La Presse Anarchiste

La dérive roumaine : responsabilité internationale et complicité intérieure

Boycott de l’histoire ou désengagement ?

« La sourde conscience d’être un monde en soi, telle qu’elle couve dans la cendre vive des sou­cis et des épreuves, a don­né au vil­lage rou­main non seule­ment la force de résis­ter aux convul­sions mil­lé­naires, mais encore et sur­tout, une déter­mi­na­tion, une vigueur et une éner­gie sans pareille pour “boy­cot­ter” l’His­toire, en lui oppo­sant à tout le moins une sou­ve­raine indif­fé­rence. » 1Lucian Bla­ga , Éloge du vil­lage rou­main , éd. Librai­rie du Savoir, Paris : 1989, p. 19. Ain­si s’ex­pri­mait le 5 juin 1937 le poète et phi­lo­sophe Lucian Bla­ga, devant le roi et l’é­lite intel­lec­tuelle rou­maine, lors de son dis­cours de récep­tion à l’A­ca­dé­mie rou­maine, dis­cours inti­tu­lé « Éloge du vil­lage rou­main ». Même si l’on ne par­tage pas le rai­son­ne­ment méta­phy­sique du phi­lo­sophe (et encore moins les fan­tasmes iden­ti­taires qu’il entre­tient) on peut trou­ver sug­ges­tive la méta­phore du poète. À condi­tion, cepen­dant, de prendre quelques liber­tés dans l’in­ter­pré­ta­tion, en se disant que si les vil­la­geois et les Rou­mains en géné­ral qu’é­voque Lucian Bla­ga boy­cottent l’his­toire c’est aus­si parce qu’ils n’y ont pas été conviés et parce qu’ils n’ont pas réus­si — soit qu’ils n’ont pas su soit, sur­tout, qu’on les en a empê­chés — à se don­ner les moyens sinon de faire l’His­toire tout au moins d’y inter­ve­nir effi­ca­ce­ment 2Le fait de ne pas par­ta­ger l’op­ti­misme de L. Bla­ga ne signi­fie pas dans notre cas épou­ser le pes­si­misme de Cio­ran sur la ques­tion. Voi­ci la tra­duc­tion d’un bref extrait de son livre Schim­ba­rea la fata (pp. 61, 62) paru la même année (1937) que l’ Éloge du vil­lage rou­main, à Buca­rest, aux édi­tions Vre­mea : « Nous devons exa­mi­ner le trait spé­ci­fique natio­nal qui a immo­bi­li­sé la Rou­ma­nie pen­dant mille ans afin de pou­voir le liqui­der, en même temps que la fier­té ridi­cule qui nous y rat­tache. Chaque fois que je regarde le pay­san rou­main j’aime contem­pler, ins­crits dans les plis de son visage, les creux dou­lou­reux de notre pas­sé. Je ne connais pas en Europe de pay­san plus affli­gé, plus ter­reux, plus acca­blé. J’i­ma­gine que ce pay­san n’a pas dû avoir une puis­sante soif de vie pour que son visage fût mar­qué par tant d’hu­mi­lia­tions, pour que toutes les défaites eussent appro­fon­di ses rides. Quelles que soient les réserves de vie dont il puisse faire preuve, l’im­pres­sion n’est pas celle d’une fraî­cheur bio­lo­gique. Son être est une exis­tence sou­ter­raine et sa démarche lente et voû­tée est un sym­bole pour les ombres de notre des­tin. Nous sommes un peuple issu des gorges, des mon­tagnes, des val­lées. Nous avons regar­dé le réel à par­tir de l’ombre et nous sommes res­tés droits dans l’obs­cu­ri­té. Nous nous sommes rafraî­chis pen­dant mille ans. C’est pour­quoi, seule la fièvre peut encore nous sau­ver. (…) Quand le pay­san rou­main lève­ra-t-il la tête ? Vers le bas, nous n’a­vons ces­sé de regar­der depuis que nous sommes nés. » Ce genre de vision pes­si­miste, radi­cale mais non dépour­vue d’am­bi­guï­té, avait conduit son auteur en ce temps (depuis il a chan­gé) à des pro­fes­sions de foi natio­nales-bol­che­viques. Rétros­pec­ti­ve­ment, on pour­rait faire remar­quer que, pas plus que la gla­cia­tion sta­li­nienne et natio­nale-com­mu­niste des années Ceau­ses­cu, la fièvre fas­ciste n’a guère « sau­vé » les Rou­mains.. Le des­tin des Rou­mains perd alors son carac­tère unique et inef­fable mais les juge­ments que l’on porte sur ces hommes gagnent en précision.

C’est pour une ques­tion de méthode et non de phi­lo­so­phie de l’His­toire que j’ai cité Lucian Bla­ga. On a sou­vent ten­dance à pen­ser et à décrire l’at­ti­tude d’une popu­la­tion et des groupes qui la consti­tuent à l’é­gard des déci­sions poli­tiques qui les concernent en termes d’adhé­sion et de rejet. À tort, me semble-t-il, puisque l’in­dif­fé­rence l’emporte sou­vent. Rare­ment « sou­ve­raine », en géné­ral plu­tôt impuis­sante et désa­bu­sée, voire peu­reuse, l’in­dif­fé­rence pèse beau­coup plus sur l’his­toire, y com­pris immé­diate, que le rai­son­ne­ment poli­tique ne peut l’ad­mettre. On ne sau­rait accor­der une signi­fi­ca­tion per­ti­nente à l’adhé­sion et au rejet poli­tiques sans tenir compte du poids de l’in­dif­fé­rence, consi­dé­rée à son tour comme pou­vant être, selon la situa­tion, plu­tôt favo­rable ou plu­tôt hos­tile. Ces caté­go­ries me semblent indis­pen­sables pour com­prendre le com­por­te­ment des Rou­mains vis-à-vis de la pas­sion natio­nale-com­mu­niste mise en scène par le régime Ceau­ses­cu à leur inten­tion et pour sai­sir les formes et les méca­nismes de la com­plexi­té carac­té­ri­sant cette période.

L’in­dif­fé­rence dont il est ici ques­tion s’ap­pa­rente à une sorte de désen­ga­ge­ment social, mas­sif et dif­fus, dérou­tant à plus d’un titre. Peu réflé­chi, ins­tinc­tif en appa­rence, ce désen­ga­ge­ment repose sur une culture bien rudi­men­taire, certes, mais résis­tant serei­ne­ment à toute épreuve. Il ne fait pas, en géné­ral, suite à un enga­ge­ment et se pré­sente volon­tiers comme un refus d’en­ga­ge­ment : sou­vent à tort, mais avec un suc­cès cer­tain dans les régimes com­mu­nistes, qui érigent l’en­ga­ge­ment tous azi­muts en valeur suprême. Lorsque l’oc­ca­sion se pré­sente, ceux qui adoptent cette atti­tude se servent sans scru­pule d’un pou­voir auquel ils n’adhèrent pas ; même pas par le biais du civisme. En règle géné­rale, le désen­ga­ge­ment « ignore » plu­tôt le pou­voir et se situe aux anti­podes de la résis­tance qui, elle, le rejette fondamentalement.

De par son exis­tence même, le désen­ga­ge­ment mas­sif lance au pou­voir en place un défi qui, en un sens, est plus redou­table que celui de la résis­tance. Iso­lé, puisque pri­vé de la par­ti­ci­pa­tion de ses assises sociales, ce pou­voir est contraint de tour­ner en rond ; impuis­sant, puisque ceux qu’il est cen­sé sou­mettre et orga­ni­ser n’y adhèrent pas, il doit mul­ti­plier les signes de puis­sance. Les ravages qui s’en­suivent sont consi­dé­rables et la dérive rou­maine les illustre de manière suf­fi­sam­ment édi­fiante pour que nous nous abs­te­nions de tout éloge pré­ci­pi­té au désengagement.

1968, l’année de grâce

Si le len­de­main du 22 août — jour de la condam­na­tion publique et éner­gique par la direc­tion com­mu­niste rou­maine de l’in­ter­ven­tion des troupes sovié­tiques et des pays du pacte de Var­so­vie en Tché­co­slo­va­quie — Ceau­ses­cu avait orga­ni­sé un réfé­ren­dum, il aurait eu de bonnes chances de se faire plé­bis­ci­ter par la popu­la­tion. Peu de Rou­mains, y com­pris par­mi les rares par­ti­sans du régime, pou­vaient à l’é­poque se van­ter d’a­voir pré­vu une telle popu­la­ri­té, et, de nos jours, la plu­part des Rou­mains s’en étonnent rétros­pec­ti­ve­ment. Pour­tant, la grâce que leur régime de « démo­cra­tie popu­laire » d’or­di­naire si impo­pu­laire a connue en 1968 avait été pré­pa­rée par les années pré­cé­dentes et allait connaître des pro­lon­ge­ments pen­dant les années à venir. En effet, les pre­miers signes de détente entre le pou­voir et la popu­la­tion sont anté­rieurs à la mort de Gheor­ghe Gheor­ghiu-Dej en 1965, tan­dis que la dérive actuelle ne devient géné­rale et n’ap­pa­raît comme irré­vo­cable qu’au milieu des années 70, même si ses débuts remontent à la mini-révo­lu­tion cultu­relle inau­gu­rée par les thèses de juillet 1971. Cela fait une bonne décen­nie de dyna­mique qui pou­vait sem­bler, par­fois à juste titre, pro­met­teuse aux yeux de la popu­la­tion et dont le régime sau­ra tirer pro­fit. Cette période clef de l’a­près-guerre rou­main ne fait pas que pré­cé­der dans le temps la dérive actuelle : elle la pré­pare, aus­si. C’est ce que j’es­saye­rai de mon­trer ici à tra­vers la des­crip­tion de diverses formes qu’a pu revê­tir la com­pli­ci­té qui s’est nouée entre cer­tains sec­teurs de la popu­la­tion et le régime pen­dant la seconde moi­tié des années 60 et le début des années 70.

Voi­ci, main­te­nant, un extrait de l’al­lo­cu­tion pro­non­cée par Ceau­ses­cu à l’oc­ca­sion de la ren­trée uni­ver­si­taire, le 1er octobre 1968, soit quelque cinq semaines après sa condam­na­tion de l’in­va­sion de la Tché­co­slo­va­quie, au som­met donc de sa popularité :

« Y aurait-il encore quel­qu’un pour pen­ser que l’on peut trou­ver en Rou­ma­nie des forces sociales capables de mettre en dan­ger notre sys­tème socia­liste ? Je crois que non ! (De nom­breuses voix crient aus­si : “non” “non”). Sans doute, cama­rades, aucun pay­san coopé­ra­teur, aucun tra­vailleur des sta­tions de machines et de trac­teurs ou des entre­prises agri­coles d’É­tat, aucun intel­lec­tuel de nos ins­ti­tuts de recherches, des écoles ou des ins­ti­tuts d’en­sei­gne­ment ne pour­rait per­mettre à qui­conque de mettre en doute la soli­di­té et la force du socia­lisme en Rou­ma­nie. Natu­rel­le­ment, il peut y avoir encore des fous et il y en aura tou­jours. Mais pour les fous notre socié­té socia­liste dis­pose de tous les moyens néces­saires, la cami­sole de force y com­pris. Mais, comme vous le savez, nous déve­lop­pons la méde­cine sur une large échelle. Nous espé­rons que, dans un proche ave­nir, nous abor­de­rons le pro­blème du per­fec­tion­ne­ment de l’ac­ti­vi­té de pro­tec­tion de la san­té dans le cadre d’un plé­num du comi­té cen­tral du par­ti. Même ces fous peuvent être trai­tés à l’aide de moyens plus modernes, pour ne pas avoir à recou­rir à la cami­sole de force. »

Éton­nant, n’est-ce pas ? Et, sur­tout, sinistre, si l’on pense aux diag­nos­tics-accu­sa­tions qui allaient acca­bler peu de temps après les contes­ta­taires du régime, réduits à l’é­tat de poli­ti­co­pathes : « délire réfor­miste » pour avoir fait signer des péti­tions contre les mau­vaises condi­tions de tra­vail, « mono­logue furieux » pour avoir cri­ti­qué le régime en public, ou « délire de per­sé­cu­tion » et « atteinte de l’ins­tinct de conser­va­tion » pour avoir dénon­cé la répres­sion et enta­mé des grèves de la faim en signe de pro­tes­ta­tion contre les condi­tions de déten­tion-enfer­me­ment. Pour­tant, sur le coup, ce genre de pro­pos n’a pas sur­pris outre mesure les Rou­mains ni contri­bué à faire bais­ser la popu­la­ri­té du régime.

Il faut, en effet, rap­pe­ler le contexte dis­cur­sif et argu­men­ta­tif de cet extrait pour bien situer les menaces qu’il pro­fère dans la logique de l’é­poque. La Tché­co­slo­va­quie venait d’être enva­hie sous le pré­texte de l’ac­ti­vi­té des forces anti­so­cia­listes dans ce pays. Bien que membre du pacte de Var­so­vie, la Rou­ma­nie n’a pas par­ti­ci­pé à l’in­va­sion ; pire, elle l’a condam­née vigou­reu­se­ment en déniant la véra­ci­té des rai­sons invo­quées par les Sovié­tiques. Par consé­quent, la Rou­ma­nie était à son tour mena­cée d’être enva­hie et, à tra­vers son argu­men­ta­tion, Ceau­ses­cu enten­dait épar­gner à son pays un tel sort. Voi­là l’ar­gu­ment majeur du natio­nal-socia­lisme rou­main, qui revien­dra, sous dif­fé­rentes formes, adap­tées aux conjonc­tures qui allaient se suc­cé­der, tout au long des années sui­vantes. Nous sommes là en plein cœur du jeu, du mar­ché, du com­pro­mis que Ceau­ses­cu sem­blait pro­po­ser à ses sujets jus­qu’à une date rela­ti­ve­ment récente. Force est de consta­ter que le pro­cé­dé s’est révé­lé en fin de compte effi­cace : les troupes sovié­tiques n’ont pas fran­chi les fron­tières du pays et le régime n’a jamais été sérieu­se­ment inquié­té par les forces anti­so­cia­listes internes.

Les rai­sons d’une telle effi­ca­ci­té (redou­table, puisque la dérive en est en quelque sorte la contre­par­tie, sinon le résul­tat) se trouvent non seule­ment dans l’ha­bi­li­té de Ceau­ses­cu et de son équipe mais aus­si dans l’am­bi­guï­té de l’at­ti­tude d’une impor­tante frac­tion de la population.

Le pro­cé­dé était ingé­nieux : mieux que qui­conque, Ceau­ses­cu a su uti­li­ser l’im­pli­cite, — repre­nant les figures rhé­to­riques les plus dérou­tantes, le sous-enten­du et l’al­lu­sion savam­ment dosée — afin d’in­ter­pel­ler la fier­té natio­nale rou­maine dans toute sa com­plexi­té (depuis ses formes spon­ta­nées et ingé­nues jus­qu’au natio­na­lisme agres­sif et cynique), sans pour autant assu­mer (et se com­pro­mettre avec) des pro­pos décryp­tés par les obser­va­teurs étran­gers comme incen­diaires à l’é­gard des Sovié­tiques. Bien enten­du, sans un cli­mat de ten­sion pro­pice, jamais une telle finesse de com­mu­ni­ca­tion n’au­rait abou­ti à des exploits aus­si dérou­tants. Le vrai génie poli­tique du pou­voir com­mu­niste pen­dant cette période réside dans son ingé­nio­si­té à pro­vo­quer, en pre­nant des risques cal­cu­lés, et à entre­te­nir sou­vent arti­fi­ciel­le­ment, des situa­tions de crise inter­na­tio­nale ayant comme enjeu le pays.

Un seul maître de jeu

Les Rou­mains ont-ils joué le jeu, accep­té le com­pro­mis ou par­ti­ci­pé au mar­ché pro­po­sé habi­le­ment par Ceau­ses­cu ? Cer­tai­ne­ment pas : com­bien même nombre d’entre eux l’au­raient-ils sou­hai­té, ils ne le pou­vaient pas. Pour que l’on puisse par­ler de jeu, de com­pro­mis ou de mar­ché il faut plu­sieurs par­te­naires. Or, une telle situa­tion ne s’est jamais pré­sen­tée en Rou­ma­nie. Depuis la fin du règne de Dej, déjà, et pen­dant tout le régime natio­nal-com­mu­niste rou­main, pour le meilleur et pour le pire, l’i­ni­tia­tive et le contrôle du natio­na­lisme exhi­bé par la direc­tion rou­maine aux dépens de l’URSS lui ont appar­te­nu. Qu’il s’a­gisse des conflits majeurs au sein du CAER, évo­qués plus haut, ou des nom­breuses escar­mouches idéo­lo­giques dans le genre de celle occa­sion­née par la publi­ca­tion des écrits de Marx sur les Rou­mains conte­nant une cri­tique de l’ex­pan­sion­nisme tsariste.

À l’is­sue de l’une des périodes les plus dures de leur his­toire, mar­quée par les exac­tions de l’oc­cu­pa­tion sovié­tique et du régime qu’elle avait mis en place, les Rou­mains de tous bords ont, pour la plu­part, applau­dit aux ini­tia­tives indé­pen­dan­tistes du régime. Ils n’y ont jamais été sérieu­se­ment asso­ciés et ce n’est qu’en simples spec­ta­teurs et figu­rants ou en dociles membres de par­ti qu’on leur a per­mis de par­ti­ci­per au nou­veau pro­ces­sus. Un exemple par­mi tant d’autres : le jour où Ceau­ses­cu pro­non­çait sa condam­na­tion de l’in­va­sion de la Tché­co­slo­va­quie lors du mee­ting devant le siège du comi­té cen­tral, plu­sieurs cen­taines de jeunes qui s’é­taient réunis de manière spon­ta­née et auto­nome pour pro­tes­ter devant les ambas­sades des États ayant par­ti­ci­pé à l’in­va­sion étaient dis­per­sés bru­ta­le­ment par des poli­ciers en civil. Dans leur hâte, ces der­niers n’ont vrai­sem­bla­ble­ment même pas eu le temps de ramas­ser les quelques tracts anti­mi­li­ta­ristes dis­tri­bués lors de cette mani­fes­ta­tion. Et pour­tant tout cela se pas­sait au même moment, dans la même ville et au nom de la même « cause»… Pour une fois, il y avait en cette fin de mois d’août 1968, una­ni­mi­té réelle sur une ques­tion poli­tique de taille. Les auto­ri­tés du par­ti-État allaient-elles modi­fier leur concep­tion de l’u­na­ni­mi­té et mettre un terme, ne serait-ce que dans un domaine par­ti­cu­lier, le rap­port avec l’URSS, à l’u­na­ni­mi­té qu’ils avaient impo­sée et qu’ils entre­te­naient par la démons­tra­tion de force, la répres­sion et la dis­cus­sion ? Non, leur for­ma­tion intel­lec­tuelle, leur his­toire récente et leur hori­zon poli­tique ren­daient incon­ve­nante une telle évolution.

Le spec­tacle haut en cou­leur de l’in­dé­pen­dan­tisme rou­main auquel tout un cha­cun s’empressait, de manière naïve ou cal­cu­lée, pour une rai­son ou pour une autre, d’ap­por­ter sa petite contri­bu­tion, même lorsque le spec­tacle tour­nait à la mas­ca­rade ou à la fan­fa­ron­nade, a été d’emblée contrô­lé par le pou­voir qui en gar­de­ra jalou­se­ment le mono­pole. Le fait qu’il y ait eu d’é­normes pres­sions dans le pays en faveur de l’in­dé­pen­dan­tisme, qui a été accueilli avec enthou­siasme par la popu­la­tion, ne veut pas dire que c’est sous cette pres­sion et en rai­son de cet enthou­siasme, dont il sau­ra tirer le meilleur par­ti, que le pou­voir com­mu­niste a déci­dé et mené sa poli­tique indépendantiste.

Le natio­nal-com­mu­nisme rou­main est l’ex­pres­sion idéo­lo­gique de l’é­man­ci­pa­tion de l’ap­pa­reil indi­gène au res­pect de la sou­ve­rai­ne­té sovié­tique. Un tel pro­ces­sus his­to­ri­que­ment inévi­table mais qui en Rou­ma­nie a pris des dimen­sions spec­ta­cu­laires, implique des muta­tions sen­sibles tant dans la men­ta­li­té des membres du par­ti (à la base comme au som­met) que dans la com­po­si­tion sociale de ses effec­tifs. Sur le plan des valeurs, des aspi­ra­tions et des objec­tifs, les com­mu­nistes rou­mains ont sen­si­ble­ment chan­gé depuis les années 60. En revanche, ce pro­ces­sus n’a nul­le­ment remis en ques­tion l’ab­sence de démo­cra­tie au sein du par­ti ni de ses rela­tions avec la popu­la­tion. Bien au contraire, le cen­tra­lisme démo­cra­tique et le rôle d’a­vant-garde du par­ti ont trou­vé enfin la source de légi­ti­mi­té qui aupa­ra­vant leur fai­sait défaut : la réfé­rence nationale.

À la fin des années 60, bon nombre de per­sonnes appar­te­nant de près ou de loin à d’autres sen­si­bi­li­tés, non com­mu­nistes, s’ins­cri­virent dans le par­ti, en rai­son notam­ment des coups d’é­clat poli­tique de la direc­tion com­mu­niste. On les laisse entrer dans le par­ti, on leur per­met d’y faire car­rière, y com­pris à ceux dont l’an­cienne appar­te­nance poli­tique était connue. Leur influence sera mineure sinon insi­gni­fiante. Pre­nons l’exemple, fla­grant, des anciens mili­tants ou sym­pa­thi­sants légion­naires. Mal­gré les appa­rences, ils ne sont pas pour grand chose dans les tour­nures expli­ci­te­ment fas­cistes de cer­taines ini­tia­tives du par­ti-État pen­dant les années 70. C,elles-ci sont le plus sou­vent à mettre sur le compte de la décou­verte « spon­ta­née » par le par­ti lui-même, en voie d’au­toch­to­ni­sa­tion, de nou­velles formes d’af­fir­ma­tion s’ins­pi­rant par­fois de la saga fas­ciste rou­maine d’avant-guerre.

La force du PCR en 1968 est trom­peuse et, à ce titre, a trom­pé plus d’un obser­va­teur. Elle résulte de la coïn­ci­dence (pré­pa­rée par les évé­ne­ments ayant mar­qué les années pré­cé­dentes, donc nul­le­ment for­tuite) entre sa ligne indé­pen­dan­tiste et la posi­tion de la popu­la­tion sur une ques­tion pré­cise, celle de l’in­dé­pen­dance du pays. Le par­ti n’é­tait pas assez fort pour lais­ser une marge de liber­té à la popu­la­tion même dans un domaine où leurs posi­tions conver­geaient. Sur ce point, le par­ti, lui, ne s’est pas trompé.

Le com­pro­mis, le jeu, le mar­ché « pro­po­sés » par Ceau­ses­cu aux Rou­mains ne s’ap­pa­rente que jus­qu’à un cer­tain point au cercle vicieux qu’il avait contrac­té, à la même époque, avec les Occi­den­taux. On pour­rait le for­mu­ler ain­si : « Je fais tout pour m’op­po­ser aux Sovié­tiques, res­tez der­rière moi, obéis­sez-moi ! » Mais il était accom­pa­gné d’une pré­ci­sion : « Sinon le pays sera occu­pé et rede­vien­dra dépen­dant de l’URSS » et com­por­tait, sur­tout, une clause signi­fi­ca­tive : « De toute manière, si vous ne m’o­béis­sez pas, je réprime, y com­pris parce que vous met­tez le pays en dan­ger ! » Si les Occi­den­taux pou­vaient pen­ser trou­ver leur compte (et l’ont, en par­tie, trou­vé : un petit éclat diplo­ma­tique par-ci, un nou­veau mar­ché éco­no­mique par-là) pour les Rou­mains la pers­pec­tive ouverte par Ceau­ses­cu était moins réjouis­sante. Ou bien — dans l’hy­po­thèse d’une pres­sion ou d’une inter­ven­tion sovié­tique — retour à une situa­tion hon­nie, celle de qua­si-vas­sa­li­té de l’URSS, que le pays avait connue pen­dant la période sta­li­nienne, ou bien main­tien de la situa­tion en cours depuis les années 60 que tout un cha­cun s’ac­cor­dait pour trou­ver meilleure que la pré­cé­dente. Sinon, répression.

Non négli­geable, le suc­cès du chan­tage exer­cé par Ceau­ses­cu sur la popu­la­tion, indis­so­ciable du cli­mat de ten­sion qui régnait en ce temps, a été de courte durée, sur­tout si l’on pense à la lon­gé­vi­té dérou­tante du cercle vicieux qui carac­té­ri­sait les rela­tions entre le régime rou­main et ses inter­lo­cu­teurs occi­den­taux. Après 1968, au fur et à mesure que la conjonc­ture inter­na­tio­nale se dédra­ma­tise aux yeux de la popu­la­tion rou­maine, le pres­tige s’é­va­nouit ; ses sur­en­chères ulté­rieures, nom­breuses et obs­ti­nées, n’au­ront jamais réus­si à inver­ser la ten­dance. La dif­fé­rence entre le dan­ger d’un retour au sovié­to-sta­li­nisme des années 50 et l’in­té­rêt du main­tien du sta­tu quo des années 60 s’es­tompe. Depuis le milieu des années 60 déjà, on pou­vait consta­ter que les ten­ta­tives et les vel­léi­tés tant soit peu auto­nomes ou radi­cales de modi­fi­ca­tion des struc­tures héri­tées jus­te­ment de la période sovié­to-sta­li­nienne, peu affec­tées par la désta­li­ni­sa­tion offi­cielle, se heur­taient soit à l’a­ga­ce­ment de l’ap­pa­reil, soit à la répres­sion pure et simple. Pour le pou­voir, 1968 est une année de grâce non seule­ment en rai­son de ses retrou­vailles avec la popu­la­tion sur le thème de l’in­dé­pen­dan­tisme mais aus­si — et le lien est évident — parce qu’il a réus­si à relé­guer au second plan, à mettre en sus­pens, la ques­tion du chan­ge­ment des struc­tures en place. La popu­la­tion ne tar­de­ra pas de s’a­per­ce­voir que le pres­tige de Ceau­ses­cu four­nis­sait au régime une pano­plie nou­velle d’ar­gu­ments pour ne pas pro­cé­der à des réformes internes, dis­sua­der ceux qui avaient l’in­ten­tion de les récla­mer et punir ceux qui les exigeaient.

Des chan­ge­ments fini­ront par sur­ve­nir, puis se mul­ti­plier, pour abou­tir sans ren­con­trer de résis­tance effi­cace, à la dérive que l’on sait. Bien enten­du, il ne s’a­gi­ra pas des chan­ge­ments sou­hai­tés, una­ni­me­ment esti­més indis­pen­sables et dont la réa­li­sa­tion sem­blait à cer­tains, en 1968, immi­nente. Les thèses de juillet 1971 inau­gurent une longue série de fuites en avant qui seront per­çues comme autant de retours en arrière, à la situa­tion sovié­to-sta­li­nienne. Par consé­quent, le main­tien de la situa­tion en cours face au spectre de l’in­ter­ven­tion sovié­tique et du retour en arrière perd pro­gres­si­ve­ment tout inté­rêt aux yeux de la popu­la­tion. La période 1965 – 1971 sera désor­mais évo­quée avec nos­tal­gie et fera en quelque sorte figure d’âge d’or de l’a­près-guerre roumain.

Faire semblant de jouer le jeu

Dans ces condi­tions, Ceau­ses­cu par­lait-il, notam­ment depuis 1971, dans le vide ? Ses innom­brables trou­vailles et retrou­vailles poli­tiques qui ont pen­dant long­temps fait l’é­vé­ne­ment pour som­brer ensuite dans le ridi­cule et le gro­tesque étaient-elles sim­ple­ment des­ti­nées à com­bler le vide alors que l’on adop­tait et appli­quait des mesures dra­co­niennes, puis cri­mi­nelles qui se pas­saient volon­tiers de toute argu­men­ta­tion sérieu­se­ment per­sua­sive ? Pour qu’un tel régime se main­tienne, per­siste et réci­dive il fal­lait bien que ces argu­ments trouvent un écho signi­fi­ca­tif et, en fin de compte, com­plai­sant sinon favo­rable au sein de la popu­la­tion. Lequel ? La réponse à cette ques­tion per­met de sai­sir les formes de com­pli­ci­té à l’in­té­rieur du pays dans la dérive roumaine.

Ne pou­vant pas jouer le jeu, par­ti­ci­per au com­pro­mis pro­po­sé par Ceau­ses­cu, une frac­tion impor­tante, et par­fois déci­sive, de la popu­la­tion a adop­té l’at­ti­tude sui­vante : faire sem­blant de jouer le jeu, d’ac­cep­ter le com­pro­mis pro­po­sé par Ceau­ses­cu en espé­rant bien trou­ver ain­si son compte, y gagner quelque chose : dans le domaine sym­bo­lique mais aus­si maté­riel. Confron­tés aux dégâts de la dérive qui s’en­sui­vit, le compte qu’ils y ont trou­vé et les béné­fices ou les satis­fac­tions com­pen­sa­toires qu’ils en ont tirés sont déri­soires. La démarche peut sem­bler byzan­tine à court terme et sui­ci­daire à long terme. Dans le contexte poli­tique (com­mu­niste) et géo-his­to­rique (bal­ka­nique) de la Rou­ma­nie, elle ne sur­prend qu’à moi­tié. Tou­jours est-il qu’elle a joué un rôle clef pen­dant la période 1968 – 1971 et non négli­geable entre 1962 et 1968, d’une part, et entre 1971 et 1980, d’autre part.

Bien enten­du, cette atti­tude n’est pas la seule ni la plus répan­due. Il y a aus­si, outre les naïfs et les mani­pu­lés, qui ne manquent pas, ceux qui ont mis à pro­fit l’ou­ver­ture du régime pour adhé­rer au par­ti. Conscients de la nature de cette ouver­ture, très rare­ment par convic­tion poli­tique, ils ont par­ti­ci­pé au renou­vel­le­ment et à la relève des effec­tifs du pou­voir. Leur adhé­sion n’est pas signi­fi­ca­tive en rai­son des contre­par­ties maté­rielles et hié­rar­chiques qu’elle visait. Il y a aus­si ceux qui ont refu­sé et contes­té le jeu pipé de Ceau­ses­cu. La plu­part, parce qu’il était pipé plu­tôt qu’en rai­son de la nature de ce jeu. L’at­ti­tude de rejet est encore moins signi­fi­ca­tive en rai­son du nombre infime de ses par­ti­sans actifs. L’at­ti­tude consis­tant à faire sem­blant de jouer le jeu, enfin, n’est pas celle adop­tée par la majo­ri­té des gens. Ceux qui l’on adop­tée d’une manière ou d’une autre, sont moins nom­breux que ceux qui se sont tenu à l’é­cart du spec­tacle, autant que pos­sible, se conten­tant d’ac­quies­cer en cas extrême. L’at­ti­tude consis­tant à faire sem­blant ne s’est pas moins révé­lée déci­sive dans le main­tien du régime, puis dans sa dérive. Même mino­ri­taire, elle est pour beau­coup dans l’i­so­le­ment de ceux qui ont reje­té le jeu du régime et dans l’i­nef­fi­ca­ci­té de ceux, nom­breux, qui se sont tenu à l’écart.

L’art de faire sem­blant est com­plexe et ses mani­fes­ta­tions mul­tiples. La dif­fé­rence est énorme entre, disons, l’ou­vrier sor­ti avec ses col­lègues dans la cour de l’u­sine, enca­dré par ses supé­rieurs hié­rar­chiques et les cama­rades gardes du corps de l’illustre visi­teur, qui applau­dit à tout va Ceau­ses­cu lors de son pas­sage, le père de famille qui se dit, et laisse entendre ou fait valoir à mi-voix à son entou­rage que « mal­gré tout, Ceau­ses­cu nous a débar­ras­sé des Russes », ou l’é­cri­vain (le pro­fes­seur uni­ver­si­taire, le peintre, le scien­ti­fique…) qui, peu sus­pect de convic­tions com­mu­nistes, s’empresse de rendre public un hom­mage vibrant au numé­ro un du par­ti et de l’État.

Le pre­mier exemple illustre une atti­tude sur laquelle je ne m’at­tar­de­rai pas ici en rai­son des fac­teurs coer­ci­tifs qui la condi­tionnent. Tout un cha­cun à un moment ou à un autre de son exis­tence est ame­né, ou plu­tôt contraint, à adop­ter cette atti­tude. On peut faire confiance au régime rou­main pour com­pen­ser le manque d’in­té­rêt que sus­cite son spec­tacle ubuesque par une mobi­li­sa­tion tous azi­muts de plu­sieurs mil­lions de figu­rants ano­nymes chauf­fés à bloc pour la cause. Ni inno­cents ni cou­pables, ces figu­rants peuvent être consi­dé­rés, le temps de leur modeste contri­bu­tion au spec­tacle, comme cap­tifs. Les choses se com­pliquent avec les atti­tudes illus­trées par les deuxième et troi­sième exemples. Bien que les lou­voie­ments du père de famille soient bien inof­fen­sifs com­pa­rés à l’en­ga­ge­ment cynique de l’ar­tiste ou du scien­ti­fique, dans les deux cas on fait sem­blant de jouer le jeu et l’on se rend ain­si com­plice du régime.

La complicité diffuse

Le désen­ga­ge­ment que j’é­vo­quais plus haut à pro­pos de l’«indifférence sou­ve­raine » attri­buée par Lucian Bla­ga aux Rou­mains se tra­duit sou­vent dans la vie de tous les jours par une sorte de confor­misme bien pro­saïque fon­dé davan­tage sur les impé­ra­tifs de sur­vie, dans les meilleurs condi­tions pos­sibles que sur des convic­tions exis­ten­tielles, reli­gieuses, poli­tiques ou civiques pro­fondes. Ce serait aller trop vite en besogne que de por­ter un juge­ment glo­bal et caté­go­rique sur le confor­misme de sur­vie qui, en règle géné­rale, carac­té­rise la socié­té dans sa majo­ri­té. Il com­porte, à regar­der de plus près, deux aspects dérou­tants et contra­dic­toires. D’une part, une sur­pre­nante dis­po­ni­bi­li­té cri­tique. Ses mani­fes­ta­tions sont d’a­bord ver­bales mais suf­fi­sam­ment répan­dues et sys­té­ma­tiques pour atti­rer l’at­ten­tion. Le contraste qui a frap­pé plus d’un obser­va­teur de pas­sage en Rou­ma­nie entre le mécon­ten­te­ment affi­ché en pri­vé et le com­por­te­ment docile adop­té en public ne s’ex­plique pas par une simple ver­sa­ti­li­té hypo­crite. Cette dis­po­ni­bi­li­té cri­tique, incon­tes­table, emprunte sou­vent le che­mi­ne­ment sinueux de l’hy­per­cri­ti­cisme : à force de trop cri­ti­quer on finit par anni­hi­ler l’ef­fet cri­tique de son pro­pos, sur­tout lorsque l’on est confron­té à des situa­tions concrètes. Mais, par­fois, il peut y avoir pas­sage à l’acte. Si elles n’ont jamais réus­si à bri­ser l’i­so­le­ment qui, chaque fois, hypo­thé­quait tout acquis poli­tique durable, les nom­breuses explo­sions sociales qui marquent le pays depuis la grève des mineurs de la val­lée de Jiu, en 1977, frappent avant tout par leur carac­tère mas­sif et agres­sif. On ne sau­rait com­prendre une grève-mani­fes­ta­tion comme celle de Bra­sov, en 1987, sans faire inter­ve­nir la dis­po­ni­bi­li­té cri­tique effec­tive de cette popu­la­tion qui, par ailleurs, se com­plait bon gré mal gré dans une atti­tude de confor­misme des plus « exemplaires ».

Néan­moins, il serait tout aus­si absurde de conclure à la per­ma­nence et à l’ir­ré­ver­si­bi­li­té de la pas­si­vi­té et du fata­lisme que de conclure à leur absence tout court. Mécon­tents et révol­tés en puis­sance, les gens ne sont pas moins sou­mis dans la réa­li­té de tous les jours. Cette contra­dic­tion qui n’a rien de secret génère une recherche effré­née d’au­to­jus­ti­fi­ca­tion qui se situe aux anti­podes de la logique cri­tique. C’est le second aspect du confor­misme de sur­vie. Dans la Rou­ma­nie d’a­près-guerre, il n’y a pas plus de sou­mis­sion pure que d’op­pres­sion pure. Il faut bien une rai­son pour s’y faire, pour accep­ter la situa­tion. Plus la pers­pec­tive de la révolte est loin­taine et ses débou­chés incer­tains, plus le besoin de jus­ti­fier sa condi­tion de fait et de l’ins­crire dans une cohé­rence vrai­sem­blable est intense. Le « mérite » de Ceau­ses­cu n’est pas d’a­voir mani­pu­lé ou trom­pé les gens mais de leur avoir four­ni un excellent argu­ment, et l’oc­ca­sion, pour le faire eux-mêmes.

Ni l’é­mer­gence d’une convic­tion natio­nale-com­mu­niste ni le retour en force de la convic­tion natio­na­liste (bien que, sous une forme dif­fé­rente, elle ait joué un rôle non négli­geable) et encore moins la convic­tion com­mu­niste tra­di­tion­nelle n’ex­plique de façon satis­fai­sante le suc­cès du rai­son­ne­ment pro­po­sé par Ceau­ses­cu auprès de tant de Rou­mains. Fraî­che­ment issus et tou­jours han­tés par une période où lorsque l’on n’adhé­rait pas avec enthou­siasme on ris­quait de faire figure de com­plo­teur, de nom­breux Rou­mains trou­vaient enfin des argu­ments aux­quels ils pou­vaient se rac­cro­cher. Faute de mieux ; en atten­dant mieux. Et pour le pire, comme ils ne man­que­ront pas de s’a­per­ce­voir avec le temps.

Le fait de faire sem­blant de faire jouer le jeu — tout en sachant, en fin de compte, qu’il était pipé — relève donc d’une sorte d’illu­sion auto­mys­ti­fiante résis­tant à toute épreuve en dépit de sa fra­gi­li­té. Une telle expli­ca­tion pri­vi­lé­giant le rôle de l’i­ma­gi­naire et du sym­bo­lique dans ce qu’il com­porte de contra­dic­toire, voire d’ab­surde, peut sem­bler sau­gre­nue si l’on ne prend pas en consi­dé­ra­tion le sta­tut de l’illu­sion dans un régime poli­tique auto­cra­tique dont le mar­ché éco­no­mique est réglé par la pénu­rie et qui, sur le plan des valeurs, puise tout aus­si arti­fi­ciel­le­ment dans l’ar­chaïsme natio­na­liste que dans l’u­to­pie com­mu­niste. L’illu­sion de par­ta­ger, ne serait-ce qu’en par­tie, le rai­son­ne­ment du pou­voir conforte, en effet, ceux qui la nour­rissent. Elle ras­sure, peut faire ouvrir des portes et miroi­ter des pers­pec­tives de pro­mo­tion… Enfin, elle per­met d’exor­ci­ser les ten­ta­tions d’une cri­tique assu­mée et d’é­vi­ter les dan­gers aux­quels s’ex­posent non seule­ment les contes­ta­taires mais aus­si, poten­tiel­le­ment, tous ceux qui font la sourde oreille devant les sirènes du pou­voir : par méfiance, par atta­che­ment à d’autres convic­tions ou croyances, par digni­té tout court.

« Se trou­ver une rai­son » pour échap­per aux mul­tiples dan­gers réels ou ima­gi­naires d’in­sé­cu­ri­té psy­cho­lo­gique et maté­rielle en entre­te­nant l’illu­sion de par­ta­ger le rai­son­ne­ment du pou­voir ne signi­fie pas auto­ma­ti­que­ment don­ner rai­son à ce pou­voir ou répondre favo­ra­ble­ment à ses injonc­tions. Atti­tude super­fi­cielle et réver­sible, le faire-sem­blant ordi­naire consti­tue une forme bénigne de com­pli­ci­té. À force d’é­touf­fer la dis­po­ni­bi­li­té cri­tique et d’i­so­ler ses mani­fes­ta­tions expli­cites, ce genre de com­pli­ci­té a joué en Rou­ma­nie pen­dant la période consi­dé­rée un rôle déci­sif en blo­quant et en désa­mor­çant toute dyna­mique sociale allant dans le sens de la résis­tance, de l’op­po­si­tion ou de la contes­ta­tion. Ce genre d’at­ti­tude dif­fuse ne sau­rait être assi­mi­lé à un véri­table enga­ge­ment en faveur du régime et il serait ridi­cule d’y cher­cher le fon­de­ment d’un quel­conque consen­sus poli­tique sur lequel aurait repo­sé le pou­voir de Ceausescu.

La collaboration tactique

L’autre forme de com­pli­ci­té dont il faut tenir compte pour expli­quer la dérive du régime rou­main est encore plus dérou­tante, puisque para­doxale à pre­mière vue, et plus fla­grante et com­pro­met­tante que celle, ordi­naire, décrite plus haut. Ses émules, moins nom­breux et pour la plu­part mieux pla­cés sur l’é­chelle sociale ou réso­lus à brû­ler coûte que coûte les étapes, ne se contentent pas de faire sem­blant de jouer le jeu pro­po­sé par le pou­voir pour se don­ner bonne conscience ou conju­rer la mau­vaise conscience et, en atten­dant, gri­gno­ter quelques avan­tages. Ils en rajoutent, en toute conscience, déli­bé­ré­ment, en pré­ten­dant repré­sen­ter, ou plu­tôt « incar­ner » la conscience de ceux qui demeurent silen­cieux et pas­sifs. De sen­si­bi­li­té non com­mu­niste ou anti­com­mu­niste, les adeptes de l’en­ga­ge­ment para­doxal pra­tiquent la sur­en­chère en faveur du régime dans l’es­poir ou sur le pré­texte de le chan­ger. Les scé­na­rios de ce réfor­misme « dia­bo­lique », qui repose sur une démarche indi­vi­duelle et secrète, sont innom­brables. Il n’est donc pas aisé de déter­mi­ner les convic­tions et les visions du monde qui motivent et jus­ti­fient cette col­la­bo­ra­tion tac­tique. Elles sont for­cé­ment impli­cites. Les innom­brables sous-enten­dus qui les signi­fient ren­voient habi­tuel­le­ment à des géné­ra­li­tés sur le thème de la défense des valeurs et inté­rêts de la nation.

Com­ment expli­quer le suc­cès de cette démarche vouée, du point de vue des objec­tifs géné­reux affi­chés par ses par­ti­sans, à l’é­chec ? Sur le plan per­son­nel, elle se tra­duit, certes, par des avan­tages net­te­ment plus sub­stan­tiels que dans le cas de la com­pli­ci­té ordi­naire. Mais la dif­fé­rence est ailleurs : à force d’en rajou­ter on finit par se rap­pro­cher du pou­voir, par en faire usage — le pire, en atten­dant le meilleur… En l’oc­cur­rence, la proxi­mi­té du pou­voir cen­tral n’a rien d’i­ma­gi­naire, comme dans le cas de la com­pli­ci­té ordi­naire, et l’i­vresse qu’il en résulte ne risque pas de perdre ceux qui, jusque-là, ont su si bien gar­der secrètes leurs « vraies » convictions.

Toutes les classes, couches et caté­go­ries de la popu­la­tion rou­maine nous four­nissent des exemples de col­la­bo­ra­tion tac­tique. Par­mi les intel­lec­tuels, le phé­no­mène a pris pen­dant les années ayant sui­vi les évé­ne­ments de 1968 une ampleur consi­dé­rable et une signi­fi­ca­tion sociale particulière.

La responsabilité des intellectuels

Qu’est-ce que les intel­lec­tuels ? Met­tons, pour faire vite, l’é­lite de l’in­tel­li­gent­sia. Ceux qui sont les plus en vue, dont on parle ou qui font par­ler d’eux, ceux qui sont bien pla­cés dans les ins­ti­tu­tions dont ils relèvent (asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles, uni­ver­si­tés, recherche, édi­tion, presse), ceux qui sont les plus per­for­mants et, par­fois, mais pas obli­ga­toi­re­ment, les plus com­pé­tents dans leur domaine au sein de l’in­tel­li­gent­sia au sens large que l’on accor­dait au mot en Rus­sie. Plus pré­ci­sé­ment, ceux dont l’ac­ti­vi­té implique néces­sai­re­ment une rela­tion avec un public et/​ou ceux dont le pres­tige confère à leurs prises de posi­tion un impact sur le public : écri­vains, his­to­riens, publi­cistes, pro­fes­seurs uni­ver­si­taires, cher­cheurs scien­ti­fiques, artistes, etc. Dans un régime com­mu­niste, pour qu’un tel rap­port au public puisse s’é­ta­blir, pour que les intel­lec­tuels puissent exis­ter, il faut l’a­val poli­tique et le concours média­tique du par­ti-État. Une marge de liber­té peut, certes, appa­raître lorsque l’on décide de se pas­ser du concours média­tique de l’É­tat à tra­vers le samiz­dat en pre­nant le risque de s’ex­po­ser à la répres­sion. Mais ce phé­no­mène n’a jamais pris d’am­pleur en Rou­ma­nie. L’é­vo­lu­tion de l’é­lite de l’in­tel­li­gent­sia rou­maine suit fidè­le­ment depuis 40 ans celle du par­ti-État. Dès l’ins­tau­ra­tion du régime actuel et pen­dant toute sa période héroïque, quan­ti­té d’in­tel­lec­tuels, et pas des moindres, subirent l’in­ter­dic­tion pro­fes­sion­nelle, furent mar­gi­na­li­sés, per­sé­cu­tés, empri­son­nés… Les autres eurent droit à un trai­te­ment pri­vi­lé­gié, au point d’être accep­tés au sein de la haute nomen­cla­ture, mais furent stric­te­ment contrô­lés et sans ini­tia­tive auto­nome. Pré­ci­sons que pen­dant l’entre-deux-guerres l’im­pact des com­mu­nistes dans la vie intel­lec­tuelle rou­maine était déri­soire et l’in­fluence de la gauche non com­mu­niste très limi­tée, tan­dis que l’ex­trême droite tenait autour des années 30 le haut du pavé. L’op­por­tu­nisme, par­fois sor­dide, a joué le rôle moteur dans la recon­ver­sion subite et le ral­lie­ment au régime de cer­tains intel­lec­tuels qui ont per­mis la for­ma­tion sou­daine de l’é­lite cultu­relle com­mu­niste de l’a­près-guerre. Une des consé­quences de cette situa­tion sera l’ab­sence de toute crise majeure de conscience par­mi les intel­lec­tuels offi­ciels à la suite du XXe Congrès qui aurait pu per­mettre, comme en Hon­grie ou en Pologne, des déra­pages antistaliniens.

À par­tir de la fin des années 50 et tout au long des années 60, l’é­lite rou­maine connaît une sen­sible et inat­ten­due amé­lio­ra­tion de son sort. Des intel­lec­tuels de valeur, par­fois à peine sor­tis des pri­sons, peuvent réin­té­grer des postes qui leur étaient inter­dits (et qu’ils occu­paient avant l’ar­ri­vée du régime com­mu­niste), d’autres intel­lec­tuels éga­le­ment de valeur, par­fois, mal­gré leur oppor­tu­nisme, peuvent s’ex­pri­mer plus libre­ment dans leur domaine d’ac­ti­vi­té sans ris­quer de perdre leurs postes. Les jeunes intel­lec­tuels arri­vant sur le mar­ché sont désor­mais sou­mis à moins de com­pro­mis­sions que leurs aînés qui n’a­vaient joui qu’à ce prix des avan­tages du régime et ne sont plus obli­gés de prendre le che­min de croix de ceux qui avaient été reje­tés par le régime. Les per­dants étaient nom­breux mais ne pou­vaient pas oppo­ser une résis­tance notable. Je pense à ceux dont l’as­cen­sion au sein de l’é­lite intel­lec­tuelle étaient due exclu­si­ve­ment à la pro­mo­tion politique.

La sta­bi­li­sa­tion et l’au­toch­to­ni­sa­tion du pou­voir com­mu­niste sont pour beau­coup dans cette évo­lu­tion du sta­tut et de la com­po­si­tion socio-poli­tique de l’é­lite cultu­relle du pays. Conso­li­dé à l’in­té­rieur grâce à une ter­reur dont il peut désor­mais se pas­ser, tant son simple rap­pel se révèle dis­sua­sif, et en voie d’é­man­ci­pa­tion sur le plan inter­na­tio­nal, le pou­voir com­mu­niste rou­main a tout inté­rêt à déve­lop­per une élite locale plus com­pé­tente et, dans l’en­semble, favo­rable aux nou­velles orien­ta­tions du pays, notam­ment dans le domaine des rela­tions avec l’URSS. L’au­to­no­mie octroyée aux intel­lec­tuels se limite certes à leurs domaines pro­fes­sion­nels res­pec­tifs. Ceci consti­tue un pro­grès sub­stan­tiel dont témoigne avec éclat l’es­sor excep­tion­nel de la vie cultu­relle de la Rou­ma­nie dans les années 60. Dans le domaine poli­tique pro­pre­ment dit il n’y a pas de modi­fi­ca­tion majeure. Bon nombre d’in­tel­lec­tuels se réjouis­saient, ce qui est com­pré­hen­sible, de pou­voir enfin retrou­ver, affir­mer et déve­lop­per des valeurs natio­nales long­temps mises à mal par l’i­déo­lo­gie pro­so­vié­tique. La rai­son en était simple : l’u­sage modé­ré et pré­cau­tion­neux de cette « liber­té » inat­ten­due cor­res­pon­dait à l’o­rien­ta­tion du par­ti-État. En revanche, il n’a jamais été ques­tion sérieu­se­ment pen­dant les années 60 que le par­ti-État perde ou des­serre son mono­pole sur la média­tion ins­ti­tu­tion­nelle et poli­tique entre l’in­tel­lec­tuel et son public. Les vel­léi­tés affi­chées des intel­lec­tuels rou­mains tant dans les années 50 que dans les années 60 étaient plu­tôt mini­ma­listes. Ils vou­laient avant tout pou­voir exer­cer leur métier, leurs acti­vi­tés, hon­nê­te­ment sans intru­sion exté­rieure sys­té­ma­tique du poli­tique. Cela n’al­lait évi­dem­ment pas sans heurts et conflits, ce dont ils étaient conscients. Ponc­tuel­le­ment, des com­pro­mis équi­tables pou­vaient être envi­sa­gés et, à condi­tion que l’on y mette du sien des deux côtés, les négo­cia­tions entre les intel­lec­tuels et le pou­voir poli­tique pou­vaient abou­tir à des solu­tions acceptables.

Ce <i, somme toute confor­table, n’é­tait pas moins fra­gile. À regar­der de près la situa­tion, on constate l’exis­tence de plu­sieurs fac­teurs qui pous­saient bon nombre d’in­tel­lec­tuels à vou­loir jouer un rôle poli­tique, même si, en ce temps, ils ne posaient pas for­cé­ment dans ces termes le pro­blème et si leur concep­tion de la poli­tique était bien dis­tincte de celle du parti.

Pre­miè­re­ment, la mémoire des humi­lia­tions subies pen­dant la période sta­li­nienne était tou­jours vive, y com­pris chez les nou­velles géné­ra­tions. Le fait que ce soit le pro­mo­teur de ces humi­lia­tions, le par­ti lui-même, qui leur a mis fin, qua­si­ment du jour au len­de­main, ne pou­vait pas ne pas peser sur le nou­veau modus viven­di.

Deuxiè­me­ment, la condi­tion tou­jours subal­terne des intel­lec­tuels vis-à-vis de l’ins­tance poli­tique orga­ni­sée du par­ti-État géné­rait des frus­tra­tions d’au­tant plus aiguës que leur poids dans la vie du pays n’a ces­sé de croître tout au long des années 60.

Troi­siè­me­ment, enfin, si le mono­pole exer­cé par le par­ti com­mu­niste rou­main les aga­çait et si, dans leur for inté­rieur, ils ne se fai­saient pas beau­coup d’illu­sions sur le chan­ge­ment de la nature du par­ti, les intel­lec­tuels n’é­taient pas moins, pour la plu­part, en accord avec les nou­velles orien­ta­tions de la direc­tion de ce même par­ti. Les mobiles de cet accord sont mul­tiples, par­fois contra­dic­toires. Ils pou­vaient rele­ver de la revanche natio­na­liste conser­va­trice (dont l’a­bou­tis­se­ment pou­vait être ima­gi­né à la suite de la res­tau­ra­tion par le par­ti de la dimen­sion natio­nale dans la vie poli­tique du pays) comme de la volon­té de renou­veau moder­ni­sa­teur (dont la réa­li­sa­tion par­tielle ne rele­vait plus de l’u­to­pie en rai­son de la libé­ra­li­sa­tion, certes rela­tive, puisque consé­cu­tive à une désta­li­ni­sa­tion tar­dive et timide), par­fois des deux à la fois.

Ces trois fac­teurs per­mettent de com­prendre, tout au moins jus­qu’à un cer­tain point, la pré­ci­pi­ta­tion avec laquelle tant d’in­tel­lec­tuels ont cru pou­voir mettre à pro­fit l’ou­ver­ture de Ceau­ses­cu en 1968 (qui, en condam­nant l’in­va­sion de la Tché­co­slo­va­quie par l’U­nion sovié­tique, accom­plis­sait, aux yeux des Rou­mains, un acte de haut patrio­tisme, tout en sou­te­nant le régime réfor­miste et libé­ral de Dub­cek) et ont ten­té de jouer un rôle poli­tique. Leur ten­ta­tive s’est tra­duite dans un nombre consi­dé­rable de cas par des formes de col­la­bo­ra­tion tac­tique. Une telle col­la­bo­ra­tion était vouée à l’é­chec par le carac­tère non concer­té de la démarche (ce qui n’en­lève rien à sa signi­fi­ca­tion sociale) et, sur­tout, par le refus de l’ap­pa­reil et du clan Ceau­ses­cu (qui, sur ce point, ont agi en « ortho­doxes ») de par­ta­ger le pouvoir.

On peut s’é­ton­ner de la faci­li­té avec laquelle ces intel­lec­tuels ont publi­que­ment col­la­bo­ré sous Ceau­ses­cu alors que pen­dant la période sta­li­nienne les résis­tances avaient été plus vives et plus fré­quentes. En effet, sou­vent, ces intel­lec­tuels étaient déjà com­pro­mis avec le régime. Les uns, pour avoir béné­fi­cié pen­dant les années sta­li­niennes d’une bonne situa­tion, les autres, pour avoir été « récu­pé­rés » plus tard par le régime, après avoir subi des per­sé­cu­tions. Les thèses de juillet 1971 auront l’ef­fet d’une douche froide, mais la dyna­mique de col­la­bo­ra­tion était déjà enclen­chée, le pro­ces­sus de com­pli­ci­té déjà enta­mé, le retour en arrière de plus en plus pro­blé­ma­tique en rai­son des com­pro­mis­sions anté­rieures. Par exemple, l’Ap­pel de l’é­cri­vain Paul Goma, la pre­mière et la plus impor­tante ini­tia­tive dis­si­dente rou­maine, lan­cé en 1977, n’a été signé par aucun de ses confrères qui pré­fé­raient désor­mais soit se reti­rer dis­crè­te­ment, soit, plus bruyam­ment, pra­ti­quer la sur­en­chère au mépris de tout bon sens.

Petit à petit, à par­tir de la deuxième par­tie des années 70 et tout au long des années 80, de plus en plus d’in­tel­lec­tuels se sont res­sai­sis et reti­rés de la place publique, sans suc­com­ber pour autant à la ten­ta­tion d’une dénon­cia­tion en bonne et due forme du régime. Ils lui pré­fé­raient la cri­tique voi­lée, dès lors que l’oc­ca­sion se pré­sen­tait, et sur­tout la résis­tance cultu­relle. L’ar­gu­ment le plus fré­quem­ment avan­cé était : Ceau­ses­cu veut détruire la science, la culture ; notre mis­sion à nous est de les main­te­nir, par notre tra­vail et notre opi­niâ­tre­té…; à quoi ser­vi­raient les pro­tes­ta­tions de tel ou tel d’entre nous sinon à affai­blir les posi­tions d’une culture qui court le risque d’être anni­hi­lée par la folie des­truc­trice du régime. Indé­pen­dam­ment des réserves que l’on peut éprou­ver devant ce rai­son­ne­ment, il faut recon­naître que ses résul­tats ont été non négli­geables. Dans le domaine lit­té­raire par exemple on trouve dans la pro­duc­tion des années 80, donc en pleine dérive, des œuvres d’une grande qua­li­té et qui ont joué par­fois un rôle consi­dé­rable dans le main­tien de l’es­prit cri­tique, y com­pris dans le domaine poli­tique, des Roumains.

Les dénon­cia­tions cou­ra­geuses se sont mul­ti­pliées pen­dant les deux années pré­cé­dant la chute de Ceau­ses­cu et, à par­tir de fin décembre, leurs auteurs, par­fois des intel­lec­tuels de renom mais pas for­cé­ment repré­sen­ta­tifs de leurs cor­po­ra­tions, occu­pe­ront les pre­miers rangs de la scène poli­tique. Cepen­dant, dans l’en­semble, les intel­lec­tuels joue­ront un rôle plu­tôt modeste dans le débat et la vie poli­tiques du pays. La res­pon­sa­bi­li­té dans leur aven­ture poli­tique anté­rieure y était sans doute pour quelque chose.

Le poids de la complicité

« Pour s’en sor­tir, une seule solu­tion, lécher le c…», explique l’op­ti­miste au pes­si­miste, qui s’empresse de lui faire remar­quer : « Je veux bien, mais encore faut-il en trou­ver. » Sur le mode cynique, ce dia­logue qui fait par­tie du patri­moine cri­tique des popu­la­tions est-euro­péennes évoque bien le désar­roi crois­sant de ceux qui ten­taient encore, ces der­nières années, de « faire avec » le régime en Rou­ma­nie. Force est de consta­ter que la com­pli­ci­té payait de moins en moins au fur et à mesure que la dérive s’in­ten­si­fiait. À quoi bon auto­jus­ti­fier une sou­mis­sion qui rap­porte de moins en moins et qui par­ti­cipe, bon gré mal gré, à une dégra­da­tion dont tout un cha­cun res­sent les effets. À quoi bon éla­bo­rer et mettre en pra­tique des stra­té­gies sophis­ti­quées de rap­pro­che­ment du pou­voir alors que ceux qui l’in­carnent défendent si jalou­se­ment et de manière tou­jours plus cari­ca­tu­rale leurs pré­ro­ga­tives. Depuis le début des années 80 la com­pli­ci­té perd sa fonc­tion clef dans les rap­ports entre la popu­la­tion et le pou­voir. L’in­dif­fé­rence hos­tile et, par­fois, l’exas­pé­ra­tion non dis­si­mu­lée, d’un côté, la col­la­bo­ra­tion tout court, de l’autre, pré­valent désor­mais, même si les formes de la com­pli­ci­té anté­rieure conti­nuent à déter­mi­ner bien des comportements.

Que cher­chait le régime com­mu­niste rou­main par le petit jeu tru­qué et la soi-disant ouver­ture pro­po­sée en 1968. La réponse est simple et se confond avec l’ob­jec­tif constant de ce type de régime : accroître et étendre son pou­voir. Qu’a-t-il obte­nu en retour ? Pour l’es­sen­tiel, des formes de com­pli­ci­té, grâce à un faire-sem­blant de jouer le jeu… Mais le régime n’a pas dû mettre long­temps pour réa­li­ser que cette com­pli­ci­té ne signi­fiait pas (et ne débou­chait pas for­cé­ment sur) la par­ti­ci­pa­tion active ni mobi­li­sa­tion effec­tive de la popu­la­tion. Ce constat a ame­né Ceau­ses­cu non pas à revoir sa poli­tique mais, au contraire, à prendre des mesures tous azi­muts pour mobi­li­ser et faire par­ti­ci­per la popu­la­tion à la réa­li­sa­tion de ses objec­tifs. La com­pli­ci­té et l’in­dif­fé­rence vague­ment favo­rable puis fran­che­ment hos­tile n’ont per­mis qu’une mobi­li­sa­tion et une par­ti­ci­pa­tion pure­ment for­melles, dont témoignent avec éclat les contre-per­for­mances notam­ment éco­no­miques du pays. C’est l’un des fac­teurs qui ont ame­né le régime à opé­rer des retours en arrière et des fuites en avant de type sta­li­nien, les seules solu­tions de rechange aux­quelles il avait recours pour assu­rer son main­tien. Le fan­tasme tota­li­taire d’un pou­voir de type com­mu­niste est cepen­dant indis­so­ciable d’un redou­table prag­ma­tisme poli­tique 3C’est jus­te­ment en rai­son de son pres­tige à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur du pays, obte­nu grâce à son habi­li­té poli­tique, que Ceau­ses­cu a pu réa­li­ser le fan­tasme tota­li­taire com­mu­niste à une époque où dans les autres pays de l’Est les com­mu­nistes purs et durs avaient renon­cé depuis long­temps à de telles vel­léi­tés.. Mal­gré ses incon­vé­nients évi­dents, la com­pli­ci­té pré­sen­tait aus­si un avan­tage de taille : elle empê­chait la révolte. Il fal­lait donc, coûte que coûte, l’en­tre­te­nir. Et, dans ce domaine, on peut consi­dé­rer que si la popu­la­tion « com­po­sait » avec le pou­voir, ce der­nier « com­po­sait » à son tour avec la popu­la­tion. C’est sans doute le secret à la fois de la faci­li­té avec laquelle ont été impo­sées en Rou­ma­nie ces der­niers temps des mesures de type tota­li­taire et de l’im­pact rela­ti­ve­ment réduit de ces mesures, sur­tout en com­pa­rai­son avec ce qui a pu se pas­ser durant la période stalinienne.

L’in­dif­fé­rence et le désen­ga­ge­ment ain­si que la com­pli­ci­té qui peut en décou­ler relèvent, en fin de compte, d’un domaine par­mi d’autres qui, en soi, n’est pas déci­sif : celui de la convic­tion ou, en l’oc­cur­rence, plu­tôt de l’ab­sence de convic­tion poli­tique. Il m’a sem­blé impor­tant d’in­sis­ter sur cet aspect pour trois types de rai­sons qui concernent de près l’ac­tua­li­té rou­maine et les rebon­dis­se­ments dérou­tants qui la caractérisent.

Tout d’a­bord, parce que l’at­ti­tude que je viens de décrire sous ses dif­fé­rentes variantes a lais­sé faire, sinon accé­lé­ré, la réac­ti­va­tion pro­gres­sive des dis­po­si­tifs et méca­nismes de contrôle à vel­léi­té tota­li­taire dont les consé­quences sur les condi­tions de vie et d’or­ga­ni­sa­tion sociale, sur l’é­co­no­mie du pays, ont été désas­treuses. Le fait que la res­tau­ra­tion de la ter­reur dif­fuse qui carac­té­ri­sait le pays à la fin du règne de Ceau­ses­cu a eu lieu sans heurts majeurs, presque en douce, ni vague de ter­reur pré­ven­tive comme pen­dant les pre­mières années de la période sta­li­nienne ne ne man­que­ra pas de mar­quer l’a­ve­nir des Rou­mains et d’en­tre­te­nir secrè­te­ment des phé­no­mènes de culpa­bi­li­té col­lec­tive à consé­quences imprévisibles.

Ensuite, parce que ces diverses formes de com­pli­ci­té ont pro­fon­dé­ment mar­qué les moda­li­tés de sur­vie de la socié­té rou­maine. La com­pli­ci­té, somme toute limi­tée et super­fi­cielle, avec le pou­voir poli­tique a entre­te­nu et légi­ti­mé toute une série de réseaux de conni­vence, de soli­da­ri­té, de cor­rup­tion, de pro­tec­tion qui assu­rait une per­ma­nente « com­mu­ni­ca­tion » entre les indi­vi­dus et les repré­sen­tants, petits et grands, du pou­voir. Cette com­pli­ci­té tout court où cha­cun, des deux côtés, pou­vait trou­ver son compte, favo­ri­se­ra le main­tien au pou­voir d’un grand nombre d’an­ciens res­pon­sables de la période Ceau­ses­cu. Le FSN sau­ra faire jouer en sa faveur, notam­ment lors des élec­tions de mai 1990, ce réflexe clien­té­liste archaïque auquel le régime com­mu­niste a don­né un nou­veau souffle.

Enfin, indé­pen­dam­ment de toute consi­dé­ra­tion que l’on puisse faire sur leurs mobiles, leurs buts et leurs résul­tats, les stra­té­gies de sur­vie secré­tées par la « sou­ve­raine indif­fé­rence » des Rou­mains ne lais­saient que peu de place à une vision poli­tique, dans l’ac­cep­tion moderne du terme, des réa­li­tés. C’est jus­te­ment cette vision poli­tique qui a fait défaut au len­de­main de la chute de Ceau­ses­cu 4La pre­mière par­tie de ce texte est parue dans Iztok n°17 (juin 1989)..

Nico­las Trifon

  • 1
    Lucian Bla­ga , Éloge du vil­lage rou­main , éd. Librai­rie du Savoir, Paris : 1989, p. 19.
  • 2
    Le fait de ne pas par­ta­ger l’op­ti­misme de L. Bla­ga ne signi­fie pas dans notre cas épou­ser le pes­si­misme de Cio­ran sur la ques­tion. Voi­ci la tra­duc­tion d’un bref extrait de son livre Schim­ba­rea la fata (pp. 61, 62) paru la même année (1937) que l’ Éloge du vil­lage rou­main, à Buca­rest, aux édi­tions Vre­mea : « Nous devons exa­mi­ner le trait spé­ci­fique natio­nal qui a immo­bi­li­sé la Rou­ma­nie pen­dant mille ans afin de pou­voir le liqui­der, en même temps que la fier­té ridi­cule qui nous y rat­tache. Chaque fois que je regarde le pay­san rou­main j’aime contem­pler, ins­crits dans les plis de son visage, les creux dou­lou­reux de notre pas­sé. Je ne connais pas en Europe de pay­san plus affli­gé, plus ter­reux, plus acca­blé. J’i­ma­gine que ce pay­san n’a pas dû avoir une puis­sante soif de vie pour que son visage fût mar­qué par tant d’hu­mi­lia­tions, pour que toutes les défaites eussent appro­fon­di ses rides. Quelles que soient les réserves de vie dont il puisse faire preuve, l’im­pres­sion n’est pas celle d’une fraî­cheur bio­lo­gique. Son être est une exis­tence sou­ter­raine et sa démarche lente et voû­tée est un sym­bole pour les ombres de notre des­tin. Nous sommes un peuple issu des gorges, des mon­tagnes, des val­lées. Nous avons regar­dé le réel à par­tir de l’ombre et nous sommes res­tés droits dans l’obs­cu­ri­té. Nous nous sommes rafraî­chis pen­dant mille ans. C’est pour­quoi, seule la fièvre peut encore nous sau­ver. (…) Quand le pay­san rou­main lève­ra-t-il la tête ? Vers le bas, nous n’a­vons ces­sé de regar­der depuis que nous sommes nés. » Ce genre de vision pes­si­miste, radi­cale mais non dépour­vue d’am­bi­guï­té, avait conduit son auteur en ce temps (depuis il a chan­gé) à des pro­fes­sions de foi natio­nales-bol­che­viques. Rétros­pec­ti­ve­ment, on pour­rait faire remar­quer que, pas plus que la gla­cia­tion sta­li­nienne et natio­nale-com­mu­niste des années Ceau­ses­cu, la fièvre fas­ciste n’a guère « sau­vé » les Roumains.
  • 3
    C’est jus­te­ment en rai­son de son pres­tige à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur du pays, obte­nu grâce à son habi­li­té poli­tique, que Ceau­ses­cu a pu réa­li­ser le fan­tasme tota­li­taire com­mu­niste à une époque où dans les autres pays de l’Est les com­mu­nistes purs et durs avaient renon­cé depuis long­temps à de telles velléités.
  • 4
    La pre­mière par­tie de ce texte est parue dans Iztok n°17 (juin 1989).

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