient relativement à leur jugement. Connaissant l’un des deux, sans être aucunement de ses familiers, il a déclaré à son propos :
— Est-on fondé, oui ou non, à voir en lui une victime ?
— Une victime du mode de vie pourri de la bourgeoisie ? ai-je demandé.
— Non, je veux dire : est-on fondé à voir en lui une « victime de la Grande Révolution culturelle » ?
— Pourquoi ?
— Parce que des années durant, la « Grande Révolution » a tenu ces garçons entre ses mains et a jonglé avec eux, en les jetant de haut en bas et de bas en haut. Estimant qu’on les avait traités de façon injuste et incapables de s’y résigner, ils se sont délibérément vengés sur les autres en se lançant dans toutes sortes de vilaines affaires.
— Non. Je ne suis pas d’accord avec toi. N’avons-nous pas été, nous aussi, traités de façon injuste ?
— Pour nous, les choses étaient différentes. Nous étions des intellectuels pourvus d’une queue 7Équivalent, en matière politique, de l’expression « traîner derrière soi une casserole ». On se réfère ici à la position sociale. Le prétexte allégué pour justifier l’existence des « étables » était qu’on pouvait, moyennant une « rééducation », y perdre sa « queue ».. Eux, leur origine sociale est bonne et leurs parents méritent bien du peuple.
— Dans ce cas, toi et moi retournerions-nous dans ces étables pour y couper notre queue ?
Il est resté coi, comme s’il se fût montré incapable de répondre quoi que ce soit.
Après que mon hôte ait pris congé de moi, je me suis assis sur le sofa et j’ai laissé vagabonder mon esprit.
— Serait-il possible que je doive me préparer à retourner dans une étable ? Plus j’y pensais et plus cela devenait confus.
Ba Jin
25 février [1986].
(trad. du chinois A. Pino)
- 1Sui xiang lu [au fil de la plume], librairie Sanlian, Pékin, 1987, t.2, pp.778 – 779.
- 2Voir, plus loin, le texte intitulé « les Opéras modèles ».
- 3Le Quotidien du peuple, en date du 22 janvier 1966, invitait ses lecteurs, quoi qu’ils fissent, à tenir les œuvres de Mao pour une « directive suprême ».
- 4Officiellement, la « Révolution culturelle » se fixait pour tâche de « balayer les génies malfaisants » [littéralement : monstres-bovins et réincarnations de serpents], c’est-à-dire « les classes exploiteuses », les « spécialistes », « savants », « autorités » et « maîtres à penser bourgeois », (cf. l’éditorial du Quotidien du peuple du 1er juillet 1966). la métaphore a été filée jusqu’au bout, et les cachots et autres mitards où les affidés de Mao tenaient enfermées ces bêtes étranges furent décorées du nom d’«étables ».
- 5Se dit à propos de la « Révolution culturelle ».
- 6C’est-à-dire les gardes rouges.
- 7Équivalent, en matière politique, de l’expression « traîner derrière soi une casserole ». On se réfère ici à la position sociale. Le prétexte allégué pour justifier l’existence des « étables » était qu’on pouvait, moyennant une « rééducation », y perdre sa « queue ».