La Presse Anarchiste

Michel Bakounine et la Franc-maçonnerie

Max
Net­tlau nous apprend que Bakou­nine fut, au cours de son séjour
à Flo­rence, dans les années 1864 – 65, en rela­tion avec
des francs-maçons influents. Il était obnubilé
par le pro­jet d’une orga­ni­sa­tion ouvrière qui aurait joué
pour la révo­lu­tion sociale le rôle que la
Franc-maçon­ne­rie avait joué pour la Révolution
bour­geoise. C’est dans cet esprit qu’il fon­da en 1864 une société
secrète appe­lée « La Fraternité
Inter­na­tio­nale » ou « Alliance des
Révo­lu­tion­naires Socia­listes » dont l’exis­tence fut
éphé­mère puis­qu’elle fut dis­soute en janvier
1869 (d’a­près James Guillaumes). Quant à l’Alliance
Inter­na­tio­nale de Démo­cra­tie socia­liste elle fut fondée
en sep­tembre 1868 et consti­tue la pre­mière tentative
d’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste révo­lu­tion­naire. Bakou­nine avait
cru, au début, que la Franc-maçon­ne­rie existante
pou­vait être réfor­mée, aus­si écri­vit-il un
« Caté­chisme de la Fran-maçon­ne­rie Moderne »
qui com­men­çait ain­si : « Pour deve­nir un corps
vivant et utile, la Franc-maçon­ne­rie doit reprendre
sérieu­se­ment le ser­vice de l’Humanité… »
Mais les expé­riences mal­heu­reuses de l’Al­liance secrète
au sein de la « Ligue de la Paix et de la Liberté »
lui font perdre toute illu­sion sur la ren­ta­bi­li­té de tout
tra­vail concer­té d’a­nar­chistes à l’intérieur
d’une orga­ni­sa­tion bourgeoise.

Il
nous a paru utile de livrer à nos lec­teurs la position
défi­ni­tive de Bakou­nine sur ce pro­blème qui rejoint, on
le consta­te­ra, la posi­tion que nous avons prise nous-mêmes dans
ces cahiers (No spé­cial sur la Franc-Maçonnerie,
« [Noir & Rouge no 5 3>

Aux compagnons de l’A.I.T. du Locle et de la
Chaux-de-Fond

(Genève,
le 23 février 1869)

Publié
dans le jour­nal « Le Pro­grès » du Locle
le 1er mars 1869.

« …
Il y eut un temps où la bour­geoi­sie, douée de la même
puis­sance de vie (que le pro­lé­ta­riat) et constituant
exclu­si­ve­ment la classe his­to­rique offrait le même spec­tacle de
fra­ter­ni­té et d’u­nion aus­si bien dans les actes que dans la
pen­sée. Ce fut le plus beau temps de cette classe, toujours
res­pec­table sans doute, mais désor­mais impuis­sante stu­pide et
sté­rile, l’é­poque de son énergique
déve­lop­pe­ment. Elle fut ain­si avant la grande révolution
de 1793, elle le fut encore, quoiqu’à un bien moindre degré,
avant les révo­lu­tions de 1830 et 1848. Alors la bourgeoisie
avait un monde à conqué­rir, une place à prendre
dans la socié­té et, orga­ni­sée pour le combat,
intel­li­gente, auda­cieuse, se sen­tant forte du droit de tout le monde,
elle était douée d’une toute-puis­sante irrésistible :
elle seule à fait contre la monar­chie, la noblesse et le
cler­gé réunis les trois révolutions.

À
cette époque, la bour­geoi­sie avait créé une
asso­cia­tion inter­na­tio­nale, uni­ver­selle, for­mi­dable, la
Franc-Maçonnerie.

On
se trom­pe­rait beau­coup si l’on jugeait de la Franc-maçonnerie
du siècle pas­sé, ou même celle du com­men­ce­ment du
siècle pré­sent, d’a­près ce qu’elle est
aujourd’­hui. Ins­ti­tu­tion par excel­lence bour­geoise, dans son
déve­lop­pe­ment, par sa puis­sante crois­sante d’a­bord et plus
tard par sa déca­dence, la Franc-maçon­ne­rie a représenté
en quelque sorte le déve­lop­pe­ment, la puis­sance et la
déca­dence intel­lec­tuelle et morale de la bourgeoisie.
Aujourd’­hui, des­cen­due au triste rôle d’une vieille intrigante
rado­teuse, elle est nulle, inutile quel­que­fois mal­fai­sante et
tou­jours ridi­cule
, tan­dis qu’a­vant 1830 et avant 1793 surtout,
ayant réuni en son sein, à très peu d’exceptions
près, tous les esprits d’é­lite, les coeurs les plus
ardents, les volon­tés les plus fières, les caractères
les plus auda­cieux, elle avait consti­tué une organisation
active, puis­sante et réel­le­ment bien­fai­sante. C’était
l’in­car­na­tion éner­gique, et la mise en pra­tique de l’idée
humaine du XVIIIe siècle. Tous les grands principes
de liber­té, d’é­ga­li­té, de fra­ter­ni­té, de
la rai­son et de la jus­tice humaine éla­bo­rés d’abord
théo­ri­que­ment par la phi­lo­so­phie de ce siècle, étaient
deve­nus au sein de la Franc-maçon­ne­rie des dogmes pra­tiques et
comme les bases d’une morale et d’une poli­tique nou­velle, l’âme
d’une entre­prise gigan­tesque de démo­li­tion et de
recons­truc­tion. La Franc-maçon­ne­rie n’a été rien
moins à cette époque, que la conspi­ra­tion universelle
de la bour­geoi­sie révo­lu­tion­naire contre la tyran­nie féodale,
monar­chique et divine. Ce fut l’In­ter­na­tio­nale de la bourgeoisie.

On
sait que tous les acteurs prin­ci­paux de la Pre­mière révolution
ont été des francs-maçons, et que lorsque cette
révo­lu­tion écla­ta, elle trou­va, grâce à la
Franc-maçon­ne­rie, des amis, des coopé­ra­teurs dévoués
et puis­sants dans tous les autres pays, ce qui assu­ré­ment aida
beau­coup son triomphe. Mais il est éga­le­ment évident
que le triomphe de la révo­lu­tion a tué la
Franc-maçon­ne­rie
car la Révo­lu­tion ayant comblé
en grande par­tie les voeux de la bour­geoi­sie et lui ayant fait
prendre la place de l’a­ris­to­cra­tie mobi­lière, la bourgeoisie
après avoir été si long­temps la classe exploitée
et oppri­mée, est deve­nue tout natu­rel­le­ment à son tour
la classe pri­vi­lé­giée, exploi­tante, oppressive,
conser­va­trice et réac­tion­naire, l’a­mie et le sou­tien le plus
ferme de l’É­tat. Après le coup d’É­tat du premier
Napo­léon, la Franc-Maçon­ne­rie était devenue,
dans une grande par­tie du conti­nent une ins­ti­tu­tion impériale.

La
Res­tau­ra­tion la res­sus­ci­ta quelque peu. En se voyant menacée
par le retour de l’an­cien régime, contrainte de céder à
l’É­glise et à la noblesse coa­li­sées la place
qu’elle avait conquise par la pre­mière révo­lu­tion, la
bour­geoi­sie était for­cé­ment rede­ve­nue révolutionnaire.
Mais quelle dif­fé­rence entre ce révolutionnarisme
réchauf­fé et le révo­lu­tion­na­risme ardent et
puis­sant qui l’a­vait ins­pi­ré à la fin du siècle
der­nier ! Alors, la bour­geoi­sie avait été de bonne
foi, elle avait cru sérieu­se­ment et naï­ve­ment aux droits
de l’homme, avait été pous­sée, inspirée
par le génie de la démo­li­tion et de la reconstruction,
elle se trou­vait en pleine pos­ses­sion de son intel­li­gence, et dans le
plein déve­lop­pe­ment de sa force ; elle ne se dou­tait pas
encore qu’un abîme la sépa­rait du peuple ; elle se
croyait se sen­tait, elle était réel­le­ment la
repré­sen­ta­tion du peuple. La réac­tion ther­mi­do­rienne et
la conspi­ra­tion de Babeuf l’ont à jamais pri­vée de
cette illu­sion. L’a­bîme qui sépare le peuple travailleur
de la bour­geoi­sie exploi­tante, domi­nante et jouis­sante est ouvert, et
il ne faut rien moins que le corps de la bour­geoi­sie tout entière,
toute l’exis­tence pri­vi­lé­giée des bour­geois pour le
combler.

Aussi
ne fut-ce plus la bour­geoi­sie tout entière, mais seule­ment une
par­tie de la bour­geoi­sie qui se remit à conspi­rer après
la Res­tau­ra­tion, contre le régime clé­ri­cal, nobiliaire
et contre les rois légitimes… »

Michel
Bakou­nine (publié par M. Net­tlau en 1895 « Biblio.
Socio­lo­gique » nº 4).

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