La Presse Anarchiste

Haute école

 L’Unique n°2 (juillet 1945)

Haute École
Rires

 

Ça se passe en 1938.
Dans le décor d’une table d’hôte de province.
Qua­tre types : un homme, 35 ans, stature et com­plex­ion Croix-de-feu, lisant le quo­ti­di­en du P.S.F. ; un autre, son beau-père, avec des yeux bleu d’aci­er de loup qui rêve et quelques dents en or, genre général en retraite d’une armée qui accepterait les recrues de 1 m. 50, cheva­lier de l’or­dre que l’on sait ; puis deux guenons nation­al­istes, la mère et la fille, du même âge en apparence, les cheveux plat­inés l’air putain de caf’ conc’ 1900.
Une boniche, fraîche, gen­tille, servile à souhait devant la clien­tèle bien-pen­sante, assure le service.
Tout a coup, on entend, rompant le silence, la voix autori­taire, hargneuse et méprisante du Croix-de-feu :
– D’ la moutarde !
Alors Léo, qui déje­une avec moi, me dit :
– Tu com­prends pourquoi, dans les révo­lu­tions, on les pend ?

— O —

En livrant du char­bon, il dit à la cliente :
–…J’ai eu cinq enfants, mais rien qu’un garçon… Ah ! je m’en serais bien passé de celui-là car sa mère est morte en le faisant… Et pour­tant je suis con­tent d’avoir un gars, parce que je suis le dernier du nom dans la famille…
– Oui, comme ça, votre nom ne dis­paraî­tra pas.
– Justement.
– Com­ment vous appelle-vous ?
– Durand.

— O —

Malfleu­rat a épousé une dacty­lo pau­vre et qui naguère souf­frait vrai­ment de la faim, mais très jolie. Elle a pro­filé de son sex-appeal pour impos­er la présence de sa vieille mère que pra­tique, son mari a con­ver­tie incon­ti­nent en bonne à tout faire. Puis, Malfleu­rat à trou­vé le filon : il est devenu expert-compt­able pour caram­bouilleurs. Il fait des affaires d’or. Aus­si les deux femmes ont-elles à présent l’air de deux rats lâchés dans un silo.
– On a telle­ment con­nu la mis­ère, autre­fois, avec maman ! dit l’ex-dacty­lo… Main­tenant, on met les bouchées doubles…

— O —

Quand il était au rég­i­ment, sous-off’ de droit divin, il disait :
– Ah ! je les fais marcher, moi, mes bons-hommes !
– Main­tenant qu’il est mari de droit divin et a pris chez lui sa belle-mère, il dit :
– Ah ! je les fais marcher, moi, mes bonnes femmes !

— O —

Nestor Dumolâtre est écrivain et de temps à autre, dans ses con­fes­sions, il nous con­fie que sou­vent il se demande qui il est…
Enten­dez par là que la con­nais­sance extérieure et intérieure que chaque homme pos­sède de sa per­son­ne ne lui suf­fit pas, si est per­suadé que cette con­nais­sance est illu­soire et qu’il doit être autre qu’il n’est. Mais, hélas ! mal­gré tons ses efforts de con­cen­tra­tion men­tale, il lui est impos­si­ble de saisir le moin­dre linéa­ment des con­tours de cet autre qui serait son vrai moi : celui, « réel », qui serait der­rière ne dis­ons pas « lui-même », puisqu’il ne le veut pas — qui serait der­rière son apparence. Il cherche, en somme., son « être en soi », son essence, l’être dont il est le dou­ble à ses yeux, son moi incon­nu, pro­fondé­ment enfoui dans l’en­veloppe qu’on appelle Nestor Dumolâtre !
Nous le recon­nais­sons, ce pau­vre inqui­et. C’est lui qui déjà était en quête de la « chose en soi » dans l’u­nivers, de la « réal­ité », l’oc­culte réal­ité, l’in­sai­siss­able réal­ité qui se cache, assure-t-il, der­rière les phénomènes. De cela aus­si il est sûr, car il en a l’in­tu­ition : les choses ne sont pas ce qu’elles sont, ou plutôt ce qu’elles parais­sent être : elles sont autres.
Et Dumolâtre est ain­si fait que toute sa vie il sera à la pour­suite de ces fantômes.
Au fou ! Au fou !

— O —

Il y a des ans et des ans qu’à toute plainte d’autrui en. matière sociale, j’en­tends Crétinot répliquer :
– Que roulez-vous ! nous vivons dans une péri­ode de transition.
La stu­pid­ité de Crétinot, elle, n’est pas transitoire.

Manuel Devaldès.