On a beaucoup ergoté et discouru sur les méfaits de l’argent. On l’a stigmatisé comme le séducteur et le corrupteur par excellence. Que n’obtient-on avec cet ardent métal — ou plutôt avec ces billets assez ternes dont les derniers mis en circulation ne brillent pas par leur esthétisme ? Avec de l’argent on achète les consciences, selon un cliché bien connu, c’est-à-dire qu’on arrive à faire dire ou écrire à maints écrivains ou orateurs le contraire de leur pensée ou de leur opinion. L’«à droite » se mue en « à gauche », le partisan des systèmes totalitaires se transforme en un farouche anti-totalitariste, l’incroyant en croyant, le révolté en chien de garde de tel ou tel capitaliste. L’argent fait pencher la balance de Thémis du côté du nanti ou du bien-pensant. Il n’est jusqu’à la femme dite « honnête » qui ne consente, pour un chèque, à servir de déversoir au trop plein des génitoires de quelque mâle pourvu d’un dépôt bancaire respectable. Pour de l’argent, le politicien renie volontiers ses promesses, on ne le sait que trop. Et nous savons aussi qu’il est des contrées où l’on n’évalue l’individu qu’en fonction de son compte en banque.
« Faire de l’argent », à n’importe quel prix, de n’importe quelle façon, telle est la préoccupation majeure de nombre de nos contemporains, chenus ou à peine sortis de l’enfance. On se procure tant d’objets — utiles et très souvent inutiles — avec de l’argent. Les pognonistes sont devenus légion et le pognonisme atteint les membres de milieux ou de groupements qui, par leur origine, leurs aspirations ou leur raison d’être, semblaient devoir être à l’abri de la contamination. Ma « longue expérience » m’a permis d’en rencontrer de ces ex-camarades, plus ou moins enrichis par le négoce ou l’industrie, qui ne s’intéressaient plus à aucun mouvement d’idées, qui s’insouciaient de la culture de leur personnalité, qui ne songeaient plus qu’à « bien vivre », comme ils jargonnent. Le portefeuille bien garni, élégants et désinvoltes, ils traversaient la chaussée, afin d’éviter de reconnaître tel de leurs anciens copains, lequel, parce qu’il avait refusé de sacrifier au veau d’or, déambulait sur le même trottoir qu’eux, mal rasé, le veston élimé, le pantalon rapiécé et les brodequins fatigués. D’autres, plus hypocrites, continuaient à mener une vie sans apparat, à s’intéresser à des idées généreuses, à en discuter, si besoin était, avec des amis moins fortunés, mais cela sans cesser d’exhausser la pile de banknotes qui s’amoncelait dans leurs coffres. Or, il était évident que, même pour vivre confortablement, une telle accumulation n’était pas nécessaire et que la toujours plus grande extension donnée à leurs affaires ne se justifiait plus, l’avoir qu’ils avaient acquis leur permettant de vivre sans se soucier du lendemain.
On m’a objecté que dans la société telle qu’elle est constituée — et il faut bien, en attendant, la prendre comme elle est, — l’argent assure l’indépendance individuelle. Je ne nie pas la part de vérité que renferme cette assertion : les revues atteignent un prix élevé, les livres se vendent très cher, les voyages sont coûteux, etc. Et je ne parle pas de l’habillement, l’apparence vestimentaire ne nous intéressant que médiocrement. Enfin, il y a la question de l’alimentation, celle du logement, des distractions. Tout cela est vrai. Mais l’individualiste à notre façon s’aperçoit bien vite que la course au pognon, loin d’assurer l’indépendance au poursuivant, a tôt fait de le réduire en esclavage. C’est que, dans la majorité des cas, les coureurs ne font pas halte, une fois un but atteint, un but raisonnable. Ils ne se montrent jamais satisfaits. Il y a toujours quelque chose d’autre à acquérir — un quelque chose d’autre qui, à la réflexion, ne s’avère nullement indispensable à la vie quotidienne — un quelque chose de parfaitement inutile à la culture ou au perfectionnement de la personnalité. Et les voilà volant vers un nouvel objectif, c’est-à-dire vers un nouvel empilement de papier-monnaie. Ce nouveau but conquis, ils repartent, sous un prétexte quelconque, et recommencent, recommencent, recommencent…
Il en est qui ne thésaurisent pas, qui dépensent au fur et à mesure de ce qu’ils amassent — l’argent étant fait pour rouler, comme ils disent ; mais, quelle qu’en soit la raison, le montant de leurs dépenses s’accroît sans cesse, dépasse toujours celui de leurs recettes, d’où nouvel effort en vue de collecter les fameuses vignettes, originairement destinées à leur affranchissement. Les uns et les autres — thésauriseurs ou prodigues, avares ou dépensiers — ne sont au fond que des esclaves, de misérables esclaves, incapables de se libérer d’une obsession qui les enveloppe, les étreint, les possède, leur fait accepter toutes sortes de servitudes, d’humiliations, de bassesses, les fait consentir à toutes sortes de déchéances. Incapables de réagir, ce ne sont plus que de pauvres pantins, des marionnettes auxquelles l’appât d’une liasse de billets de banque fera perdre toute fierté, toute dignité personnelle.
Il va de soi que l’individualiste n’acceptera jamais de se laisser actionner ou manœuvrer par une passion aussi avilissante et absorbante que « la course au pognon» ; il sait se retirer a temps de l’arène — au moment exact où il se rend compte qu’il risque d’être incapable de maîtriser son attelage. Mais, à parler net, « notre » individualiste a‑t-il jamais pris part a celte course dégradante ? Ses besoins sont modestes, ses appétits facilement apaisables, ses goûts simples. La mondanité, la superfluité, le luxe, le tape à l’œil, le clinquant, le « chiqué », en bref le superficiel, tout cela lui est étranger. Que ferait « notre » individualiste dans le camp ou la compagnie des « pognonistes » ? Ils n’ont jamais été, ils ne sont pas, ils ne seront jamais de son monde.