La Presse Anarchiste

Se souvenir

1 Sui xiang lu [au fil de la plume], Librai­rie San­lian, Pékin, 1987, L 2, pp. 780 – 787.

Récem­ment, et à plu­sieurs reprises, j’ai rêvé que j’é­tais reve­nu au temps où l’on chan­tait haut et fort des « opé­ras modèles ». En me réveillant, je me suis sen­ti chaque fois mal à l’aise. Vingt ans après, com­ment pou­vais-je me mon­trer aus­si faible ? Dans le der­nier « Au fil de la plume » 2«Les Étables », cf. supra., j’é­vo­quais comme une éven­tua­li­té le fait qu’on rentre de nou­veau dans les « étables » pour y cou­per sa queue. Serait-ce que je croie vrai­ment que les intel­lec­tuels sont pour­vus d’une queue qu’on appelle le « savoir » et qu’il leur faut la cou­per ? Veuillez ne pas vous moquer de ma sot­tise. Il fut un temps, un temps assez long, où j’au­rais cer­tai­ne­ment cru cela et où je me serais même réso­lu à lais­ser cou­per la mienne. Ain­si, il y a vingt ans, quand on m’a enfer­mé dans une « étable », je m’é­tais rési­gné à res­ter un « bœuf » toute ma vie, je me tenais pour un être infé­rieur, et j’en­viais ter­ri­ble­ment le sort de ceux qui se consi­dé­raient comme supé­rieurs à moi. A l’é­poque, seuls ces der­niers avaient qua­li­té pour chan­ter les « opé­ras modèles » ou pour les fre­don­ner. Dès lors, qu’on ne s’é­tonne pas d’ap­prendre qu’en­ten­dant récem­ment des gens chan­ter des « opé­ras modèles », et quand bien même ils n’aient pas été cos­tu­més et maquillés, je me sois sou­ve­nu que nous avions déjà vécu une période où l’on dis­tri­buait arbi­trai­re­ment les gens par caté­go­ries, une époque où le « savoir » consti­tuait une queue cri­mi­nelle. Dix années ter­ribles, dif­fi­ciles à sup­por­ter, et qui, sem­blables à des ombres de démons gigan­tesques, sur­gis­saient à nou­veau sous mes yeux. J’ai com­pris alors qu’en disant la der­nière fois que « les étables avaient été démo­lies depuis long­temps », je n’a­vais pro­non­cé qu’une parole vide de sens. Pen­dant ces dix années, je suis entré dans des « étables » de toutes sortes, et il suf­fi­sait que quel­qu’un me débusque comme « bœuf » pour que la pre­mière pièce venue fasse office d’«étable ». Pas plus qu’on n’a­vait eu à les « construire », on n’a eu à les « démo­lir ». Jus­qu’à pré­sent, j’ai souf­fert d’une peur chro­nique, et cela ne sau­rait expli­quer que mon manque de force, ou plu­tôt ma fai­blesse. Mais durant ces dix années, en fin de compte, com­bien ai-je ren­con­tré d’hommes forts ? Au terme d’une suite inces­sante de mou­ve­ments grands ou petits, même celles de mes nom­breuses vieilles connais­sances qui pos­sé­daient un tant soit peu de vigueur l’ont per­due. Qu’on « trace un cercle par terre en guise de pri­son » et per­sonne n’o­sait en sor­tir. On se serait encore cru à l’é­poque de l’empereur Wen de la dynas­tie des Zhou 3L’his­toire concer­nant l’ex­pres­sion : « tra­cer un cercle par terre en guise de pri­son et plan­ter un piquet en guise de geo­lier » et le buche­ron Wu Ji figure dans le cha­pitre 23 du Feng Shen Yanyi (note de Ba Jin). [Le Feng Shen Yanyi (le roman de la cano­ni­sa­tion des dieux) est un roman ano­nyme de l’é­poque Ming.] . Nous crai­gnions, moi y com­pris, les « ordres » des fac­tions rebelles, ces « ordres » qui rele­vait en fait du pro­cé­dé féo­dal (tout ce qu’a pro­pa­gé la « Bande des quatre » ont été des pro­duits locaux féo­daux). Aujourd’­hui, vingt ans plus tard, nos yeux doivent se des­siller, ils doivent véri­ta­ble­ment « dis­cer­ner » 4Détour­ne­ment d’un slo­gan célèbre en vogue durant la « Révo­lu­tion cultu­relle » : « Aus­si rusés soient les enne­mis de classe, les yeux du peuple sau­ront les dis­cer­ner. ». Même si les nom­breux « vachers » du pas­sé vaquent à leurs occu­pa­tions ici ou là comme s’ils étaient à l’af­fût, il suf­fit que nous refu­sions de retour­ner dans les « étables » pour qu’au­cune « parole de jade sor­tie d’une bouche d’or » 5Méta­phore dési­gnant le pro­pos d’un dieu ou de l’empereur. Se dit du dis­cours que tiennent les auto­ri­tés., pour qu’au­cun pro­cé­dé magique, ne trans­forme un homme en ani­mal. Et s’ils ne dis­posent d’au­cun bœuf, aus­si nom­breux soient-ils, les « vachers » se révé­le­ront impuissants !

Le pro­blème réside en ceci : pre­nons-nous nous-mêmes au sérieux, res­pec­tons-nous. Si l’on agit de cette façon, nous n’au­rons rien à craindre. Mon ami déter­mi­né « à ne plus entrer dans une étable » a pro­ba­ble­ment entiè­re­ment rai­son et je ne l’en estime que davantage.

Quand il est reve­nu me voir à l’hô­pi­tal, nous avons pour­sui­vi notre conversation.

Pre­nant un siège, il m’a demandé :

— Crain­drais-tu, aujourd’­hui, qu’on te débusque pour te cou­per la queue ? Et sans attendre ma réponse, il a enchaîné :

— Les queues existent-elles, oui ou non ? Regarde, il est évident qu’on joue sur les mots. Or, tout le monde a été mani­pu­lé ain­si au cours de ces années-là. Quel gâchis ! Il y a peu, je viens encore de lire dans une revue lit­té­raire un roman, Cinq filles et une corde. Cinq demoi­selles char­mantes se tuent en se pen­dant à une corde, croyant qu’elles ver­ront le para­dis. En ima­gi­nant ces jeunes filles pures, une grande tris­tesse m’a gagné. Elles aus­si sont des vic­times de la « Révo­lu­tion cultu­relle ». Des gens de toutes sortes et de toutes condi­tions sont deve­nus des vic­times de ce « jeu de mot ». En pre­nant pour point de départ l’op­po­si­tion au savoir, cette « Grande Révo­lu­tion » a prou­vé une chose : anéan­tir le savoir ne revient à rien d’autre qu’à deman­der à tout le monde de s’en remettre à une corde du soin de les mener au para­dis. Le peut-on ?

N’at­ten­dant pas qu’il finisse, je suis inter­ve­nu en lui demandant :

— Les fils de famille noble sont-ils eux aus­si des vic­times de la « Révo­lu­tion cultu­relle » ? C’est ce que tu sou­te­nais la der­nière fois.

Il a répon­du sans ambages :

— Aujourd’­hui, je vois encore les choses de cette façon. Tu dois te sou­ve­nir de ces années où nous nous trou­vions à l’É­cole du 7 mai 6Les « Écoles du 7 mai pour cadres » (ain­si nom­mées par réfé­rence à une lettre adres­sée par Mao à Lin Biao le 7 mai 1966) furent des inter­nats de réédu­ca­tion au grand air où l’on envoya les intel­lec­tuels chi­nois apprendre à plan­ter des melons. On éva­lue à 20 mil­lions le nombre de ceux qui les fré­quen­tèrent entre 1966 et 1978. de Fengxian 7Ba jin a été envoyé à Fengxian en février 1970. Il en est reve­nu défi­ni­ti­ve­ment deux ans et demi plus tard, après la mort de sa femme, en août 1972. (cf. Li Hui, Chen Sihe, Li Cun­juang, « Ba Jin sheng­ping ji wen­xue huo­dong shilüe » [épi­to­mé de la vie et des acti­vi­tés lit­té­raires de Ba Jin], in Li Cun­guang, Ba Jin yan­jiu ziliao [maté­riaux de recherche sur Ba Jin], vol. 1, Haixia wenyi chu­banshe, Fuz­hou, 1985.). Le vieux Wang, qu’on avait mis à l’é­cart avec nous, avait sol­li­ci­té à plu­sieurs reprises un congé pour ren­trer chez lui et s’oc­cu­per des affaires de son fils. Comme lui et son épouse étu­diaient et tra­vaillaient à l’é­cole des cadres, ils ont dû se résoudre à lais­ser leur jeune enfant âgé de neuf ans à la mai­son. Les voi­sins étant éga­le­ment inca­pables de s’en char­ger, l’en­fant a com­men­cé à tom­ber entre les mains de petits voyous, et, subis­sant leur influence, il a com­mis de mau­vaises actions. Pour finir, les vieux Wang se sont vus dans l’o­bli­ga­tion d’en­voyer leur fils dans la famille de la tante mater­nelle, à Ning Bo, en la priant de s’en occu­per à leur place. A coup sûr, les his­toires de ce genre n’ont pas man­qué à l’é­poque. On ne lais­sait pas les parents s’oc­cu­per de leur pro­gé­ni­ture, et on ne trou­vait pas de pro­fes­seurs pour s’oc­cu­per d’elle. Com­ment auraient-ils pu échap­per aux voyous ? Les gens qui ne dis­po­saient d’au­cun autre moyen ont dû se rési­gner à aban­don­ner fils et filles aux mains des voyous. Du temps que leurs parents « mar­chaient sur la voie du capi­ta­lisme » ou étaient des « rené­gats », qu’on iso­lait pour enquê­ter sur eux ou qu’on cri­ti­quait et qu’on lut­tait, ces fils de famille noble étaient déjà tom­bés entre les mains de voyous et rece­vaient leur « édu­ca­tion ». Ceux-ci, usant de pro­cé­dés divers, ont for­mé les fils de famille noble contem­po­rains. Dans les films de fic­tion ou dans les feuille­tons qu’on passe à la télé­vi­sion aujourd’­hui, tu peux aus­si voir des scènes ana­logues. Te sou­viens-tu qu’à l’é­poque ils inci­taient les jeunes éco­liers à confis­quer les biens, à frap­per les gens, à occu­per de force les mai­sons pour y éta­blir leur quar­tier géné­ral ? Et le rez-de-chaus­sée de ta mai­son, n’a-t-il pas été aus­si occu­pé ? En 66, la rumeur a cir­cu­lé un moment selon laquelle on ne lais­se­rait pas les lycéens faire par­tout table rase des quatre vieille­ries 8A savoir : les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles cou­tumes et les vieilles habi­tudes., et Zhang Chun­qiu 9Ancien jour­na­liste et idéo­logue fou, cer­veau de Jiang Qing (Mme Mao), un des membres, avec cette der­nière, Yao Wenyuan et Wang Hong­wen, de la célèbre « Bande des quatre ». a publié sur le champ une décla­ra­tion pour que les éco­liers conti­nuent de des­cendre dans la rue. Ce soir-là, beau­coup de gens ont subi un mal­heur. T’en souviens-tu ?

— Com­ment pour­rais-je ne pas m’en sou­ve­nir, ai-je répli­qué. Ce soir-là, quelques lycéens ont fran­chi le mur. Celui qui se tenait à leur tête n’a­vait pas plus de qua­torze ou quinze ans. C’é­tait un enfant de cadres, venu de Pékin. Avec la boucle en cuivre de son cein­tu­ron, il a frap­pé Xiao Shan 10Il s’a­git de l’é­pouse de Ba Jin, aujourd’­hui dis­pa­rue. et l’a bles­sé à l’œil. Ils ont fait du tapage durant quelques heures, et pour finir, ils nous ont séques­trés dans les toi­lettes, Xiao Shan, moi, ain­si que mes deux sœurs cadettes et ma fille âgée de vingt et un ans. Ils ont empor­té ce qu’ils vou­laient. La porte des toi­lettes avait beau ne pas être fer­mée à clef, plus d’une demi-heure après qu’il soient par­tis, nous n’a­vions pas encore osé l’ou­vrir pour sor­tir. Le len­de­main matin, de bonne heure, Xiao Shan a fait un rap­port à son uni­té de tra­vail, mais en pure perte. Les éco­liers ont conti­nué de se com­por­ter de la sorte, fouillant à leur guise et s’emparant de ce qu’ils vou­laient. Pour­tant, aucun d’eux n’a jamais tou­ché ni au pla­card à vête­ments ni à la biblio­thèque sur les­quels l’u­ni­té de tra­vail avait posé des scel­lés. Au bout d’un peu plus d’un an, envi­ron, l’u­ni­té de tra­vail nous a deman­dé, à toute la famille, de démé­na­ger au rez-de-chaus­sée, et sur les portes des pièces situées à l’é­tage des scel­lés ont été posés. Ensuite, des étu­diants ont « tenu gar­ni­son » dans notre uni­té de tra­vail. Dès leur arri­vée, nous, les « bœufs », nous avons été convo­qués pour un inter­ro­ga­toire. On fai­sait mettre des gens à genoux dans le hall. Cer­tains étaient frap­pés à qui on cas­sait des dents. Cette uni­té de tra­vail était alors la sec­tion de l’As­so­cia­tion des écri­vains, et les écri­vains pré­sents étaient consi­dé­rés comme des « bœufs » et se voyaient sou­mis à toutes sortes d’é­preuves. Nous avons atteint vrai­ment le comble de l’i­ro­nie ! L’é­vé­ne­ment sui­vant s’est pro­duit pro­ba­ble­ment au cours de la der­nière décade du mois de jan­vier 68. Ce jour-là, alors que l’in­ter­ro­ga­toire tou­chait à sa fin, le chef de la fac­tion des rebelles nous a fait venir sur la pelouse pour nous répri­man­der. Après avoir essuyé ses offenses, nous avons encore été inju­riés et per­sonne n’a osé bron­cher. J’ai quit­té l’u­ni­té de tra­vail en com­pa­gnie d’un ami qui par­ta­geait la même « étable » que moi, et nous avons fait route ensemble pour ren­trer chez nous. Je lui ai dit ceci : « Prend soin de toi ». Il m’a répon­du avec dou­leur : « Dis moi com­ment faire ! » Ce jour-là, malade, il était res­té chez lui. Pen­dant la réunion, on est allé le cher­cher exprès. Il ne savait pas alors quel était l’ob­jet de la réunion. A ce moment-là, je n’é­tais déjà plus sem­blable à Wu Ji, le buche­ron de l’empereur Wen de la dynas­tie des Zhou. Pour­tant, si je ne croyais pas com­plè­te­ment à l’«injonction » conte­nue dans la for­mule « tra­cer un cercle par terre en guise de pri­son », je la redou­tais et j’é­tais obli­gé de m’y confor­mer. Je com­pre­nais aus­si que, tota­le­ment désar­mé, mieux valait, à ce moment-là, me sou­mettre aux quatre volon­tés des autres. Mon cer­veau était empli de pen­sées confuses. Je me suis sou­ve­nu de l’u­nique pou­voir magique dont je dis­po­sais : la puri­fi­ca­tion de l’âme par l’ac­cep­ta­tion des épreuves. Mais endu­rer les épreuves avec obs­ti­na­tion, cela condui­sait-il vrai­ment à une puri­fi­ca­tion de l’âme ? Par-des­sus tout, nous dési­rions vivre.

Mon ami m’a cou­pé la parole. Il a dit :

— Tu ne veux pas dire plu­tôt qu’«à force de per­sé­vé­rance, on finit par gagner » ? Nous tous, nous nous sommes dit cela. Seuls ceux qui ont per­sé­vé­ré sont encore là main­te­nant. Mais ces enfants, ces jeunes gens, ont fran­chi les obs­tacles, ont vu la socié­té, s’y sont éle­vés et ont été abat­tus. Je me sou­viens d’une affaire. En 67, quand mon fils a été envoyé à la cam­pagne, dans l’An­hui, pour s’y ins­tal­ler, je suis allé l’ac­com­pa­gner à la gare. Les voi­tures étaient bon­dées de jeunes gens et quand le train s’est ébran­lé, on enten­dait les san­glots de ces enfants. Pour­quoi ne leur lais­sait-on pas pour­suivre sage­ment leurs études ? Je n’o­sais y pen­ser. Ce soir-là, la neige tom­bait à gros flo­cons. J’ai quit­té la gare et comme je ne suis pas par­ve­nu à me glis­ser dans l’au­to­bus, j’ai fait le che­min à pied et je suis ren­tré tard chez moi. Mon épouse s’in­quié­tait pour moi, elle s’in­quié­tait aus­si pour notre enfant. Conte­nant ses pleurs, elle m’a pres­sé de ques­tions. J’ai dit que notre enfant était très content et qu’il avait enton­né des chants révo­lu­tion­naires avec ses cama­rades de classe en quit­tant Shan­ghai. Elle ne m’a pas cru. Elle pen­sait à notre enfant et n’a pas fer­mé l’œil de la nuit. À l’é­poque, quelle famille n’a pas connu cela ? Pour ce qui me concerne, je n’ai rien à dire, mais vis-à-vis de la géné­ra­tion de nos enfants je ne peux que me désoler.

J’ai dit :

— Esti­mons-nous heu­reux. Tes enfants et les miens ne sont pas tom­bés entre les mains de voyous. Nous l’a­vons échap­pé belle ! Sinon, qu’au­rions nous fait ? Chaque fois que j’y songe, cela m’ef­fraye vraiment.

Il a dit :

— Ras­sure-toi, tes enfants comme les miens n’a­vaient pas l’é­toffe de fils de famille noble. Si ces fils de famille noble sont des « vic­times », ils n’en ont pas moins nui à des gens. Mais s’ils portent une part de res­pon­sa­bi­li­té, les autres en portent une aus­si. En revanche, une autre chose m’in­quiète. A cette époque, à chaque fois que nous ouvrions la bouche, c’é­tait pour décla­rer : « sui­vons de près » 11Sui­vons de près la ligne du pré­sident Mao, sui­vons de près la ligne de Lin Biao, etc.. Par bon­heur, les enga­ge­ments étaient pure­ment ver­baux et rien d’autre, et des occa­sions de « suivre de près » ne se sont jamais pré­sen­tées. Autre­ment toi et moi nous serions deve­nus des com­plices de la « Bande des quatre » et nous aurions été exé­crés pour l’é­ter­ni­té 12Lit­té­ra­le­ment : « lais­ser la puan­teur pen­dant dix mille ans ».. Quand je songe à cela, je ne peux m’empêcher d’a­voir des sueurs froides. Vingt ans se sont écou­lés. Main­te­nant, chaque jour se tiennent des réunions de com­mé­mo­ra­tion. On célèbre la mémoire de ceci, on célèbre la mémoire de cela. Ne fau­drait-il pas tenir aus­si une réunion pour célé­brer le ving­tième anni­ver­saire de la « Révo­lu­tion cultu­relle » ou fêter le dixième anni­ver­saire de l’é­cra­se­ment de la « Bande des quatre » ? Pour ne plus être un « boeuf », j’en­tends uti­li­ser mon cer­veau et réflé­chir, me tenir debout, avan­cer la poi­trine et être un homme !

— Pas facile ! ai-je dit en hochant la tête. Cer­tains disent : « Nous devons oublier le pas­sé ». Cer­tains mettent tout au compte la « Révo­lu­tion cultu­relle ». Cer­tains espèrent l’an­nu­ler d’un trait de plume, et il s’en trouve même pour en sou­hai­ter une nou­velle. Cer­tains ont vu leur famille dis­lo­quée et leur foyer détruit à cause de la « Révo­lu­tion cultu­relle » et en gardent les bles­sures sur tout le corps. Cer­tains ont tiré avan­tage de la « Révo­lu­tion cultu­relle » et caressent encore ce vieux rêve : ils espèrent que l’oc­ca­sion se repré­sen­te­ra où, déployant leur pou­voir magique, ils chan­ge­ront des hommes en « bœufs ». C’est pour­quoi, en enten­dant chan­ter des « opé­ras modèles » cer­tains applau­dissent à tout rompre tan­dis que d’autres tremblent de la tête aux pieds. Ce qui nous amène à dire, puisque vingt ans après la dou­leur se ravive lors­qu’on y repense, qu’il convient de prendre ce pro­blème au sérieux, de se prendre soi-même au sérieux, et qu’il est temps de réflé­chir aux consé­quences des erreurs que nous avons nous-mêmes com­mises. Tout le monde devrait dres­ser un bilan. Le mieux serait de construire un « musée », un « musée de la Révo­lu­tion cultu­relle ». Je me suis enfin sou­la­gé des paroles que je dis­si­mu­lais en moi depuis dix ans.

Il a dit :

— J’ai lu l’ar­ticle que tu as écrit sur « l’His­toire du camp de concen­tra­tion d’Au­sch­witz ». Il a pro­duit sur moi un grand choc. J’a­vais l’im­pres­sion de visi­ter moi-même cette usine à mas­sa­crer, des nazis. Je pense, moi aus­si qu’on doit com­men­cer à réunir toutes ces choses hideuses, obs­cures, cruelles, épou­van­tables, san­glantes, à les expo­ser, sans en dis­si­mu­ler aucune, et à deman­der aux gens de bien les regar­der pour en gra­ver l’i­mage dans leur mémoire. On ne peut tolé­rer que de tels évé­ne­ments se repro­duisent. Pour qu’on ne nous tienne plus jamais pour des bœufs, per­sua­dons-nous d’a­bord nous-mêmes que nous ne sommes pas des bœufs, que nous sommes des être humains, que nous sommes des êtres dotés d’un cer­veau capable de raisonner !

— C’est juste, c’est juste. (J’ai expri­mé mon accord sans attendre.) Ce pou­voir magique a débu­té sur des jeux de mots. Nous devons bien réflé­chir, bien exa­mi­ner, cette trans­for­ma­tion, ce pro­ces­sus, ce men­songe, cette escro­que­rie, cette cala­mi­té san­glante, cette tra­gé­die propre à bri­ser les cœurs, cette farce où tous intri­guaient contre tous 13Lit­té­ra­le­ment : « fouillaient les cœurs et lut­taient avec les cornes »., cette lutte cruelle et sans mer­ci… Pour tous ces jeux de mots… Pour ces dix années d’é­pou­vantes, nous devons four­nir une expli­ca­tion à nos enfants, à nos petits enfants et aux géné­ra­tions futures du peuple chinois.

C’est pour­quoi il faut construire un musée, un musée du sou­ve­nir. J’a­bonde sans réserve dans le sens de ta sug­ges­tion. Il faut que cha­cun fixe dans sa mémoire les paroles pro­fé­rées et les actes accom­plis par lui-même ou les autres au cours de ces dix années. Non pas pour empê­cher les gens d’ou­blier les amours et les haines du pas­sé. Nous enten­dons seule­ment réaf­fir­mer notre volon­té de nous sou­ve­nir de la res­pon­sa­bi­li­té que nous por­tons, de la res­pon­sa­bi­li­té que nous devons assu­mer à l’é­gard de ces géné­ra­tions qui ont sup­por­té la grande catas­trophe de la « Révo­lu­tion cultu­relle », qu’on en ait été une vic­time ou un mal­fai­teur, qu’on appar­tienne à la géné­ra­tion anté­rieure ou à la géné­ra­tion pos­té­rieure, qu’on ait ou non levé la main ou acquies­cé de la tête en faveur de la « Révo­lu­tion cultu­relle », qu’on ait été de la fac­tion des rebelles, de la fac­tion enga­gée sur la voie du capi­ta­lisme ou de la fac­tion des bien­heu­reux 14Sous ce nom, on clas­sait, durant la « Révo­lu­tion cultu­relle », ceux qui « mènent cam­pagne pour l’ul­tra-démo­cra­tie et refusent de prendre en main quoi que ce soit » (cf. le Wen­bui bao, Shan­ghai, 21 juin 1967 et le Quo­ti­dien du peuple, 25 juin 1967.), qu’on ait été un dra­gon, un phé­nix ou bien un bœuf et un che­val, en deman­dant à cha­cun de venir ici pour se dévi­sa­ger dans un miroir, pour contem­pler ce qu’il a accom­pli per­son­nel­le­ment en faveur de la « Révo­lu­tion cultu­relle » ou pour s’y oppo­ser. S’il en allait autre­ment, com­ment rem­bour­se­rions-nous la dette que nous avons contrac­tée vis-à-vis de nos enfants, de nos petit-enfants et des géné­ra­tions futures, cette dette dont nous devons abso­lu­ment nous acquitter !

Sa voix est deve­nue rauque.

J’ai ser­ré sa main avec beau­coup d’énergie.

Ba Jin
1er avril [1986]
(trad. du chi­nois A. Pino)

  • 1
     Sui xiang lu [au fil de la plume], Librai­rie San­lian, Pékin, 1987, L 2, pp. 780 – 787.
  • 2
    « Les Étables », cf. supra.
  • 3
    L’his­toire concer­nant l’ex­pres­sion : « tra­cer un cercle par terre en guise de pri­son et plan­ter un piquet en guise de geo­lier » et le buche­ron Wu Ji figure dans le cha­pitre 23 du Feng Shen Yanyi (note de Ba Jin). [Le Feng Shen Yanyi (le roman de la cano­ni­sa­tion des dieux) est un roman ano­nyme de l’é­poque Ming.] 
  • 4
    Détour­ne­ment d’un slo­gan célèbre en vogue durant la « Révo­lu­tion cultu­relle » : « Aus­si rusés soient les enne­mis de classe, les yeux du peuple sau­ront les discerner. »
  • 5
    Méta­phore dési­gnant le pro­pos d’un dieu ou de l’empereur. Se dit du dis­cours que tiennent les autorités.
  • 6
    Les « Écoles du 7 mai pour cadres » (ain­si nom­mées par réfé­rence à une lettre adres­sée par Mao à Lin Biao le 7 mai 1966) furent des inter­nats de réédu­ca­tion au grand air où l’on envoya les intel­lec­tuels chi­nois apprendre à plan­ter des melons. On éva­lue à 20 mil­lions le nombre de ceux qui les fré­quen­tèrent entre 1966 et 1978.
  • 7
    Ba jin a été envoyé à Fengxian en février 1970. Il en est reve­nu défi­ni­ti­ve­ment deux ans et demi plus tard, après la mort de sa femme, en août 1972. (cf. Li Hui, Chen Sihe, Li Cun­juang, « Ba Jin sheng­ping ji wen­xue huo­dong shilüe » [épi­to­mé de la vie et des acti­vi­tés lit­té­raires de Ba Jin], in Li Cun­guang, Ba Jin yan­jiu ziliao [maté­riaux de recherche sur Ba Jin], vol. 1, Haixia wenyi chu­banshe, Fuz­hou, 1985.)
  • 8
    A savoir : les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles cou­tumes et les vieilles habitudes.
  • 9
    Ancien jour­na­liste et idéo­logue fou, cer­veau de Jiang Qing (Mme Mao), un des membres, avec cette der­nière, Yao Wenyuan et Wang Hong­wen, de la célèbre « Bande des quatre ».
  • 10
    Il s’a­git de l’é­pouse de Ba Jin, aujourd’­hui disparue.
  • 11
    Sui­vons de près la ligne du pré­sident Mao, sui­vons de près la ligne de Lin Biao, etc.
  • 12
    Lit­té­ra­le­ment : « lais­ser la puan­teur pen­dant dix mille ans ».
  • 13
    Lit­té­ra­le­ment : « fouillaient les cœurs et lut­taient avec les cornes ».
  • 14
    Sous ce nom, on clas­sait, durant la « Révo­lu­tion cultu­relle », ceux qui « mènent cam­pagne pour l’ul­tra-démo­cra­tie et refusent de prendre en main quoi que ce soit » (cf. le Wen­bui bao, Shan­ghai, 21 juin 1967 et le Quo­ti­dien du peuple, 25 juin 1967.)

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La Presse Anarchiste