La Presse Anarchiste

Où va l’humanité (2)

L’Unique n°2 (juillet 1945)

où va l’humanité ? (2)

3. Les Traditions primitives

    L’é­tude des peu­ples attardés actuels nous mon­tre que les croy­ances, chez eux, ont une forte extra­or­di­naire et que la loi non écrite y est infin­i­ment plus tyran­nique que la loi écrite, car la tra­di­tion l’im­prime chez le tout jeune enfant sans aucune oppo­si­tion, sans aucune cri­tique. Les pra­tiques mys­tiques, les tabous, les totems les rites mag­iques, les sor­cel­leries effrayantes influ­en­cent le jeune prim­i­tif que cette édu­ca­tion façonne pour la vie.

D’une façon générale, tous ceux que le mal­heur touche sont sac­ri­fiés, aban­don­nés ou tués parce que le mal­heur, l’in­for­tune, la mal­adie sont les preuves de l’ir­ri­ta­tion des esprits et. qu’il vaut mieux sac­ri­fi­er le malchanceux que laiss­er périr le groupe tout entier. Et cette tra­di­tion inflex­i­ble, sans con­trepar­tie pos­si­ble, façonne défini­tive­ment l’e­sprit du prim­i­tif. Mais nous savons que cette tra­di­tion irra­tionnelle s’est con­servée jusqu’à nos jours et que l’idée de sac­ri­fice de l’in­di­vidu au groupe est encore d’actualité.

Il faut remar­quer cepen­dant, que tous ces faits sont le pro­duit de la tra­di­tion et que, là où les peu­ples ne sont pas soumis à ces égare­ments, ils réalisent l’en­tr’aide. Pen­dant des mil­lé­naires, nos ancêtres, libres de toutes croy­ances, ont pra­tiqué la sol­i­dar­ité. C’est ain­si que dans des sta­tions néolithiques on a con­staté des guérisons nom­breuses de frac­tures de mem­bres par­faite­ment traitées, ce qui indique des soins pro­longés et vig­i­lants. Le mys­ti­cisme en se dévelop­pant a tri­om­phé, chez cer­tains peu­ples, de ce sen­ti­ment naturel, puis­sant et avan­tageux, et l’a com­pliqué d’é­trange façon.

On s’é­ton­nera de la sur­vivance de l’e­spèce humaine avec une aus­si piètre sol­i­dar­ité entre ses mem­bres, mais il ne faut pas oubli­er que par­mi les croy­ances gré­gaires quelques-unes étaient avan­tageuses aux groupe­ments ; que, d’autre part, les pop­u­la­tions surpe­u­plées par rap­port aux sub­sis­tances dont elles dis­po­saient ne souf­fraient pas trop de ces cas isolés. Quant aux peu­ples décimés par l’in­féri­or­ité de leur morale, ils ont dis­paru, vic­times de leur dan­gereuse imagination.

Con­sta­tions sim­ple­ment que bien avant l’ex­is­tence des lois, des règle­ments, des codes, des ordon­nances, des édits, des droits quel­con­ques, bien avant la for­ma­tion des gou­verne­ments et des États, les hommes s’é­taient imposé des dis­ci­plines indi­vidu­elles et col­lec­tives que tes néces­sités, l’ig­no­rance et la peur leur avaient sug­gérées. N’ou­blions pas surtout que l’être humain, ni bon, ni mau­vais, mais essen­tielle­ment déter­miné, à ce degré de l’évo­lu­tion, par son imag­i­na­tion et l’ir­ra­tional­isme de son esprit, accom­plit des actes qui nous le font con­sid­ér­er soit comme un être sol­idaire et frater­nel, soit comme un être féroce et cru­el, suiv­ant les actes qu’il accom­plit sous l’in­flu­ence de la tradition.

Mais il est néces­saire, avant d’aller plus loin, de bien mar­quer l’inévitable con­tra­dic­tion qui con­court à ren­dre bien frag­iles les espoirs trop hâtifs des opti­mistes quant à l’amélio­ra­tion pro­fonde et rapi­de des con­di­tions humaines.

D’une part., l’en­fant lais­sé seul recom­mence le long appren­tis­sage de ses ancêtres des cav­ernes et repart à zéro, igno­rant tout l’ac­quis accu­mulé pen­dant vingt ou trente mille ans. D’autre part, la tra­di­tion le façonne de telle sorte qu’il est inévitable­ment le pro­duit de son milieu, quelles que soient ses fac­ultés per­son­nelles. Et cette tra­di­tion est si déter­mi­nante que sa dis­pari­tion entraîne en même temps la dis­pari­tion de la civil­i­sa­tion qui l’a for­mée et jusqu’au sou­venir his­torique lui-même qui aurait pu se per­pétuer par la parole.

Inter­rogés sur l’o­rig­ine des mer­veilleux tem­ples d’Angkor, les Cam­bodgiens actuels, descen­dants des fameux con­quérants Khmers, les fon­da­teurs de cette civil­i­sa­tion rel­a­tive­ment récente, répon­dent soit qu’elles sont l’oeu­vre des anges, des génies ou des dieux, soit qu’elles sont sor­ties toutes seules de terre. Quant à la grandeur passée de leur his­toire, leurs luttes, leurs tri­om­phes, leurs revers, leur sci­ence ou leur art, tout cet acquis s’est effacé de leur mémoire sans laiss­er aucune trace. Mêmes phénomènes pour les intéres­santes civil­i­sa­tions pré­colom­bi­ennes d’Amérique. Les descen­dants actuels de ces peu­ples organ­isés ignorent tout de leur passé, de leur his­toire, de leurs insti­tu­tions, des cités per­dues dans la jun­gle trop­i­cale que l’on décou­vre peu à peu.

Les con­quérants espag­nols ayant détru­it les tra­di­tions toltèques et incasiques et ruiné ces civil­i­sa­tions, la jun­gle d’un côté, l’ou­bli de l’autre, effacèrent du monde ces empires organ­isés. Quant aux Mayas, depuis plusieurs siè­cles, ils étaient en pleine régres­sion et les con­quis­ta­dors du XVIe siè­cle ne purent tir­er d’eux aucune expli­ca­tion sur l’o­rig­ine des ruines grandios­es enfouies sous la végé­ta­tion tropicale.

Mêmes remar­ques pour la civil­i­sa­tion cré­toise, celle des Hit­tites, celle des Étrusques et tant d’autres encore, dis­parues sans laiss­er de doc­u­ments déchiffrables pour leurs descen­dants, lesquels ignorent absol­u­ment tout de leurs ancêtres glorieux.

Un rap­proche­ment curieux, sur l’in­flu­ence de la tra­di­tion, est à faire au sujet des cas­tors. Ces intel­li­gents rongeurs dérangés dans leurs moeurs con­struc­tives par les con­quêtes humaines, se sont dis­per­sés et, bien que nom­breux encore, ont per­du leur savoir ances­tral, ne con­stru­isent plus aucune hutte, ni digue, et se con­tentent de ter­ri­ers, bien qu’en beau­coup d’en­droits ils pour­raient encore le faire sans être inquiétés. Ce fait mérit­erait d’être bien étudié.

L’homme est donc le pro­duit de la tra­di­tion. Tant vaut la tra­di­tion, tant vaut l’homme. Je ne puis traiter ici, dans cette rapi­de étude, des cas indi­vidu­els excep­tion­nels échap­pant à la tra­di­tion, mais on peut établir comme règle que l’é­man­ci­pa­tion indi­vidu­elle est en rai­son inverse de la rigid­ité de la tra­di­tion, comme nous le ver­rons plus loin et que celle-ci, jusqu’à présent, a joué le rôle de laminoir.

J’ai démon­tré au début que le mys­ti­cisme se mêlait à tous les actes de la vie des prim­i­tifs et que, d’autre part, les néces­sités objec­tives avaient créé des con­nais­sances pra­tiques utiles qui sauve­g­ar­daient leur exis­tence, ain­si que des formes de groupe­ment ayant subi une évo­lu­tion com­pliquée à par­tir de la horde. Il est prob­a­ble que tant que dura la horde errante, le chef groupa autour de lui les élé­ments inor­gan­isés d’une vaste famille mal définie. Cette longue péri­ode pré­para­toire nous échappe aujour­d’hui. Mais, par l’ex­a­m­en rapi­de de quelques formes de groupe­ments qui lui suc­cédèrent, nous allons voir se con­firmer ce fait de plus en plus évi­dent que l’homme a vécu et subi des modes d’ex­is­tence très dif­férents les uns des autres sans être jamais meilleur, ni pire, et tou­jours en s’adap­tant, tant bien que mal, à ces dis­sem­blables associations.

Mais tou­jours nous trou­vons dans ces dif­férents modes de groupe­ment une direc­tive mys­tique qui déter­mine, suiv­ant les cir­con­stances, des résul­tats sou­vent inattendus.

Le plus con­nu des groupe­ments prim­i­tifs est le clan totémique aus­tralien réu­nis­sant les indi­vidus, non pas comme les mem­bres d’une même famille liés par le sang, mais comme les par­ents spir­ituels liés par des liens mag­iques à un ancêtre com­mun qui est le totem même du clan. Les mariages sont exogamiques, l’homme restant dans son clan et la femme dans le sien ; l’en­fant appar­tient à la mère. D’après des obser­va­teurs sérieux, pour ces prim­i­tifs, la fécon­da­tion de la femme n’est pas con­séc­u­tive au rap­proche­ment de l’homme ; elle est due à une réin­car­na­tion de l’âme d’un ancêtre. Cer­taines croy­ances admet­tent même une fécon­da­tion sans l’in­ter­ven­tion de l’homme, et les vierges fécondées par le par­fum d’une fleur, l’inges­tion d’un fruit, le con­tact avec les cen­dres d’un mort ou une baig­nade dans une eau con­sacrée ne sont pas rares dans les légen­des primitives.

Ixi­grec.
(à suiv­re.)


Pre­mière partie