La Presse Anarchiste

Bakounine et la science (2)

[[Voir « Témoins », n° 6..]]

[(Dans notre n° 6, Gas­ton Leval, au cours d’un pre­mier sous-cha­pitre inti­tu­lé « Défense de la science », mon­trait que Bakou­nine n’a pas tou­jours été le contemp­teur de celle-ci, puis exa­mi­nait les concep­tions de Bakou­nine sur les rap­ports entre « Science et socio­lo­gie ». Dans deux autres sous-cha­pitres, que le manque de place nous inter­dit, à notre grand regret, de repro­duire ici, il défi­nit par contre ce qui, pour Bakou­nine, consti­tue le « Dan­ger du scien­tisme » et traite de la forme très par­ti­cu­lière d’humanisme pro­fes­sée par Bakou­nine ; sous la rubrique « La science et la vie », Leval montre en effet qu’aux yeux du grand Russe, la science, toute libre qu’elle doive être dans ses recherches, ne sau­rait s’arroger le gou­ver­ne­ment des hommes, car sa jus­ti­fi­ca­tion der­nière réside non point dans la véri­té scien­ti­fique en soi, mais dans les ser­vices que cette véri­té peut et doit rendre à l’humanité. Cela posé, et qui, remar­quons-le en pas­sant, n’est pas loin d’être une sorte de prag­ma­tisme avant la lettre (encore que notre cama­rade, cer­tai­ne­ment, le contes­te­rait), Leval achève son étude en ces termes :
)]

Psychologie du savant

Tou­jours réa­liste, Bakou­nine sait que ceux qui pré­tendent au gou­ver­ne­ment des hommes sont des maniaques de leur spé­cia­li­té et que si la manie de l’autorité scien­ti­fique s’unit à la manie de l’autorité poli­tique, la force ain­si consti­tuée n’en sera que plus redou­table, non seule­ment grâce aux res­sources tech­niques dont elle dis­po­se­ra, mais aus­si par le pres­tige qu’elle impo­se­ra aux masses, et par les plus grandes res­sources dia­lec­tiques qu’elle pour­ra mettre en œuvre.

Or, et indé­pen­dam­ment du fait de la défor­ma­tion propre à l’exercice du pou­voir, Bakou­nine a eu l’occasion d’approcher assez d’intellectuels, d’étudier suf­fi­sam­ment la vie et d’observer, même de loin, l’attitude de nom­breux savants, pour savoir que leur conscience morale n’est pas tou­jours à la hau­teur de leur culture et de leur intel­li­gence. Leur pré­émi­nence consti­tue une forme d’autorité, un pré­texte de domi­na­tion dont ils ne dédaignent pas tou­jours de tirer un par­ti substantiel !

« Il suf­fit de consi­dé­rer le rôle vrai­ment pitoyable que jouent actuel­le­ment l’immense majo­ri­té des savants en Europe, dans toutes les ques­tions poli­tiques et sociales qui agitent l’opinion, pour s’en convaincre. La science pri­vi­lé­giée et paten­tée se trans­forme pour la plu­part du temps en sot­tise et en lâche­té paten­tées, et cela parce qu’ils ne sont nul­le­ment déta­chés de leurs inté­rêts maté­riels et des misé­rables pré­oc­cu­pa­tions de leur vani­té per­son­nelle. En voyant ce qui se passe chaque jour dans le monde des savants, on pour­rait même croire que, par­mi toutes les pré­oc­cu­pa­tions humaines, la science a le pri­vi­lège par­ti­cu­lier de déve­lop­per l’égoïsme le plus raf­fi­né et la vani­té la plus féroce dans les hommes. »[[« Consi­dé­ra­tions philosophiques ».]]

Le tableau n’est pas beau, mais il est exact. Peut-être l’homme de la rue est-il moins vani­teux parce qu’il n’a pas de rai­sons de s’enorgueillir, parce qu’il ne fait rien d’important qui puisse le mettre en vedette. Mais si la vani­té des savants est humai­ne­ment expli­cable, elle prouve que mora­le­ment ils ne sont pas supé­rieurs à leurs conci­toyens presque illet­trés, et l’intelligence sans morale cor­res­pon­dante ne s’efforce cer­tai­ne­ment pas de ser­vir les hommes. Voi­là pour la vanité
Quant au manque de cou­rage moral, allié à l’égoïsme, nous en avons assez de preuves de nos jours. Tous les régimes poli­tiques, conser­va­teurs ou libé­raux, capi­ta­listes ou socia­listes, démo­cra­tiques ou dic­ta­to­riaux, fas­cistes, nazis ou com­mu­nistes, ont dis­po­sé ou dis­posent de l’immense majo­ri­té des savants, obsé­quieux et veules, tou­jours dis­po­sés à ser­vir les plus forts, sur­tout s’ils sont bien payés. L’Allemagne était un pays de savants, et après la deuxième guerre mon­diale nous avons vu les uns raco­lés par les États-Unis, les autres par la Rus­sie, pour pré­pa­rer, chaque groupe en faveur de la puis­sance qui les tient en laisse, une nou­velle guerre et la vic­toire de leurs maîtres. Dans la plu­part des cas, ces mêmes savants ser­vi­raient le maître d’en face si le hasard les avait fait tom­ber entre ses mains. Ils pré­pa­re­raient éga­le­ment l’extermination de la race humaine et celle de leurs propres enfants. Or, les savants alle­mands ne sont pas une exception.

On peut invo­quer la fai­blesse, qui est plu­tôt de la lâche­té. En tout cas, de tels hommes – pas plus que d’autres du reste, mais encore moins que ceux qui, appar­te­nant à un par­ti, ont sou­vent, de ce fait, pris une posi­tion qu’ils doivent main­te­nir devant cer­tains pro­blèmes poli­tiques et sociaux, tan­dis que les savants se réfu­gient presque tou­jours der­rière la pseu­do-neu­tra­li­té de la science –, de tels hommes ne sont pas qua­li­fiés pour gou­ver­ner leurs sem­blables, et le juge­ment lapi­daire de Bakou­nine est justifié.

Cette supé­rio­ri­té intel­lec­tuelle du savant sur ses sem­blables lui donne, d’elle-même, sur­tout chez ceux qui ont ten­dance à vou­loir jouer un rôle dans le gou­ver­ne­ment poli­tique et social des hommes, une psy­cho­lo­gie auto­ri­taire qui, après celle qui pré­tend se baser sur l’autorité divine, est la plus insupportable.

« L’aristocrate nobi­liaire vous dit : “Vous êtes un fort galant homme, mais vous n’êtes pas né noble.” L’aristocrate du capi­tal vous recon­naît toutes sortes de mérites, “mais, ajoute-t-il, vous n’avez pas le sou !” Mais l’aristocrate de l’intelligence nous dit : “Vous ne savez rien, vous ne com­pre­nez rien, vous êtes un âne, et moi, homme intel­li­gent, je vais vous bâter et vous conduire.” » [[« Les Endormeurs ».]]

Car, consé­quence inévi­table de la dis­pro­por­tion entre leur valeur intel­lec­tuelle et leur incon­sis­tance morale, « par­mi le très grand nombre des savants qui sont réel­le­ment déta­chés de toutes les pré­oc­cu­pa­tions et de toutes les vani­tés tem­po­relles, il en est bien peu qui ne soient enta­chés d’un grand vice capable de contre­ba­lan­cer toutes les autres qua­li­tés : ce vice, c’est l’orgueil de l’intelligence, et le mépris pro­fond, mas­qué ou ouvert, pour tout ce qui n’est pas aus­si savant qu’eux. Une socié­té qui serait gou­ver­née par les savants aurait donc le gou­ver­ne­ment du mépris, c’est-à-dire le plus écra­sant des­po­tisme et le plus humi­liant escla­vage qu’une socié­té humaine puisse subir. Ce serait aus­si néces­sai­re­ment le gou­ver­ne­ment de la sot­tise ; car rien n’est aus­si stu­pide que l’intelligence orgueilleuse d’elle-même. En un mot, ce serait une nou­velle édi­tion du gou­ver­ne­ment des prêtres ». [[« Consi­dé­ra­tions philosophiques ».]]

Dans cette der­nière caté­go­rie d’hommes, c’est Comte et ses amis par­ti­sans de la « poli­tique posi­tive » qui sont visés. À l’origine ils furent sin­cères et dés­in­té­res­sés. Mais lorsqu’on voit avec quelle rapi­di­té ils inven­tèrent une nou­velle reli­gion, un culte avec des prêtres nou­veaux et une hié­rar­chie nou­velle, on ne peut mieux illus­trer le dan­ger de vani­té démente et de des­po­tisme que repré­sen­te­rait le gou­ver­ne­ment de la socié­té par les savants.

La science contre la justice

Dans quelle mesure, la science contri­bue-t-elle, au sein de notre socié­té à éman­ci­per les tra­vailleurs ? Il est indé­niable que ceux-ci apprennent à lire et à écrire, reçoivent une petite ins­truc­tion dans les écoles pri­maires. Mais peut-on dire que cela faci­lite leur éman­ci­pa­tion ? Bakou­nine pose la ques­tion et y répond par une obser­va­tion de Las­salle, le célèbre socia­liste allemand :

« Pour juger du pro­grès des masses ouvrières au point de vue de leur éman­ci­pa­tion éco­no­mique et sociale, il ne faut pas com­pa­rer leur état intel­lec­tuel dans le siècle pré­sent avec leur état intel­lec­tuel dans les siècles pas­sés. Il faut consi­dé­rer si, à par­tir d’une époque don­née, la dif­fé­rence qui exis­tait alors entre elles et les classes pri­vi­lé­giées ayant été consta­tée, elles ont pro­gres­sé dans la même mesure que ces der­nières. Car s’il y a eu éga­li­té dans ces deux pro­grès res­pec­tifs, la dis­tance intel­lec­tuelle qui les sépare aujourd’hui du monde ouvrier sera la même ; si le pro­lé­ta­riat pro­gresse davan­tage et plus vite que les pri­vi­lé­giés, cette dis­tance sera deve­nue néces­sai­re­ment plus petite ; mais si au contraire le pro­grès de l’ouvrier est plus lent, et par consé­quent moindre que celui des classes domi­nantes dans le même espace de temps, cette dis­tance sera agran­die : l’abîme qui les sépa­rait sera deve­nu plus large, l’homme pri­vi­lé­gié est deve­nu plus puis­sant, l’ouvrier est deve­nu plus dépen­dant, plus esclave qu’à l’époque qui a été prise pour point de départ. » [[L’Instruction intégrale.]]

Nous com­pren­drons mieux encore main­te­nant pour­quoi Bakou­nine, au grand scan­dale de cer­tains révo­lu­tion­naires plus « civi­li­sés », plus pusil­la­nimes, pous­sait à la révo­lu­tion dans des pays qui, comme l’Espagne ou l’Italie, comp­taient une énorme majo­ri­té d’illettrés. L’instruction publique n’est pas une garan­tie de matu­ri­té du peuple si, en même temps qu’il atteint au cer­ti­fi­cat d’études pri­maires, ses adver­saires, qui le plus sou­vent n’allaient guère plus loin il y a un siècle ou cin­quante ans, atteignent main­te­nant, en nombre crois­sant, les dif­fé­rents doc­to­rats, les dif­fé­rentes licences, les dif­fé­rents diplômes qui impliquent un pro­grès cultu­rel deux ou trois fois supé­rieur à celui des masses.

Il était donc plus facile à cer­tains peuples de dépos­sé­der leurs enne­mis de classe il y a quatre-vingts ans que main­te­nant. Et si l’on exa­mine une autre face du pro­blème, qui sans doute n’avait pas échap­pé à Bakou­nine, il était plus facile aux ouvriers et aux pay­sans, étant don­né la sim­pli­ci­té de la vie éco­no­mique de cette époque, de prendre en main la pro­duc­tion qu’il n’est facile de le faire aux ouvriers et aux pay­sans d’aujourd’hui. Même sans cer­ti­fi­cats d’études, les ouvriers d’il y a un siècle pou­vaient diri­ger le petit ate­lier. Avec son cer­ti­fi­cat d’études, l’ouvrier d’aujourd’hui ne peut pas diri­ger la grande entre­prise. Là aus­si s’est pro­duit un pro­grès incom­pa­ra­ble­ment plus rapide d’un côté que de l’autre, et, au point de vue d’une réa­li­sa­tion socia­liste non géné­ra­trice d’une nou­velle tyran­nie, Bakou­nine avait raison.

La com­plexi­té crois­sante de la vie sociale, alliée à l’existence du pri­vi­lège, a don­né aux sciences appli­quées et aux tech­niques un rôle com­plexe éga­le­ment crois­sant. Mais l’État, défen­seur de la bour­geoi­sie plus encore à l’époque de Bakou­nine que main­te­nant – il avait à peine amor­cé le pro­ces­sus qui doit le rendre pro­prié­taire du capi­tal social – l’État sur­tout uti­lise ces sciences appli­quées et ces tech­niques pour les fins qui lui sont propres :

« Qu’est-ce qui consti­tue aujourd’hui prin­ci­pa­le­ment la puis­sance des États ? C’est la science.

« Oui, la science. Science de gou­ver­ne­ment, d’administration et science finan­cière ; science de tondre les trou­peaux popu­laires sans trop les faire crier ; science de leur impo­ser le silence, la patience et l’obéissance par une force scien­ti­fi­que­ment orga­ni­sée ; science de trom­per et de divi­ser les masses popu­laires, de les main­te­nir tou­jours dans une igno­rance salu­taire, afin qu’elles ne puissent jamais, en s’entraidant et en réunis­sant leurs efforts, créer une puis­sance capable de ren­ver­ser les États ; science mili­taire avant tout, avec toutes ses armes per­fec­tion­nées et ses for­mi­dables ins­tru­ments de des­truc­tion qui « font mer­veille » ; science du génie, enfin, qui a créé les bateaux à vapeur, les che­mins de fer et les télé­graphes qui, en trans­for­mant chaque gou­ver­ne­ment en un Bria­rée à cent, à mille bras, lui donnent la pos­si­bi­li­té d’être pré­sent, d’agir et de sai­sir par­tout, créent les cen­tra­li­sa­tions poli­tiques les plus for­mi­dables qui soient. » [[L’Instruction intégrale.]]

Que tout cela se soit déve­lop­pé et ren­for­cé depuis ; que ces sciences qu’on peut par­fois appe­ler arts si l’on veut faire des jeux de mots, aient pro­gres­sé et avec elles les moyens de domes­ti­ca­tion, d’oppression, de cen­tra­li­sa­tion poli­tique, nous le savons bien. Et que l’étatisation crois­sante de la socié­té, de toutes les acti­vi­tés sociales, indi­vi­duelles et col­lec­tives, l’organisation admi­nis­tra­tive des pou­voirs publics qui enva­hit tout et effraye ceux qui veulent être des hommes et non des matri­cules, des engre­nages ou des bêtes par­quées, plus ou moins bien, plus ou moins mal soi­gnées, puissent se déve­lop­per grâce à la science, sta­tis­tique, méca­nique, éco­no­mique, phy­sique, psy­cho­lo­gique, admi­nis­tra­tive, etc., c’est évident. Sans tous ces concours, aucun régime tota­li­taire n’aurait pu se créer, n’aurait pu ni ne pour­rait subsister.

Mission sociale de la science

Le moment est venu de défi­nir le rôle de la science. Mais d’abord, en avons-nous le droit, nous dont l’instruction est minime devant la culture des savants ? Oui, car si nous lais­sons les savants dis­po­ser de nous à leur gré, si nous ne pou­vons pas dire notre pen­sée, agir à notre guise, choi­sir le mode de vie qui nous plaît, si nous devons nous plier devant la domi­na­tion de la science, nous ces­sons d’être des hommes. Par rap­port à notre vie d’hommes, nous devons donc défi­nir ce rôle de la science :

« La mis­sion de la science est celle-ci : en consta­tant les rap­ports géné­raux des choses pas­sa­gères et réelles, en recon­nais­sant les lois géné­rales qui sont inhé­rentes au déve­lop­pe­ment des phé­no­mènes tant du monde phy­sique que social, elle plante pour ain­si dire les jalons immuables de la marche pro­gres­sive de l’humanité, en indi­quant aux hommes les condi­tions géné­rales dont l’observation rigou­reuse est néces­saire, et dont l’ignorance et l’oubli seront tou­jours fatals. En un mot, la science c’est la bous­sole de la vie, mais ce n’est pas la vie. » [[« L’Empire knou­to-ger­ma­nique et la Révo­lu­tion sociale ».]]

Telle est sa mis­sion « en géné­ral », mais mal­gré tout vue sous un angle exclu­si­ve­ment humain. Car elle peut avoir aus­si pour autre mis­sion de recons­ti­tuer l’univers, comme en rêve Bakou­nine. Mais si gran­diose que ce puisse être, et jus­te­ment parce que ce rêve fait oublier l’humanité, c’est avant tout pour la mettre au ser­vice de l’homme que la science l’intéresse, car si elle devait recons­ti­tuer l’univers en oubliant l’homme, il la pla­ce­rait au rang des méta­phy­siques et lui tour­ne­rait le dos. Et si la socio­lo­gie est le cou­ron­ne­ment de toutes les sciences, cela semble fait exprès pour que l’on puisse avoir confiance en elle, même si l’ouvrier défen­seur du socia­lisme ignore les mathé­ma­tiques et la physiologie.

Bakou­nine ne s’occupe plus guère des sciences qui servent de base au monu­ment. La science sociale l’intéresse au pre­mier chef, car si elle est en haut, c’est qu’elle prime tout. Même, en allant au fond des choses, toutes les sciences doivent être au ser­vice de la science sociale, mieux encore, de la col­lec­ti­vi­té humaine. Et comme la col­lec­ti­vi­té, la socié­té sont trop sou­vent des abs­trac­tions qui servent de pré­texte à l’écrasement des indi­vi­dus, la science sociale doit être au ser­vice des indi­vi­dus, de cha­cun des indi­vi­dus qui com­posent l’humanité.

Et Bakou­nine, le théo­ri­cien col­lec­ti­viste, écrit alors sur la science une page magni­fique que nous ne sau­rions mutiler :

« Elle sait qu’à mesure qu’on s’élève des espèces ani­males aux espèces supé­rieures, le prin­cipe de l’individualité se déter­mine davan­tage, les indi­vi­dus appa­raissent plus com­plets et plus libres. Elle sait enfin que l’homme, le der­nier et le plus par­fait ani­mal sur cette terre, pré­sente l’individualité la plus com­plète et la plus digne de consi­dé­ra­tion, à cause de sa faci­li­té de conce­voir et de concré­ter [[Par ce verbe inso­lite, Bakou­nine entend sans doute « réa­li­ser dans le concret », ou mieux encore : incar­ner. (S.)]], de per­son­ni­fier en quelque sorte en lui-même et dans son exis­tence tant sociale que pri­vée, la loi uni­ver­selle. Elle sait, quand elle n’est point viciée par le doc­tri­na­risme, soit théo­lo­gique, soit méta­phy­sique, soit poli­tique et juri­dique, soit même par un orgueil étroi­te­ment scien­ti­fique, et lorsqu’elle n’est point sourde aux ins­tincts et aux aspi­ra­tions spon­ta­nées de la vie, elle sait, et c’est là son der­nier mot, que le res­pect de l’homme est la loi suprême de l’humanité, et que le grand, le vrai but de l’histoire, le seul légi­time, c’est l’humanisation et l’émancipation, c’est la liber­té réelle, la pros­pé­ri­té réelle, le bon­heur de chaque indi­vi­du vivant dans la société.

« Car en fin de compte, à moins de retom­ber dans la fic­tion liber­ti­cide du bien public repré­sen­té par l’État, fic­tion tou­jours fon­dée sur l’immolation sys­té­ma­tique des masses popu­laires, il faut bien recon­naître que la liber­té et la pros­pé­ri­té col­lec­tives ne sont réelles que lorsqu’elles repré­sentent la somme des liber­tés et des pros­pé­ri­tés indi­vi­duelles. » [[« L’Empire knou­to-ger­ma­nique et la Révo­lu­tion sociale ».]]

Voi­ci la science sociale rame­née à son rôle humain. Elle n’est pas un but en soi, et elle ne sau­rait l’être sans nier l’humanité. Son but, c’est l’homme. Et pour qu’il n’y ait ni confu­sion de prin­cipes, ni erreur de méthode, pour que les moyens cor­res­pondent à l’objet, c’est nous, les hommes, qui lui assi­gnons ses limites et qui fixons son rôle :

« Tout ce que nous avons le droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique, d’une main ferme et fidèle, “les causes géné­rales des souf­frances indi­vi­duelles” – et par­mi ces causes elle n’oubliera sans doute pas l’immolation et la subor­di­na­tion, hélas ! trop habi­tuelles encore, des indi­vi­dus vivants aux géné­ra­li­tés abs­traites [[Qu’il nous soit per­mis de remar­quer que ce pas­sage cor­res­pond exac­te­ment à la façon, contes­tée par Leval, dont Brup­ba­cher pré­sente la concep­tion bakou­ni­nienne de la science. Ajou­tons d’autre part que si la thèse de Bakou­nine devait signi­fier éga­le­ment que la science, même en tant que recherche, doit se ubor­don­ner au sou­ci de l’humain, pareille vue se trou­ve­rait beau­coup plus voi­sine qu’il ne croyait de l’utilitarisme scien­ti­fique d’Auguste Comte (selon qui on n’aurait plus eu le droit, par exemple, d’étudier les étoiles doubles !) et serait donc, en ce sens-là, exac­te­ment contraire à la vraie liber­té de l’esprit, sans laquelle il n’y a pas non plus de liber­té de l’homme. (S.)]] ; et qu’en même temps elle nous montre les condi­tions géné­rales néces­saires à l’émancipation des indi­vi­dus vivant dans la socié­té. Voi­là sa mis­sion, voi­là aus­si ses limites, au-delà des­quelles l’action de la science sociale ne sau­rait être qu’impuissante et funeste. » [[« L’Empire knou­to-ger­ma­nique et la Révo­lu­tion sociale ».]]

La science n’est donc qu’un ins­tru­ment sans lequel l’homme ne sau­rait se réa­li­ser, s’humaniser, un ins­tru­ment d’énorme impor­tance, mais jamais plus. L’homme doit s’en ser­vir, mais elle ne doit pas se ser­vir de l’homme sous peine de le trai­ter « comme un lapin » ou un cobaye. Et comme il ne peut renon­cer à toutes les choses utiles qu’il a acquises par la science – tech­nique supé­rieure du tra­vail, hygiène, méde­cine, confort, culture même – il doit la conser­ver. À condi­tion tou­te­fois qu’elle ne soit pas libre de faire ce qu’elle veut, car elle se met au ser­vice de la cruau­té comme au ser­vice de la bon­té, du des­po­tisme comme de la liber­té, et si elle a per­mis, en un siècle, de dou­bler la lon­gé­vi­té dans des nations com­pre­nant la sep­tième par­tie de la popu­la­tion du globe, c’est par elle, par son œuvre lâche et sa tra­hi­son cupide, que les deux mil­liards et demi d’habitants de ce globe, même ceux qui n’ont pas béné­fi­cié des pro­grès tech­niques, vivent dans l’angoisse per­ma­nente d’être anéan­tis par les inven­tions de toutes ces légions de savants neutres, de ces amo­raux de la tech­nique qui sont en même temps les tech­ni­ciens de l’amoralité.

Synthèse

Bakou­nine veut-il donc la sup­pres­sion des savants ? Nous avons vu suf­fi­sam­ment qu’il n’en est rien. Il ne veut pas même obli­ger, mal­gré, sa décla­ra­tion de prin­cipes uni­la­té­rale comme le sont toutes les décla­ra­tions de prin­cipes, tous les savants à un tra­vail manuel quo­ti­dien. Il sait que mal­gré le pro­grès géné­ral de l’éducation et de l’instruction, les dif­fé­rences natu­relles, quoique réduites à leurs pro­por­tions véri­tables qui sont aujourd’hui accen­tuées par l’ignorance for­cée des masses, subsisteront :

« Il nous semble que ceux qui s’imaginent que tous seront éga­le­ment savants après la révo­lu­tion se trompent pro­fon­dé­ment… Seule l’instruction scien­ti­fique géné­rale, et sur­tout l’enseignement de la méthode scien­ti­fique, l’habitude de pen­ser et de déduire des conclu­sions plus ou moins cor­rectes consti­tue­ra le patri­moine com­mun. Mais il y aura tou­jours un petit nombre de cer­veaux ency­clo­pé­diques et, par consé­quent, de savants socio­logues. » [[« Esta­tis­mo y Anarquía ».]]

Impo­ser silence aux savants socio­logues ou les annu­ler n’entre pas dans sa pen­sée. Ils conti­nue­ront à jouer, comme tels, un rôle impor­tant dans la socié­té socia­liste. Mais ils ne doivent pas gou­ver­ner les hommes. Les éclai­rer, oui, les com­man­der, non. On ne doit pas non plus éta­blir pour eux de pri­vi­lèges spé­ciaux, ni pour les intel­lec­tuels ni pour les savants d’aucune sorte, et Bakou­nine ajou­te­rait aujourd’­hui ni pour les tech­ni­ciens et l’ensemble de la hié­rar­chie des « tra­vailleurs du cer­veau » qui en Rus­sie gagnent en moyenne vingt-cinq fois plus que l’ouvrier de base. Ou pour les aca­dé­mi­ciens des sciences et des lettres qui gagnent quinze mille, vingt mille, trente mille roubles par mois, pour les direc­teurs d’usine qui en gagnent six mille et dix mille, alors que la moyenne des ouvriers n’en gagnent que six cents, et cer­tains cent cin­quante. Si l’humanité aban­donne la direc­tion de la socié­té aux fonc­tion­naires, aux bureau­crates (tous plus ou moins intel­lec­tuels par rap­port aux ouvriers et aux pay­sans), aux pro­fes­seurs, aux aca­dé­mi­ciens, aux savants et demi-savants, cette hié­rar­chie consti­tue­ra une immense pierre tom­bale qui écra­se­ra la socié­té, et qui, parce qu’elle s’incrustera dans l’État, le diri­ge­ra, le consti­tue­ra, sera pire que le capitalisme.

Le fait russe illustre une des nom­breuses anti­ci­pa­tions vision­naires de Bakou­nine dont on n’a pas eu connais­sance, ou su tenir compte :

« C’est le propre du pri­vi­lège et de toute posi­tion pri­vi­lé­giée que de tuer l’esprit et le cœur des hommes.

« Un corps scien­ti­fique auquel on aurait confié le gou­ver­ne­ment de la socié­té fini­rait bien­tôt par ne plus s’occuper du tout de science, mais d’une tout autre affaire ; et cette affaire, celle de tous les pou­voirs éta­blis, serait de s’éterniser en ren­dant la socié­té confiée à ses soins tou­jours plus stu­pide et par consé­quent plus néces­si­teuse [[Nous res­pec­tons l’expression de Bakou­nine.]] de son gou­ver­ne­ment et de sa direction. »

Des savants, des intel­lec­tuels spé­cia­li­sés, mais pas de savants ni d’intellectuels poli­ti­ciens ou pri­vi­lé­giés. C’est déjà pour eux un pri­vi­lège que de pou­voir se livrer à leurs études au lieu d’arracher du char­bon dans la mine, de rabo­ter du bois ou de traire des vaches.

« Tou­te­fois nous recon­nais­sons volon­tiers que bien qu’une grande par­tie des tra­vaux intel­lec­tuels puissent se faire beau­coup mieux col­lec­ti­ve­ment qu’individuellement, il en est d’autres qui exigent un tra­vail iso­lé. Mais que pré­tend-on en conclure ? Que les tra­vaux iso­lés du génie et du talent étant plus rares, plus pré­cieux et plus utiles que ceux des tra­vailleurs ordi­naires doivent être mieux rétri­bués que ces der­niers ? Et sur quelles bases, je vous prie ? Ces tra­vaux sont-ils plus pénibles que les tra­vaux manuels ? Au contraire, ces der­niers sont sans com­pa­rai­son les plus pénibles. Le tra­vail intel­lec­tuel est un tra­vail attrayant qui porte sa récom­pense en lui-même et qui n’a pas besoin d’autre rétri­bu­tion. Il en trouve une autre encore dans l’estime et dans la recon­nais­sance des contem­po­rains, dans la lumière qu’il leur donne et dans le bien qu’il leur fait. » [[« Les Endormeurs ».]]

Mais en plus de son oppo­si­tion au pri­vi­lège éco­no­mique pour les intel­lec­tuels, au dan­ger de trans­for­mer les hommes en « chair à expé­rience intel­lec­tuelle et sociale », en une col­lec­ti­vi­té de machines souf­frantes et d’esclaves, une autre rai­son fait se dres­ser Bakou­nine contre le gou­ver­ne­ment des savants. C’est la digni­té de l’homme, la liber­té indi­vi­duelle. La science doit s’occuper des moyens de sup­pri­mer la souf­france des indi­vi­dus, d’assurer leur plus grand bon­heur, mais, dans cette pre­mière mis­sion, l’attitude de l’individu n’est pas pré­ci­sée. Elle semble même être pas­sive, ain­si que celle de la socié­té. Bakou­nine la défi­nit, comme nous l’avons déjà vu à pro­pos de l’autorité de la compétence :

« Pour telle science spé­ciale, je m’adresse à tel ou tel savant. Mais je ne me laisse impo­ser ni le cor­don­nier, ni l’architecte, ni le savant. Je les accepte libre­ment, et avec tout le res­pect que méritent leur intel­li­gence, leur carac­tère, leur savoir, en réser­vant tou­te­fois mon droit incon­tes­table de cri­tique et de contrôle. Je ne me contente pas de consul­ter une seule auto­ri­té spé­cia­liste, j’en consulte plu­sieurs ; je com­pare leurs opi­nions, et je choi­sis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne recon­nais point d’autorité infaillible, même dans les ques­tions spé­ciales ; par consé­quent, quelque res­pect que je puisse avoir pour l’humanité et pour la sin­cé­ri­té de tel ou tel indi­vi­du, je n’ai de foi abso­lue en per­sonne. Une telle foi serait fatale à ma liber­té et au suc­cès même de mes entre­prises ; elle me trans­for­me­rait immé­dia­te­ment en un esclave stu­pide, en un ins­tru­ment de la volon­té et des inté­rêts d’autrui.

« Si je m’incline devant l’autorité des spé­cia­listes, et si je me déclare prêt à en suivre, dans une cer­taine mesure, et pen­dant tout le temps que cela me paraît néces­saire, les indi­ca­tions et même la direc­tion, c’est parce que cette auto­ri­té ne m’est impo­sée par per­sonne, ni par les hommes ni par Dieu. Autre­ment je les repous­se­rais avec hor­reur et j’enverrais au diable leurs conseils, leur direc­tion et leurs ser­vices, cer­tain qu’ils me feraient payer, par la perte de ma liber­té et de ma digni­té, les bribes de véri­té, enve­lop­pées dans beau­coup de men­songes, qu’ils pour­raient me don­ner. » [[« L’Empire knou­to-ger­ma­nique et la Révo­lu­tion sociale ».]]

Sau­ve­gar­der la liber­té et la digni­té de l’homme, même au prix d’une dimi­nu­tion de biens maté­riels, de com­mo­di­tés, de satis­fac­tions des sens, c’est en der­nière ins­tance le bien capi­tal. Sinon, pas de véri­table huma­ni­té, mais une ani­ma­li­té tech­nique. Si la gran­deur de l’homme, sa carac­té­ris­tique essen­tielle réside dans la pen­sée et dans la mani­fes­ta­tion de sa pen­sée – seul existe ce qui se mani­feste –, dans la volon­té et dans la mani­fes­ta­tion de la volon­té, l’homme n’est plus tel du moment qu’il abdique l’une et l’autre. Cette « volon­té réflé­chie » que l’évolution des formes orga­niques et inor­ga­niques qui, abou­tie à l’homme, a fait naître et se déve­lop­per en lui la pos­si­bi­li­té de se déter­mi­ner, en par­tie mais en fait, de se créer et de créer son propre monde social, il ne doit pas y renon­cer. L’esprit ne doit pas s’incliner devant l’intelligence, la vie de tous les hommes devant le génie de quelques-uns.

Ces rai­sons de pure éthique s’ajoutent aux rai­sons phy­sio­lo­giques, de maté­ria­li­té sociale. Ne pas être un trou­peau affa­mé, fouaillé par les ber­gers : c’est le pre­mier point, puisque l’homme est un être de chair et qu’il souffre en sa chair, puisque la matière est la base de l’esprit. Mais ne pas être trou­peau du tout, c’est le second point, qui pour l’homme évo­lué devient le plus impor­tant : « Aimons la science, res­pec­tons les savants sin­cères et sérieux, écou­tons avec une grande recon­nais­sance les ensei­gne­ments, les conseils que du haut de leur savoir trans­cen­dant ils veulent bien nous don­ner ; ne les accep­tons tou­te­fois qu’à condi­tion de les faire pas­ser et repas­ser par notre propre cri­tique. Mais au nom du salut de la socié­té, au nom de notre digni­té et de notre liber­té, aus­si bien que pour le salut de leur propre esprit, ne leur don­nons jamais par­mi nous ni de posi­tion, ni de droit pri­vi­lé­gié. Afin que leur influence sur nous puisse être vrai­ment utile et salu­taire, il faut qu’elle n’ait d’autres armes que la pro­pa­gande éga­le­ment libre pour tous, que la per­sua­sion morale fon­dée sur l’argumentation scien­ti­fique. » [[Consi­dé­ra­tions philosophiques.]]

« Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un cer­tain point, la révolte de la vie contre la science, ou plu­tôt contre 1e gou­ver­ne­ment de la science. Non pour détruire la science –, ce serait un crime de lèse-huma­ni­té – mais pour la remettre à sa place de manière qu’elle ne puisse jamais en sor­tir. » [[« L’Empire knou­to-ger­ma­nique et la Révo­lu­tion sociale ».]]

[/​Gaston Leval/​]

La Presse Anarchiste