La Presse Anarchiste

Dissidence

[*L’aviation fran­çaise a, le same­di 8 février,
bom­bar­dé le vil­lage tuni­sien de Sakhiet-Sidi-Youssef,
détrui­sant, entre autres,
des camions de la Croix-Rouge et fai­sant 72 morts.
Les journaux.*]

On en avait vu pas­ser toute une bande, naguère venus de l’autre côté, de ces garçons
Qui mon­taient à leur DCA, maigres et d’une gaî­té sombre comme le métal de leurs canons.
Moha­med, quinze ans, les avait dévi­sa­gés un à un,
Puis, d’une voix pas trop haute, à Ali son copain :
« Non, dit-il, ça n’est pas juste.
Ceux-là d’Algérie, ils sont nos frères, c’est entendu,
Et puissent-ils bien­tôt rede­ve­nir libres comme nous autres.
Mais ils ne devraient pas comme ici, non ils ne devraient pas
Tirer de chez nous contre les avions en patrouille au-des­sus de la terre algérienne. »

Le soleil dur don­nait la fièvre au bled d’hiver.
Sakhiet-Sidi-Yous­sef, ses mai­sons blanches, son mina­ret, était là et pas là, formes man­gées par la lumière.

« Si ceux du FLN, dit Ali, t’entendaient par­ler comme cela, je ne don­ne­rais pas cher de ta peau. »
Moha­med se tai­sait, regardant,
Beaux comme de beaux petits chevreaux,
Aus­si rapides que des gazelles,
Des gosses, tout près d’eux, qui se pour­sui­vaient avec des rires.
Des gosses du vil­lage, et plu­sieurs c’étaient leurs frères.
« Ce n’est pas à ma peau que je pense, fit Moha­med, c’est à eux »,
Et de la main il mon­trait les beaux petits che­vreaux à deux jambes,
Les beaux petits che­vreaux aux yeux d’hommes.
« Moha­med, la liberté…»
« La liber­té, Ali, ça ne s’achète pas avec la peau des gosses.
Tu sais bien que la fron­tière est tout près,
Qu’un jour ou l’autre, quand ils en auront marre d’être canar­dés d’ici,
Ils vien­dront nous tirer des­sus, et ils ne deman­de­ront pas
Si c’est la DCA qui en prend pour son grade
Ou bien nous les pay­sans, toi, moi, les enfants, les vieillards et les femmes.
Tout comme toi, Ali, j’aime mon peuple
Et ce peuple d’à côté, le même,
Et notre langue arabe.
Mais cette abo­mi­nable guerre…»
« Tu ne vas pas défendre, les Fran­çais, quand même ! »
« Ali, ne dis pas de bêtises, ne parle pas comme la radio.
Je ne défends pas les Fran­çais, mais je sais qu’il est aus­si par­mi eux des hommes.
Plus loin, là-bas du côté où le soleil se couche, au, Maroc,
Là-bas, tout là-bas, quand ils en avaient leur claque
Ou du roumi
Ou du sultan
Ou du pacha,
Ils par­taient, comme ils disaient — non, même qu’ils disaient : ils entraient en dissidence.
Pour­quoi qu’on n’en fait pas autant ?
Pour­quoi est-ce que nous refu­se­rions cette véri­té : que, par­mi tous les gars venus de l’autre côté de la mer,
Il y en a beau­coup qui le vou­draient de tout leur cœur, y entrer en dissidence,
Pour ne plus faire aveu­glé­ment tout cela qu’on leur commande,
Pour res­ter des hommes. »
« Ça nous fait une belle jambe », s’exclame Ali, et il ne peut s’empêcher de ricaner.
« Moque-toi, Ali, moque-toi tant que tu veux, mais ce mot-là,
Mais cette chose-là
La dissidence,
L’intérieure, je veux dire,
Celle qui refuse de mau­dire et l’œil pour l’œil et dent pour dent,
Ah plus les crimes se suc­cèdent et plus, frère Ali, j’en suis sûr,
Elle est pour tous
Pour eux, pour nous.
Le moyen, l’unique, de naître à nous-mêmes.
La fidé­li­té à notre peuple, frère, ah bien sûr,
Et leur appar­te­nance au leur, ah bien sûr aussi.
Mais si l’appartenance,
Si la fidélité
Se change en folie, en mas­sacre aveugle,
Alors, frère, non. Ou plu­tôt : oui, oui justement :
Dissidence. »

Ali souf­frait.
Parce qu’il aimait bien Mohamed.
Mais il n’aimait pas cette pensée-là.
Et il allait le lui crier, mais, le devan­çant, Mohamed :
« La haine, tu le sais bien, toi aus­si, la haine,
Elle ne peut semer que la haine.
Et toi aus­si tu le sais bien que c’est seulement,
Oui, frère Ali, que c’est le seul amour…»

Jamais.
Jamais Ali ne devait connaître la fin de la phrase de Moha­med son camarade.
Sur la terre toute sèche et caillou­teuse où le sang et des lam­beaux de chair ont giclé,
Moha­med désor­mais n’est plus qu’un pauvre cadavre sans face.
Il y avait eu ce bruit ter­rible en haut du ciel, auquel ni l’un ni l’autre n’avaient vou­lu prê­ter attention,
Puis la chute de la bombe fran­çaise. Cadeau de la civilisation.
Ali à pré­sent est tout seul.
Il ne pleure pas.
Il regarde.
Tuer, oui tuer, ven­ger son ami,
L’ami ce pauvre fou qui par­lait de l’amour.
Est-ce qu’on en a par­lé de l’amour — Ali en a sou­vent enten­du racon­ter l’horreur par un de ses oncles qui y était —
Après Guernica ?
Si seule­ment il pou­vait se battre !
Mais en même temps que cette colère qui fait tout à la fois et du bien et du mal,
Une honte, au plus pro­fond, une honte immense tout à coup l’envahit comme un ver­tige qui serait une nausée.
Car à cent pas il vient de voir les petits che­vreaux aux yeux d’hommes,
Les petits d’hommes aux yeux de chevreaux,
Tous ensemble cou­chés eux aus­si dans l’irréparable de la mort.
Une honte pour les rou­mis qui ont fait cela,
Et d’être un homme.
Et il a beau s’en défendre, vou­loir — ah ! s’il le pou­vait — la faire taire en lui-même,
C’est mal­gré lui comme s’il enten­dait encore la voix de celui qui vient de mourir :
« Frère Ali, la haine,
Elle ne peut semer que la haine. »

Et dans le silence de son cœur Ali qui pleure enfin :
« Oh quand donc, san­glote-t-il à lèvres closes,
Quand donc, chez les for­ce­nés d’en face comme chez nous —
Et dire que sa pauvre bouche en par­lait il n’y a pas encore un quart d’heure —
Quand donc, pour nous arra­cher, fina­le­ment à tous ces cau­che­mars dont aucun n’est ni le vrai pays ni la vraie liberté ;
Oui, quand sera-t-il pos­sible de cla­mer à tous ce mot qu’il me disait
Et que je refu­sais d’entendre,
Ce mot de honte appa­rente et de seule digni­té réelle,
Ce mot que je lui reprends main­te­nant, son héritage,
Et que je crie à la face des hommes et du ciel :
Dissidence ! »

11 février 1958

Fon­tol

La Presse Anarchiste