La Presse Anarchiste

Voyage en Russie (3)

[[La pre­mière par­tie de cet article est parue dans le numé­ro 1 de Témoins, la seconde dans le numé­ro 2.]]

La famine.

Au début de décembre 1921, nous par­tîmes pour Kazan. Le voyage ne fut pas des plus simples, car les trans­ports étaient com­plè­te­ment désor­ga­ni­sés. Un beau jour, nous avions sou­dain reçu l’ordre de faire nos malles et de nous rendre immé­dia­te­ment à la gare. Ce que nous fîmes. Arri­vés à notre train, nous sommes mon­tés dans nos wagons débar­ras­sés de leurs punaises par ordre exprès de Trots­ki. Le train, au bout de douze heures, ne fai­sant tou­jours pas mine de par­tir, et toutes nos récla­ma­tions ne ser­vant de rien, nous télé­pho­nâmes au secré­taire de Trots­ki et, deux heures plus tard, notre convoi se met­tait en route. Nous devions encore télé­pho­ner une seconde fois lorsque, à je ne sais plus quel arrêt, ayant décou­vert que notre loco­mo­tive avait été… volée, et n’arrivant pas à mettre la main des­sus, nous ne savions plus à quel saint nous vouer : en vain, même, le chef de notre expé­di­tion avait-il essayé des der­nières menaces en met­tant son revol­ver sous le nez du chef de gare. Le revol­ver res­ta sans effet – mais non point notre coup de télé­phone au secré­taire de Trotski.

Il y eut encore quan­ti­té d’aventures. Une fois, le conduc­teur de la loco­mo­tive refu­sa de conti­nuer son tra­vail tant que nous ne lui aurions pas don­né à man­ger. À tout ins­tant, faute d’huile de grais­sage, la cha­leur du frot­te­ment fai­sait pas­ser au rouge un essieu. Nous mîmes presque sept jours pour arri­ver à Kazan, bien que la dis­tance ne soit pas tout à fait de huit cents kilomètres.

À Kazan, je fus char­gé de par­cou­rir la région, afin de voir où nos secours seraient le plus utiles.

Au cours d’une confé­rence tenue par le per­son­nel sani­taire de Kazan, nous avons fait la connais­sance d’un phar­ma­cien de la ville de Spassk, un chef-lieu de dis­trict, et cet homme nous dit qu’il fal­lait y aller. Comme il par­lait alle­mand, nous l’avons tout natu­rel­le­ment écou­té. Mon com­pa­gnon le bou­lan­ger suisse Hen­ri Meyer et moi-même avons alors enga­gé un cocher tar­tare, puis, après avoir fait l’acquisition de « valen­ki » (bottes de feutre), de peaux de mou­ton et de vivres, nous nous sommes mis en route. Le ther­mo­mètre mar­quait vingt degrés au-des­sous de zéro.

Le voyage fut inté­res­sant. L’aller nous prit quelque trois jours, car nous n’avions qu’un pauvre petit che­val tout chétif.

Entre deux étapes, on pas­sait la nuit chez les pay­sans. Nous par­lions avec eux. Ils ne por­taient pas le gou­ver­ne­ment dans leur cœur. Ils se plai­gnaient de la bru­ta­li­té avec laquelle on leur avait pris leur blé et leur bétail. Leur humeur à notre égard n’était pas non plus par­ti­cu­liè­re­ment ave­nante. Ayant appris de nous que nous étions suisses, ils nous racon­tèrent que les sol­dats rouges leur avaient volé leur blé pour le vendre à notre pays. La vie était meilleure sous le tsar ; dans ce temps-là, on avait encore du pain. Tan­dis que main­te­nant, il avait fal­lu man­ger les che­vaux pour ne pas mou­rir de faim – et Dieu sait si on ne fini­rait pas par cre­ver quand même. De Spassk, nous nous sommes ren­dus dans les vil­lages où sévis­sait la véri­table famine. C’était hor­rible. Dans chaque mai­son pay­sanne, cou­chés dans les lits ou à même le sol, une demi-dou­zaine ou une dou­zaine entière d’êtres humains res­pi­rant à peine, le ventre et les membres gon­flés, ago­ni­saient sans plus répondre aux ques­tions qu’on leur adressait.

Dans cette région, il y avait beau temps que tout le bétail avait été man­gé. On s’y « nour­ris­sait » d’herbe, de paille, de tout ce qui peut s’avaler. C’était un spec­tacle effroyable. Après, tout vous lais­sait insen­sible. Nous avons vu quelques cen­taines de ces mal­heu­reux, mais il y en avait des mil­liers. La guerre étran­gère, la guerre civile, les réqui­si­tions, la pas­si­vi­té des pay­sans qui, dans leur apa­thie, ne plan­taient plus rien, enfin la séche­resse avaient créé cet état de chose. On voyait aus­si à quel point la faim rend pas­sif. La plu­part des pay­sans, sans mon­trer la moindre réac­tion, se cou­chaient pour mou­rir. Les natures éner­giques se fai­saient bri­gands, voleurs de grands che­mins. Autour de Kazan, les cam­brio­lages ne se comp­taient plus et, chaque jour, on fusillait qua­rante à cin­quante « ban­dits ». En même temps, le typhus fai­sait rage. À Kazan même, trente à qua­rante malades mou­raient chaque jour. Les hôpi­taux que je visi­tai comp­taient plus de deux mille cas de typhus exan­thé­ma­tique. La moi­tié de la popu­la­tion avait l’estomac et les intes­tins malades à force d’ingurgiter les nour­ri­tures les plus impos­sibles. On ne ces­sait d’amener aux hôpi­taux une foule de gens aux membres gelés et de mal­heu­reux atteints de cette gan­grène des joues qui porte le nom scien­ti­fique de noma.

Les méde­cins eux-mêmes avaient l’air de cadavres. Ils n’avaient presque rien à man­ger. Ni médi­ca­ments ni ther­mo­mètres. Dans un hôpi­tal pour enfants, pas une seule ins­tal­la­tion de bain ne fonc­tion­nait. On man­quait presque tota­le­ment de pots de chambre. Dans chaque lit, il y avait jusqu’à six malades.

Ce qui man­quait sur­tout, c’était la nour­ri­ture. Le pro­fes­seur Müh­lens, de Ham­bourg, qui se trou­vait sur les lieux avec une mis­sion de la Croix-Rouge, disait : « Nous autres méde­cins avons le sen­ti­ment d’être abso­lu­ment super­flus. On n’a pas besoin de nous. On a besoin de farine. – Quant à nous, après avoir vu où en était la situa­tion, nous avons télé­gra­phié à Kazan d’envoyer sur-le-champ des vivres à Spassk.

Comme beau­coup de parents mou­raient, ou bien s’en allaient sans plus s’occuper de leur pro­gé­ni­ture, il y avait une quan­ti­té innom­brable d’enfants aban­don­nés. Le gou­ver­ne­ment s’occupait d’eux, créant de nom­breux homes. On ren­con­trait, dans cette région de la grande famine, quan­ti­té de gens qui ne son­geaient qu’à se dévouer. La bon­té voi­si­nait avec l’égoïsme le plus cynique, l’esprit de sacri­fice avec le vol des der­nières res­sources du voi­sin. La faim crée des ban­dits, des saints – et des cadavres. C’est comme si l’homme moyen, en pays affa­mé, n’existait plus.

De retour à Kazan, nous sommes allés voir les ouvriers dans les fabriques et chez eux.

Le plus beau loge­ment que j’aie vu alors était une chambre vide au milieu de laquelle pen­dait une sorte de cor­beille où était cou­ché un enfant. Il n’y avait point de meubles, hor­mis une espèce d’estrade sur laquelle la famille dor­mait tout habillée.

C’était le type même d’un bon loge­ment ouvrier du temps des tsars. J’ai vu aus­si de trente à qua­rante caves où logeaient des ouvriers, – autant de trous noirs comme l’encre, sans aucune fenêtre, avec un esca­lier de pierre condui­sant à une cave humide, éga­le­ment en pierre. Natu­rel­le­ment, aucun chauf­fage. En guise de meubles, des caisses. On était encore trop près du pas­sé. Ce qu’on voyait là, c’était la vie des ouvriers sous le tsa­risme, et non pas l’époque bol­che­vique. À la dif­fé­rence des pay­sans, les ouvriers, du moins, avaient de quoi manger.

Ils nous par­lèrent de leur vie. Le membre du par­ti qui nous accom­pa­gnait nous condui­sit dans une grande fabrique natio­na­li­sée tra­vaillant pour l’Armée rouge. C’était une fabrique de chaus­sures com­por­tant en outre des ate­liers de tis­sage et de confec­tion. À notre arri­vée, les ouvriers nous entou­rèrent, et je leur posai des ques­tions, aux­quelles ils répon­dirent sans hési­ta­tion aucune :

  1. Com­ment vivez-vous ? – Nous vivons mal. Nous n’avons pas de pain, nous n’avons pas de vête­ments chauds. – L’un d’eux s’avance et montre la mince étoffe dont il est vêtu. – Nous n’avons pas de linge.
  2. Était-ce mieux sous le tsar ou est-ce mieux main­te­nant ? – Sous le tsar.
  3. Pour­quoi ? – À cause de la guerre.
  4. Êtes-vous satis­faits de la NEP ? – Oui, ça va mieux depuis.
  5. Ne vou­lez-vous pas que les ouvriers eux-mêmes prennent en main les fabriques ? – Pas main­te­nant ; peut-être plus tard.
  6. Êtes-vous contents du gou­ver­ne­ment ? – Non. – En vou­lez-vous un autre ? – Non.

Nous nous sommes ren­dus ensuite dans une sec­tion de l’usine où ne tra­vaillaient que des femmes. Nous leur avons deman­dé : Com­ment vivez-vous ? – Mal. – De quoi avez-vous besoin ? – De vête­ments pour nos enfants. Lorsque nous nous sommes reti­rés, les femmes nous crièrent : que les ouvriers de chez vous nous envoient du pain et des vête­ments pour que nous vivions mieux.

Nous deman­dâmes aus­si aux ouvriers à quoi ils s’intéressaient. Ils nous répon­dirent avec humeur : com­ment lire, quand on a faim ? Je deman­dai : Êtes-vous plus libres qu’avant ? À quoi ils répon­dirent oui, sans hésiter.

Je deman­dai encore : Qu’avez-vous cru, lorsque vous fai­siez la révo­lu­tion ? – Nous avons pen­sé que les fabriques nous appartiendraient.

Un soir, encore sous le coup du spec­tacle de tant de misère, nous venions de rejoindre le train qui nous ser­vait de loge­ment, lorsque, au bout de notre table, s’assit, la pipe au bec, une sorte de nabot qui nous dévi­sage de son haut. Façon de dire, car, vu sa taille, il était obli­gé de lever les yeux pour avoir nos têtes dans son champ visuel. Sur quoi le per­son­nage nous tint un véri­table ser­mon. Nous n’avions pas com­pris notre mis­sion, dit-il. Pri­mo, il nous était inter­dit d’avoir le moindre contact avec la Croix-Rouge alle­mande, – cette mis­sion diri­gée, comme je l’ai déjà dit, par un homme vrai­ment humain, le pro­fes­seur Müh­lens, qui nous avait don­né plus d’une indi­ca­tion pré­cieuse sur la meilleure façon de dis­tri­buer nos vivres. Secun­do, c’était, de notre part, une très grave faute que d’avoir deman­dé à la ville de Spassk d’envoyer de nos pro­vi­sions aux pay­sans. Notre tâche était de pro­cé­der à un « pla­ce­ment pro­duc­tif » des vivres et par consé­quent, pour­sui­vit notre cen­seur, cette tâche devait consis­ter à contri­buer au déve­lop­pe­ment de la petite indus­trie dans la région de Kazan, c’est-à-dire que nous ne devions dis­tri­buer nos vivres qu’aux ouvriers tra­vaillant dans cette branche de l’économie. Cela dit, non sans nous avoir éga­le­ment repro­ché un tas d’autres crimes, il exi­gea notre stricte sou­mis­sion aux auto­ri­tés dont il était le représentant.

Je cher­chai en vain à lui faire com­prendre que la caté­go­rie à laquelle il nous disait de limi­ter notre secours avait quand même, si peu que ce fût à man­ger, tan­dis que, sans notre assis­tance, les pay­sans étaient pure­ment et sim­ple­ment condam­nés à cre­ver de faim. Là-des­sus, il sor­tit de sa poche un cer­ti­fi­cat où il était écrit noir sur blanc que nous étions tenus de lui obéir. De deux doigts, je mesu­rai la hau­teur de son front en lui décla­rant que, étant déjà, ana­to­mi­que­ment, un idiot, il ne pou­vait pas ne pas l’être aus­si en poli­tique ; non, ajou­tai-je, je ne lui obéi­rais pas, et, s’il insis­tait, je m’en irais tout de suite.

Comme j’avais glis­sé dans mon dis­cours le nom de mon ami le grand tché­kiste Men­chins­ki, notre héros à la pipe et au cer­ti­fi­cat prit peur et, lorsque je me fus reti­ré dans le cou­pé qui me tenait lieu de chambre, il vînt s’excuser, tout en se disant d’accord que l’on dis­tri­buât les vivres aux pay­sans du dis­trict de Spassk.

Quelques jours plus tard, je ren­trais quand même à Mos­cou, car, si le nabot qu’on nous avait envoyé était bien un par­fait cré­tin et avait com­pris sa mis­sion avec toute la sot­tise dont il pou­vait se mon­trer capable, la tâche dont il était char­gé n’en reflé­tait pas moins les véri­tables inten­tions de l’administration supé­rieure. Or, je ne pou­vais me sen­tir d’accord avec une pareille direc­tive. Je pou­vais bien la com­prendre en théo­rie, mais tout mon être se cabrait. Devant les yeux, j’avais tou­jours les misé­rables ron­gés par la faim, à l’égard de qui la seule atti­tude pos­sible était de tout faire pour les arra­cher à la mort.

Départ.

Mon départ de Rus­sie res­sem­bla plu­tôt à une fuite devant l’excès décon­cer­tant des impres­sions. Aus­si long­temps que mon séjour en Rus­sie se pro­lon­ge­rait, il me serait impos­sible de les assi­mi­ler. Si j’avais eu billet et pas­se­port, je ne me serais même pas arrê­té à Mos­cou, mais aurais immé­dia­te­ment pour­sui­vi ma route. Sim­ple­ment, mon visa mit bien une quin­zaine de jours à venir, puis, mon billet n’arrivant tou­jours pas, force me fut de res­ter encore dans la capi­tale. Chaque jour j’allais voir mes amis, sur­tout Véra Figner et Men­chins­ki. J’interviewai aus­si le com­mis­saire du peuple à l’instruction publique, Lou­nat­chars­ky, de même que Sema­ch­ko, com­mis­saire à la san­té, appre­nant bien des choses que d’autres, depuis lors, ont déjà rap­por­tées avant moi, et me fai­sant en outre ren­sei­gner sur l’Allemagne par un per­son­nage impor­tant du mou­ve­ment de ce pays, que m’avait recom­man­dé Radek.

Cepen­dant, j’attendais tou­jours mon billet, et tou­jours ce billet brillait par son absence. Je finis par en avoir assez et, un soir, quelqu’un de ma connais­sance étant venu me dire adieu avant de par­tir pour Pétro­grad, je mon­tai dans l’auto de mon visi­teur, puis, arri­vé à la gare, m’installai sans billet dans un wagon. Au contrô­leur qui me le récla­mait, je décla­rai que je ne céde­rais qu’à la force, puis je me mis à répé­ter sans arrêt, en criant de toutes mes forces : « Ya vratch Trotz­ko­vo !», c’est-à-dire : « Je suis le méde­cin de Trots­ki !» Ces mots eurent un effet magique ; on me lais­sa dans le train, on me don­na même une place en wagon-lit, et fina­le­ment j’arrivai à Petro­grad. Là, notre train avait douze heures d’arrêt avant de repar­tir pour Nar­va et Reval. On m’invita à des­cendre de voi­ture, mais, vu qu’on m’avait volé dans le tram, à Mos­cou, tout l’argent que j’avais sur moi, je n’avais plus un sou vaillant, et je pré­fé­rai pas­ser ces douze heures en wagon, d’autant plus que je me disais : « Main­te­nant, j’y suis ; mais quant à savoir si on m’y lais­se­rait reve­nir sans billet, c’est une autre paire de manches. » Le len­de­main, donc, nous repar­tîmes et, tou­jours sans billet, j’arrivai bel et bien à Reval.

… De Reval (où j’étais res­té une jour­née), je fis, par Ber­lin, le voyage de Zurich presque d’une traite. J’étais si rom­pu de fatigue et si abat­tu que rien ne réus­sis­sait à m’intéresser. Je n’avais plus dans la tête que les images de mon voyage en Russie.

Réflexions sur la Russie.

Bien que vingt-deux années se soient écou­lées depuis le petit fait sui­vant, je me le rap­pelle comme s’il était d’hier. C’était en 1913, à Zurich, au sor­tir d’une réunion. Je ren­trais chez moi tout en devi­sant avec quelques émi­grés, membres du groupe bol­che­viste, et nous par­lions de la révo­lu­tion. Mes com­pa­gnons se repré­sen­taient le « len­de­main de la révo­lu­tion » sous les cou­leurs les plus aimables. Mais je leur dis : « La pre­mière consé­quence de la révo­lu­tion sera la famine, car le pro­lé­ta­riat, par la force des choses, sera arra­ché à la pro­duc­tion, et les pay­sans se met­tront à la boy­cot­ter. » J’entends encore les grands éclats de rire des autres, que j’eus toutes les peines du monde à convaincre que j’avais par­lé sérieu­se­ment. Car, dis-je, tout par­ti­sans que nous fus­sions les uns et les autres de la révo­lu­tion, nous n’en devions pas moins nous en repré­sen­ter clai­re­ment les moda­li­tés réelles, en fai­sant abs­trac­tion de nos propres désirs.

Ain­si donc, il y avait beau temps que je me repré­sen­tais, avec ma rai­son, la révo­lu­tion à peu près comme elle s’était réa­li­sée en Rus­sie. Mais autre chose est de com­prendre un fait en rai­son, autre chose de l’accepter, quand il s’est pro­duit, comme une réa­li­té de long­temps pré­vue et toute naturelle.

Je n’avais jamais comp­té que la révo­lu­tion ferait auto­ma­ti­que­ment des­cendre le ciel sur la terre. Qu’elle dût s’accompagner d’une cruelle guerre civile, la chose, pour moi, était aus­si anti­pa­thique qu’inévitable. Tout le côté des­truc­tif de la révo­lu­tion russe, je le com­pre­nais, affec­ti­ve­ment, comme un fait auquel on n’aurait rien pu chan­ger, qui n’aurait pas pu être autre­ment. Mais ce qui, au vrai, m’angoissait, c’était l’insuffisance du pro­lé­ta­riat au point de vue construc­tif. Cela aus­si, on y avait tou­jours insis­té, en théo­rie, et l’on avait depuis long­temps cher­ché à éla­bo­rer en Occi­dent des pro­po­si­tions pour pré­pa­rer la classe ouvrière à prendre en main la production.

Mais je n’avais pu me repré­sen­ter que le pro­lé­ta­riat serait tout ensemble si magni­fique au point de vue mili­taire et, en tant que fac­teur de la pro­duc­tion, si faible.

Je m’étais sou­vent défié de l’optimisme pué­ril d’un Kro­pot­kine pré­di­sant l’apparition sou­daine dans le peuple, au moment de la révo­lu­tion, de grandes capa­ci­tés construc­tives. Mais le fait qu’il fal­lût presque lit­té­ra­le­ment pous­ser les ouvriers vers les fabriques, les faire entrer comme de force dans le cir­cuit de la pro­duc­tion, et qu’ils fissent preuve de si peu d’initiative, voi­là ce qui, même pour moi le scep­tique, était stupéfiant.

J’aurais tel­le­ment vou­lu pou­voir don­ner tort aux bol­che­vistes de se mon­trer si des­po­tiques, non point seule­ment dans la par­tie des­truc­tive, mais aus­si dans la part construc­tive de la révo­lu­tion. Mais tout ce qu’on voyait, tout ce qu’on enten­dait mon­trait que la classe ouvrière ne pos­sé­dait pas assez d’initiative pour rendre le des­po­tisme superflu.

J’avais vou­lu un socia­lisme liber­taire, et voi­là que je ne pou­vais pas, pour la Rus­sie, don­ner rai­son à ceux qui s’imaginaient pos­sible de s’en remettre pour construire à la libre ini­tia­tive du pro­lé­ta­riat. Je m’étais, dans le socia­lisme, repré­sen­té le pain et la liber­té pour tous, alors qu’il fal­lait en Rus­sie se don­ner toutes les peines du monde pour attra­per un mor­ceau de pain et que la ques­tion de la liber­té, de la pos­si­bi­li­té, pour les hommes, de dis­po­ser d’eux-mêmes et de leur sort ne se posait même pas. Et cela non point avant tout du fait du gou­ver­ne­ment d’un par­ti des­po­tique, mais parce que la masse devait être obli­gée à pro­duire, ne pro­dui­sait que com­man­dée – et com­man­dée rigoureusement.

Ma dés­illu­sion était dés­illu­sion quant aux capa­ci­tés spon­ta­né­ment pro­duc­tives des masses. Au vrai, ma dés­illu­sion, c’était les masses. Je n’étais pas déçu par le bol­che­visme ; j’étais déçu par le socia­lisme en général.

Et c’est pour­quoi je pris la défense des bol­che­vistes devant les anar­chistes amé­ri­cains Ber­ck­mann et Emma Gold­mann, ren­con­trés à Ber­lin lors de mon retour, et qui croyaient que les masses auraient pu prendre en main la pro­duc­tion si les bol­che­vistes ne les en avaient pas empê­chées. Mais d’être obli­gé de défendre le bol­che­visme me ren­dait mélan­co­lique. Mal­gré toutes les tris­tesses que j’avais vues en Rus­sie, je reve­nais avec le sen­ti­ment que le noyau du par­ti bol­che­vik était sur la bonne voie, que certes d’énormes obs­tacles se dres­saient devant ces hommes, mais que nous devions prendre leur défense et tout faire pour leur faci­li­ter la tâche. Il était facile de cri­ti­quer – mais la moindre mesure construc­tive exi­geait un effort immense. Quant à nous – j’en étais plus que jamais per­sua­dé –, les mêmes dif­fi­cul­tés et les mêmes expé­riences nous atten­daient, si la révo­lu­tion écla­tait dans nos pays.

Aujourd’hui, je peux for­mu­ler tout ceci en quelques phrases. Six mois après mon voyage, je le pou­vais déjà. Mais non point à l’heure du retour. Je reve­nais miné, ron­gé de toutes parts – au propre, si j’ose dire, par les poux, comme au figu­ré. Ce qu’il me fal­lait, c’était réflé­chir : non pas seule­ment sur la Rus­sie, mais sur la vie en général.

Je n’en vou­lais pas aux bol­che­viks. J’en vou­lais à l’absurde fonc­tion­ne­ment de la vie dans ce monde. D’ordinaire, cette vie, une sorte d’enduit pro­tec­teur, de ver­nis la recouvre. Je venais de la voir sans ce ver­nis. Tout ce que je fai­sais me parais­sait ridi­cule, au prix de ce qui se pas­sait là-bas, sur­tout dans les régions de la faim. Et ce sen­ti­ment-là, tout d’abord, je n’arrivai pas à m’en libé­rer. De pré­fé­rence, j’aurais vou­lu ne plus être – mais l’homme ne sor­tant géné­ra­le­ment point volon­tai­re­ment de cette vie, même lorsqu’il la juge absurde, je fis de mon exis­tence deux parts : j’exerçais la méde­cine comme à l’accoutumée ; j’accomplissais mon tra­vail dans le par­ti de la façon vou­lue, comme un auto­mate, – et, d’autre part, je me reti­rai en moi-même, atten­dant sur ma chaise-longue que le sens de la vie vou­lût bien à nou­veau m’apparaître. Je lais­sais toute la vie défi­ler devant mes yeux, atten­tif aux idées qui pou­vaient, ce fai­sant, me venir à l’esprit. Pro­vi­soi­re­ment, j’acceptai, bien qu’avec le sen­ti­ment d’une peu relui­sante hypo­cri­sie, la vie telle qu’elle m’entourait, vivant en somme sur cette hypo­thèse de tra­vail que je devais gagner ma croûte, gué­rir mes malades et vaquer à mes obli­ga­tions dans le par­ti. Au-delà de cette hypo­thèse, c’était le néant, – sauf la recherche, sans la moindre idée pré­con­çue, d’un sens rai­son­nable à quoi faire rimer la vie.

Le monde exté­rieur s’étant si hon­teu­se­ment décon­si­dé­ré au cours des années les plus récentes, Je n’éprouvais aucune gêne à prendre au sérieux tout ce qui me pas­sait par la tête, ni même à le noter dans de gros cahiers noirs. Dans la conscience de l’idiotie de ce monde, je pui­sais une assu­rance, une confiance en moi des plus solides.

Pour la mil­lième fois, je décou­vris le sens de la vie dans le fonc­tion­ne­ment des phé­no­mènes qui la com­posent, dans la satis­fac­tion des ins­tincts. La faim et l’amour, c’était cela, l’«absolu », et tout esprit était bon, qui les ser­vait. Avoir des dons, des facul­tés utiles pour cal­mer la faim, pour satis­faire l’amour – votre faim, votre amour, et la faim et l’amour de l’humanité, c’était cela, le sens de la vie.

Et comme je savais déjà depuis long­temps que, dans le monde actuel, plus que jamais, l’entr’aide est indis­pen­sable, pour que tous puissent cal­mer leur faim et leur amour, – c’est par ce détour-là que, pour la énième fois, je rede­vins socialiste.

[/​Fritz Brup­ba­cher/​]

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