Paris, Presses de la Renaissance, 1980, 782 pages.
Ce livre me semble très important, parce qu’au contraire de Pliouchtch, Amalrik, Boukovski, etc. qui ont expliqué leur cheminement vers la dissidence par le choc entre idéaux inculqués aux jeunes et la réalité, l’auteur appartient à la génération qui suit immédiatement celle qui imposa et défendit le marxisme léninisme.
Le témoignage est très long et se lit bien. J’y distingue trois parties bien distinctes de ce qu’on pourrait appeler une personnalité stalinienne type. Comment le stalinien Grigorenko en est arrivé à tout sacrifier contre le marxisme-léninisme, c’est l’un des nombreux sujets dont traite le livre.
Petro est né à Borissovka en 1907, près de la mer d’Azov en Ukraine. Il nous dit que son frère aîné et les hommes du village luttaient contre les Blancs tantôt avec l’Armée Rouge, tantôt avec Makhno. Heureusement d’ailleurs, car les hommes d’un autre village qui n’étaient qu’avec Makhno furent tous tués par l’Armée Rouge, dont le chef Doubenko faillit faire fusiller le frère de Petro. Un regard dans « Le mouvement makhnoviste » d’Archinoff confirme que la région de Grigorenko était dans la « zone d’influence intense » des makhnovistes. On peut se demander si l’oncle de Grigorenko n’était pas aussi influencé par l’anarchisme de Makhno, vu sa déclaration que rapporte l’auteur : « politique et escroquerie sont des termes équivalents », lors d’une assemblée avec les bolchéviks (p.91).
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Dans la première période 1907 — 1941, comprenant disons 22 ans de réflexion, en dépit de nombreux exemples : liquidation makhnovistes ; avertissement contre la Tcheka (Vania, p.100); le mythe ouvriériste face à la réalité de la condition prolétarienne, avec ses oppositions entre classes d’ouvriers différents (p.103 — 111); la calomnie contre lui (p.123); sa vision de la famine dans son village ; la mort de son oncle en prison et l’intervention qu’il dut faire pour améliorer sa situation ; l’arrestation de son frère et une nouvelle intervention pour pouvoir le faire libérer (avec la réaction de sa femme qui allait le dénoncer à la Tchéka si lui-même n’avait pas eu un pressentiment); tout cela ajouté à la liquidation du trotskisme, à la constatation que les cosaques émigrent en masse à l’étranger, qu’en 1939, au cours d’une campagne limitée contre les japonais, les conditions militaires sont les mêmes qu’en 1905, que les liquidations dans l’armée déciment les meilleurs et répandent l’espionnite à tous les niveaux ; malgré tout cela Grigorenko et presque tous les jeunes étaient électrisés par les buts des bolcheviks : « Ce qui se passait réellement dans ces grands chantiers (…) nous ne le savions pas et, de toute façon, ne voulions pas le savoir. J’eus l’occasion de me rendre compte personnellement de ce qui se passait, mais je fus incapable de généraliser ce que j’avais constaté » (p.136), « Notre vie était passionnante, notre but lumineux. Que valaient les réflexions de mon père, de mes oncles et d’autres geignards auprès de notre évidente doctrine marxiste-léniniste ? » (p.143).
Il me semble qu’il faut souligner ici la grande souplesse de la propagande communiste qui offre de grands buts patriotiques et moraux, qui souligne la force de la science soviétique, ce qui convient parfaitement à des gens qui connaissent encore mal la vie pratique, aux jeunes (voir à ce sujet les récits de Boukovski et de Pliouchtch). De plus à l’époque de Grigorenko, les purges signifiaient aussi l’ascension dans la hiérarchie des jeunes.
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La deuxième période se situe entre 1941 et 1961 Grigorenko semble avoir atteint la voie lente mais sûre de l’accès au grade de maréchal. Après une campagne prometteuse, il obtient, après des difficultés dues à son caractère discutailleur sur les points où il est sûr de lui, le grade de général, il enseigne à l’académie militaire de Moscou et il dirige de fait la recherche en cybernétique et application militaire. Que s’est-il passé pour que Grigorenko, qui a traversé sans encombres les moments les plus tragiques du stalinisme, se jette dans l’opposition ?
C’est la nouvelle compagne de Petro, depuis les années 40, ex-emprisonnée et dont le premier mari est mort en captivité qui transforme Grigorenko par un lent travail de sape, aidée par des amis à elle qui ont la même expérience. Malgré les erreurs criminelles de Staline dont il se rendit compte aussitôt (d’où les difficultés pour devenir général), il avait tiré un bilan positif en 1945 : « ce conflit avait apaisé tous mes doutes»(p.333). Mais les discussions avec les amis de Zinaïda, son épouse, le marquaient : « j’en avais la tête qui éclatait ; alors je chassais ces idées, et me replongeais dans mon travail. » (p.344)
Même le XXe congrès ne délivra pas Grigorenko qui fut choqué par les attaques contre Staline (p.362), son « esprit de parti » était le plus fort. Cet entêtement dans le stalinisme est sans doute explicable par le fait que Grigorenko pouvait satisfaire son besoin de création et ce bien qu’il vive dans un pays qui, plus encore que le capitalisme, bannit les initiatives. Cela explique le retard global des techniques soviétiques, rendu plus grand encore par les condamnations à mort des scientifiques (des linguistes aux biologistes), justifié par le besoin constant de s’appuyer sur le Comité Central. Le progrès vient de personnalités bien pistonnées, comme Grigorenko ou Opanassenko (p.261) ou bien astucieuses qui savent « présenter comme une découverte personnelle une théorie déjà existante, mais officiellement condamnée depuis plusieurs années » dans le domaine agricole, militaire, etc. (p.277).
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Ce fut en septembre 1961, à l’occasion d’une conférence du PC à Moscou que Grigorenko fit un discours bref où il s’étonnait de l’apparition du culte de la personnalité pas seulement avec Staline, mais aussi avec Beria, et en Yougoslavie et en Albanie ; et en déduisait que le parti devait être plus exigeant vis-à-vis de ses membres, et ne pas garder les escrocs comme cela se fait, que des élections libres avec le contrôle des élus par la base pourraient être une solution. Ainsi commençait la troisième et dernière époque (apparemment) de Grigorenko qui depuis près de 20 ans refuse ce qu’il a contribué à renforcer pendant plus de 40 ans.
Le résultât de ce discours fut le limogeage de Grigorenko, en dépit des règles du parti et des lois soviétiques. Envoyé en Extrême-Orient, il constata que dans la même ville, entre 1937 et 1961, la misère était la même (p.394). Malgré la sympathie des élèves de l’académie militaire et de la plupart de ses collègues Grigorenko ne veut rien renier et cherche à changer le régime. Il se plonge dans Lénine et en voit les nombreuses contradictions, comme par exemple le droit des minorités politiques qui n’existe que s’il fait partie d’une minorité. Staline n’a fait que suivre Lénine. Mais malgré tout, il pense qu’un Lénine expurgé peut servir de base à une organisation révolutionnaire secrète. Sur le modèle d’un groupe dont il nous apprend l’existence, l’Union des Véritables Léninistes, il fonde l’Union des Combattants pour la Renaissance du Léninisme et en 1963 il fait des tracts avec ses fils. La répression sanglante à Novotcherkask, Tbilissi, etc. y est dénoncée, et la nécessité d’élections libres y est proclamée. Il va lui-même distribuer des tracts dans une gare, à l’entrée d’une usine à Moscou. Il constate la réceptivité des gens et aussi leur peur (p.415). Mais la police veille et cette fois-ci l’envoie une première fois en clinique psychiatrique pour à peu près un an. Il pourra ressortir avec l’intronisation de Brejnev, qui bien qu’ayant connu Grigorenko sur le front semble avoir voulu le laisser moisir en asile.
Grigorenko est général et professeur de sciences militaires, son témoignage sur la tactique des dissidents est donc important. Dans l’atmosphère de peur et de répression, il pense que seules les actions publiques sont valables, parce qu’elles ont un effet « considérable et immédiat ». Chacun doit « gravir son Golgotha (…), le peuple verra la procession et s’y joindra. » (p.433). Le refus de la clandestinité s’explique par deux raisons : a/ « Un parti, c’est la lutte pour le pouvoir et la substitution des machinations bureaucratiques aux rapports humains. Aucune cause, si passionnante soit-elle, ne résiste aux querelles accompagnant la formation des programmes et la constitution des statuts. » (p.437); b/ « La dégradation de nos mœurs est telle que vous vous heurterez dès les premiers pas à des provocateurs. Il faut être idiot pour se réfugier dans la clandestinité. » (p.483). L’action, pour Grigorenko, a deux objets : « on ne peut que se transformer soit-même, et cette transformation ne peut être que spirituelle » (p.437) et il faut « se contenter de donner des explications et répondre aux questions des autres dans la mesure seulement où cela les intéresse. » (p.479).
On pourrait approfondir ces conceptions qui font — pour parler comme un militant occidental — de l’individualisme et du réformisme le moteur de l’action de masse. Au premier abord, cela peut paraître choquant, mais Grigorenko se fonde sur une analyse du pouvoir que 60 ans de vie en URSS a illustrée : « j’en suis arrivé à cette conclusion : la limite du pouvoir est en nous. Le dirigeant suprême doit être un homme capable de se limiter de lui-même ; et le mieux est qu’aucun dirigeant n’ait de pouvoirs illimités. » (p.46).
Plongé dans le samizdat, faisant presque une centaine de causeries semi-officielles, notamment, dans des appartements privés sur l’histoire militaire de la seconde guerre mondiale par rapport à l’URSS (pp.502 — 518), Grigorenko se trouve en liaison — pour aider d’autres dissidents — avec les tatars de Crimée, auxquels il va se consacrer désormais principalement. Organisés depuis la base, depuis les villages, avec des délégués non permanents et se changeant les uns les autres (l’anarchisme est une tactique qui s’impose d’elle-même dans les milieux totalitaires, à mon avis), les tatars organisent de nombreuses manifestations.
C’est sur ce point du reste que la tactique des dissidents, illustrée par les tatars (au niveau des luttes de masse) et expliquée par Grigorenko (voir aussi Joukovski) présente une difficulté : ce sont les médias occidentaux qui, en s’emparant des informations, ont aidé les dissidents. Et c’est si évident que Grigorenko constate pour une importante manifestation tatare : « cela se passa malheureusement en l’absence des correspondants étrangers et cette fois-ci le monde n’en sut rien. » (p.559). Et je suis sceptique lorsque Grigorenko déclare après sa sortie de son deuxième séjour en clinique psychiatrique (septembre 1969 juillet 1974) qu’un autre dissident y est encore depuis 13 ans, « cet exemple peut d’ailleurs servir à ceux qui doutent de l’efficacité des protestations dans l’opinion publique ».
Du reste Grigorenko est conscient de la faiblesse de son argumentation puisqu’à propos de la possibilité de répétition de la sanglante répression de Novotcherkask (du 02 – 07-62), il dit « peu vraisemblable » (p.758) et non impossible. Il semble bien d’après la fin du livre que le régime devienne de plus en plus dur malgré le succès de la dissidence, qui a touché des milliers de gens (perquisitions « comme au bon vieux temps », p.763). Comme en 1917, la règle d’or en URSS est « lorsqu’on décrit la réalité telle qu’elle est, c’est de la calomnie » (p.737).
Peut-être l’espoir viendra-t-il des campagnes : retournant dans son village natal après 1975, Grigorenko y constate un progrès individuel du niveau de vie, malgré une absence de joie de vivre, et surtout il s’aperçoit que tout le monde écoute ouvertement les radios occidentales en ukrainien (le procédé de brouillage ne s’applique qu’aux villes).
Les dernières pages sur les impressions aux États-Unis où Grigorenko se rendait pour voir son fils et se faire opérer, et où il fut déchu de sa nationalité soviétique, avec sa femme et un fils anormal, sont naïves mais reflètent le sentiment automatique qu’on a en venant de l’Est : abondance, efficacité et même choix dans les villes et les campagnes. Le capitalisme semble répondre aux aspirations futures du communisme ! Vrai à condition d’oublier l’exploitation du Tiers-Monde, le viol des foules par les médias et la liquidation des opposants trop gênants.
Asparoukh