La Presse Anarchiste

Correspondance

[[Voir Témoins n°7.]]

[(
La lettre de Simone Weil à Ber­na­nos publiée dans notre pré­cé­dent cahier a, comme il fal­lait s’y attendre, sus­ci­té une abon­dante correspondance.
)]

Pre­mier témoi­gnage, extrait d’une lettre de Le Maguet :

« D’abord, ah ! ce texte de Simone Weil. C’est de cela, pré­ci­sé­ment, que j’avais tant envie en ce moment, et qu’elle était seule à pou­voir me donner. »

Quelques jours plus tard, Monatte m’écrivait en revanche :

« Le Simone Weil est une très belle chose ; mais à mon sens il aurait fal­lu le don­ner comme docu­ment qu’on ne peut igno­rer, mais pas en tête. Il paraît être pris en compte par “Témoins”. Du coup, il jette sur le numé­ro une teinte capable de surprendre. »

Sans vou­loir ici me per­mettre de longs com­men­taires per­son­nels ni donc sur ce que j’ai répon­du à Monatte (comme à la lettre de Mer­cier qu’on lira plus loin), à savoir que la lettre de Simone Weil ne doit pas être lue comme un texte poli­tique, mais comme un témoi­gnage qui s’adresse à nous tous, quelles que soient nos posi­tions, j’ai bien vu que les mal­en­ten­dus redou­tés par Monatte ne repré­sentent pas un dan­ger illu­soire et qu’ils peuvent même aller encore plus loin qu’il ne pen­sait, lorsque, quelques jours après, l’écrivain alle­mand Ber­nard von Bren­ta­no m’écrivit de Wiesbaden :

« Vous avez bien fait de repro­duire la lettre de Simone Weil. Rares sont ceux qui veulent accep­ter la véri­té sur l’effroyable déchéance de la soi-disant gauche, mais elle on ne peut pas ne pas la croire, et c’est tel­le­ment important. »

À quoi je n’ai pu faire autre­ment que de répondre :

« Je n’ai pas lu sans afflic­tion, ni même sans quelque indi­gna­tion ce que vous me dites de la lettre de Simone Weil. Bon Dieu ! je ne l’ai pas publiée pour qu’on en conclue à la dégé­né­res­cence de LA gauche. La posi­tion de Simone Weil est pure­ment éthique, et c’est au nom de l’éthique, et de l’éthique seule qu’elle dénonce l’essence malé­fique de la vio­lence et de tout pouvoir. »

D’une lettre de Gas­ton Leval, j’extrais main­te­nant les pas­sages suivants :

« D’abord un témoi­gnage. Ce que S. W. dit de la sau­va­ge­rie de la guerre civile d’Espagne est vrai. Comme est vrai ce qu’ont écrit des écri­vains impar­tiaux sur toutes les guerres civiles et sur toutes les révo­lu­tions ayant duré assez long­temps pour que la lutte armée ait engen­dré l’habitude de tuer sans pitié et sans remords. Je n’ai pas connu les faits qu’elle cite, mais enfin je sais. »

Leval évoque ensuite les atro­ci­tés plus géné­ra­li­sées encore com­mises par les fran­quistes, puis conti­nue en ces termes :

« Autre aspect pour juger de cette guerre anti­fas­ciste-révo­lu­tion, ou plus exac­te­ment de la CNT pen­dant cette période : l’œuvre extra­or­di­naire de trans­for­ma­tion sociale accom­plie par les mili­tants de cette orga­ni­sa­tion syn­di­cale anar­chiste. On dit, avec rai­son, que l’Espagne est le pays des contrastes. Contraste avec la conduite inhu­maine et impi­toyable d’hommes de la Confé­dé­ra­tion natio­nale du tra­vail et de la Fédé­ra­tion anar­chiste ibé­rique : la socia­li­sa­tion des terres, l’organisation des col­lec­ti­vi­tés agraires où, en un laps de temps extra­or­di­nai­re­ment court, a été créé le monde nou­veau dont Kro­pot­kine, Bakou­nine et tant d’autres idéa­listes, avaient rêvé.

« Cela en Ara­gon, dans une par­tie de la Cata­logne, dans le Levant (cinq cents vil­lages en par­tie col­lec­ti­vi­sés), en Nou­velle-Cas­tille, dans une par­tie de l’Estramadure et de l’Andalousie.

« Il faut tenir compte de toutes ces don­nées, et Simone Weil n’a connu, ou rete­nu que les côtés néga­tifs d’événements beau­coup plus vastes et plus com­plexe que ce qu’elle a vu.

« Ceci dit, je ne lui reproche pas d’avoir posé le pro­blème de la vio­lence révo­lu­tion­naire. Il y a bien long­temps que je me le pose moi-même… (que) je me suis posé le pro­blème du triomphe révo­lu­tion­naire armé du pro­lé­ta­riat, et je suis arri­vé à une conclu­sion néga­tive, non seule­ment parce que, tech­ni­que­ment, le pro­lé­ta­riat ne peut plus vaincre l’État moderne (Bakou­nine l’avait pré­vu un an avant sa mort), mais parce que je ne peux mora­le­ment me résoudre à ce qu’on atteigne la jus­tice, si l’on peut l’atteindre, par le che­min de la barbarie…

« Gas­ton Leval »

Voi­ci main­te­nant une lettre de Louis Mercier :

« Mon cher Samson,

« La lettre de Simone Weil à Georges Ber­na­nos valait d’être repro­duite. Elle sus­cite l’inquiétude, remède sou­ve­rain pour la som­no­lence des esprits. Elle donne un témoi­gnage direct sur l’expérience espa­gnole de la défunte. Enfin, elle four­nit un exemple inté­res­sant du méca­nisme de la pen­sée chez l’auteur

« Tout admi­ra­teur de Simone Weil a ten­dance à ne tenir compte que d’un moment de son évo­lu­tion. Celui de l’héritière de la pen­sée grecque, celui de la syn­di­ca­liste, celui de la mys­tique. Sans doute fau­dra-t-il un jour enchaî­ner toutes ces époques, retrou­ver le mobile com­mun ou l’angoisse per­ma­nente qui en assure l’unité, pour abou­tir à la com­pré­hen­sion, donc à la connais­sance du pen­seur. Déjà la lettre montre com­bien l’observatrice de la guerre civile espa­gnole que nous pré­sente Gus­tave Thi­bon dans la pré­face de “la Pesan­teur et la Grâce” était une com­bat­tante volon­taire, une mili­cienne. Pour­tant, il est hors de doute que Thi­bon n’a fait qu’exprimer l’idée de Simone Weil avait d’elle-même, quelques années après son expé­rience. La lettre à Ber­na­nos, qui doit dater de l’automne 1938 – si l’on prend comme repère l’allusion faite au pas­sage de l’Ebre par les troupes de Yaguë – marque déjà une évo­lu­tion de Simone Weil par rap­port à ce qu’elle pen­sait et res­sen­tait deux ans plus tôt. En novembre 1936, au moment où elle avait pu tirer les leçons, et de la men­ta­li­té des anar­chistes de la FAI et de la CNT, et du com­por­te­ment des com­bat­tants étran­gers, et de l’atmosphère de la guerre espa­gnole, Simone Weil conti­nuait à por­ter – à sa manière, très osten­si­ble­ment – les insignes des mou­ve­ments liber­taires, à s’enrouler autour du cou les grands mou­choirs rouge et noir des mili­ciens anar­chistes. Elle était pré­sente aux mee­tings de soli­da­ri­té orga­ni­sés à Paris pour sou­te­nir la Révo­lu­tion ibé­rique. Elle pour­sui­vait son acti­vi­té de pro­pa­gan­diste en faveur de la Répu­blique sociale espa­gnole. Quand la guerre des pauvres contre les riches se trans­for­ma en guerre entre puis­sances tota­li­taires, nombre de révo­lu­tion­naires ouvriers se refu­sèrent dès lors à y prendre part. Simone Weil fut par­mi ceux-là et elle déci­da de ne plus retour­ner en Espagne. Mais sa lettre à Ber­na­nos insiste plus par­ti­cu­liè­re­ment sur les pro­blèmes de morale que l’atmosphère espa­gnole avait remis en lumière, et non pas sur l’aspect social de la guerre. C’est le ter­rain de Ber­na­nos qui est choisi.

« La pré­sen­ta­tion des inci­dents, faits et évé­ne­ments, cor­res­pond-elle à la réa­li­té que Simone Weil a connue lors de son séjour en Espagne ? De l’avis des sur­vi­vants du groupe inter­na­tio­nal de la colonne Dur­ru­ti auquel elle appar­tint, non. L’affaire du jeune pha­lan­giste fait pri­son­nier par les mili­ciens inter­na­tio­naux lui a été contée par ces mili­ciens eux-mêmes qui s’indignaient de ce que le jeune homme eût été fusillé à l’arrière, avec l’approbation, dans l’indifférence, ou sur ordre – la pré­ci­sion n’a jamais été obte­nue – de l’état-major de la colonne. Les réac­tions de Simone Weil furent celles des com­bat­tants. Mais la recherche d’une paren­té avec Ber­na­nos l’incita à géné­ra­li­ser. Il n’est pas ques­tion de nier ou de mini­mi­ser les hor­reurs d’une guerre révo­lu­tion­naire, ni de dis­si­mu­ler les ins­tincts de cer­tains mili­ciens. Ce qui est indis­pen­sable, c’est d’établir un tableau com­plet des sen­ti­ments ou des pas­sions qui purent se don­ner libre cours, et non pas de juger les révo­lu­tion­naires en bloc.

« Il est exact qu’à Sie­ta­mo, des hommes trou­vés dans les caves des mai­sons incen­diées et plu­sieurs fois prises et reprises, furent exé­cu­tés par des mili­ciens espa­gnols. Là encore, Simone Weil rap­porte ce qui lui a été dit par des membres du groupe inter­na­tio­nal. Ce qui n’est pas repro­duit, ce sont d’autres témoi­gnages sur cer­tains traits de carac­tère des mili­ciens espa­gnols ou étran­gers : la gar­ni­son – com­po­sée de sol­dats, de gardes civils et de pha­lan­gistes – qui défen­dait le bourg ne pos­sé­dait qu’un point d’eau, une fon­taine publique expo­sée aux balles des hommes du groupe inter­na­tio­nal. Le com­man­de­ment fran­quiste envoyait donc des femmes à la cor­vée d’eau, misant sur l’esprit che­va­le­resque des mili­ciens, les­quels, effec­ti­ve­ment, se refu­saient à tirer sur des pay­sannes. Lors de ces mêmes com­bats, au cours des­quels le groupe inter­na­tio­nal per­dit les trois-quarts de ses effec­tifs, des appels furent lan­cés aux sol­dats pour qu’ils ral­lient la Répu­blique. Plu­sieurs dizaines de recrues pas­sèrent dans les rangs confé­dé­raux. À tous il fut don­né de choi­sir entre le tra­vail à l’arrière et l’enrôlement dans les milices, la majo­ri­té choi­sit les rangs du groupe inter­na­tio­nal. Il y eut, certes, dans les cen­tu­ries, quelques exal­tés qui vou­lurent col­ler les trans­fuges au poteau pour ven­ger leurs propres assas­si­nés. Mais les délé­gués du groupe inter­na­tio­nal mena­cèrent à leur tour de fusiller ceux qui par­laient d’exécution, et tout s’arrêta là. Le même phé­no­mène se pro­dui­sit en d’autres endroits, notam­ment lors des com­bats de Far­lete et sur les contre­forts de la sier­ra de Alcubierre.

« Quant à l’opinion expri­mée par Simone Weil sur l’absence « d’une force d’âme capable de résis­ter à l’ivresse du meurtre » chez les com­bat­tants étran­gers, et sur de « pai­sibles Fran­çais qui bai­gnaient avec un visible plai­sir dans une atmo­sphère impré­gnée de sang », on peut se deman­der sur quels exemples assez nom­breux et signi­fi­ca­tifs sem­blables géné­ra­li­sa­tions peuvent être éta­blies. Pour notre part, nous avons connu des com­bat­tants venus en Espagne pour y mou­rir digne­ment, en com­mu­nion avec le grand espoir révo­lu­tion­naire. À Gel­sa, deux cama­rades ita­liens qui avaient toute pos­si­bi­li­té de battre en retraite, demeu­rèrent sur place, non par esprit de sacri­fice, mais pour finir avec le sen­ti­ment de com­battre à poi­trine décou­verte. À Per­di­guer­ra, un volon­taire bul­gare refu­sa de suivre les débris du groupe inter­na­tio­nal qui venait d’être écra­sé, pré­tex­tant qu’il vou­lait pro­té­ger la retraite, mais en réa­li­té pour avoir une mort de libre défi.

« Enfin, que les pay­sans d’Aragon n’aient même pas été « un objet de curio­si­té » pour les mili­ciens nous semble une for­mule bien rapide. Quand nous avan­cions sur les terres misé­rables qui sont en bor­dure de l’Ebre, c’étaient des pay­sans de la région qui nous ser­vaient de guides, c’étaient des pay­sans qui nous accueillaient dans les vil­lages conquis, c’étaient des pay­sans qui se repliaient avec nous. Et quand nous quit­tâmes Pina, ce furent des pay­sannes qui vinrent nous remer­cier de les avoir pro­té­gées sans jamais leur avoir fait sen­tir notre pré­sence. Et le conseiller mili­taire qui nous gui­dait alors, un Fran­çais qui mou­rut lui aus­si en lut­tant pour que la misère pay­sanne dis­pa­raisse du sol ibé­rique, pre­nait garde, quand des familles pay­sannes nous accueillaient à leur table, de lais­ser au père le soin de pré­si­der au repas, sui­vant une cou­tume qui nous sem­blait désuète – elle condam­nait d’autre part les femmes à man­ger accrou­pies près de l’âtre – et que nous respections.

« Ces quelques sou­ve­nirs, mon cher Sam­son, d’où l’affection pour Simone Weil sort intacte, mais qui expriment tout autant l’amitié pour ceux qui sur­ent vivre aux dimen­sions de leur rêve, puisque aus­si bien la jus­tice ne change jamais de camp.

[/​« 16 décembre 1954.

« Louis Mer­cier »/​]

Je crois ne pou­voir mieux clore la pré­sente confron­ta­tion qu’en repro­dui­sant ci-des­sous ces lignes d’Albert Camus :

[/«22 décembre 1954/]

« Cher Samson,

« … Il est natu­rel que la lettre de Simone Weil fasse du bruit. Mais la publier ne signi­fiait pas que nous approu­vions tout ce qu’elle disait. Moi-même, j’aurais à dire… Mais il est bon que la vio­lence révo­lu­tion­naire, inévi­table, se sépare par­fois de la hideuse bonne conscience où elle est désor­mais installée…

« Albert Camus »

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