La Presse Anarchiste

Paroles en l’air

Quoi de neuf dans ce pays dont les fron­tières « vont de Dun­kerque à Taman­ras­set » en pas­sant par le royaume du père Ubu (Ô machine à décer­ve­ler!)? La mala­die suit son cours. À quoi bon s’in­di­gner de la condi­tion faite aux tra­vailleurs, de la pour­suite de la tue­rie d’Al­gé­rie, du patient tra­vail de « recon­quête » par les par­tis et les bureau­cra­ties syn­di­cales d’une clien­tèle un moment las­sée ? Ce peuple accepte tout, et nous aurions la satis­fac­tion toute jour­na­lis­tique de « ton­ner » un bon coup contre les méchants diri­geants, comme le font heb­do­ma­dai­re­ment les braves gens de la Gauche qui voient en cer­taines binettes (peu attrayantes, d’ac­cord!) la cause pre­mière de tous nos maux. Ah ! si Men­dès-France, Depreux ou Mit­te­rand avaient été élus, cela aurait été dif­fé­rent et la « vraie » Répu­blique était sau­vée ! Parce que pour ces gens (dont cer­tains se disent même « révo­lu­tion­naires », et allez donc!) pas ques­tion, bien enten­du, de mettre en cause le prin­cipe de gou­ver­ne­ment ou d’ar­mée, le capi­ta­lisme, les élec­tions, la France éter­nelle, et sur­tout pas l’É­tat. Seuls les rêveurs, les anar­chistes pour tout dire, se pré­oc­cupent de tels pro­blèmes, les malheureux !

Non, le « sérieux », le « concret », l’«efficace », c’est l’É­tat et ses poli­ti­ciens, soyons réa­listes et redon­nons-leurs nos voix, nous répond-t-on. Bien. Mais quand tout un peuple, et ses tra­vailleurs en par­ti­cu­lier, a pris l’ha­bi­tude de délé­guer ses pou­voirs en se repo­sant confor­ta­ble­ment, voire en s’en­dor­mant, sur qui est cen­sé le repré­sen­ter, le réveil se tra­duit un jour par un vigou­reux coup de botte quelque part au bas de la colonne ver­té­brale. Bien sûr il y a délé­ga­tion et délé­ga­tion, et on ne peut confondre la délé­ga­tion au par­le­ment bour­geois (ou « popu­laire ») avec celle que confie­raient des tra­vailleurs orga­ni­sés à leurs soviets, conseils ouvriers, com­munes, etc. Mais, même sur le plan syn­di­cal, faut-il encore que le délé­gué repré­sente vrai­ment ses man­dants, ce qui implique un contrôle de leur part. Or, que s’est-il pas­sé dans ce pays ? On a vu les tra­vailleurs syn­di­qués prendre de plus en plus la douce habi­tude de lais­ser carte blanche la plus abso­lue aux délé­gués, avec des rai­son­ne­ments du genre : « Pas besoin de se cas­ser la tête, le copain est là pour ça, il le fera mieux que moi ! Et puis c’est un bou­lot emmerdent. J’ai payé mon timbre, alors…»). Bien sûr il y a eu des excep­tions, mais les cou­ra­geuses réac­tions mino­ri­taires furent noyées dans l’a­mor­phie géné­rale. Les syn­di­cats poli­ti­sés n’en deman­daient d’ailleurs pas plus et, de « grèves tour­nantes » (cette géniale inven­tion impo­sée à la C.G.T. par l’in­fect Jou­haux, sous le nom de « vagues suc­ces­sives », et qui per­mit de bri­ser la grande grève des che­mi­nots de février 1920, rap­pe­lons-le en pas­sant) en « Ridg­way-la-peste », les tra­vailleurs se pré­pa­raient de beaux jours… Bien enten­du, si la C.G,T. accom­plis­sait son tra­vail de démo­bi­li­sa­tion ouvrière, F.O. n’é­tait pas en reste et tra­vaillait dur de son côté pour le « monde libre » (com­po­sé de Mol­let, de l’Oc­ci­dent, des U.S.A., etc.).

Pen­dant ce temps-là, les guerres colo­niales se déchaî­naient, mais, dans l’en­semble, les tra­vailleurs se sen­taient la conscience (de classe!) tran­quille : la paye était bonne, grâce aux heures sup­plé­men­taires exi­gées par le patro­nat et accep­tées avec joie par le trop grand nombre. Ils avaient voté « ouvrier » au par­le­ment et ren­for­cé de leurs voix les syn­di­cats en place. Quand aux non-syn­di­qués, « ceux-qui-ne-font-pas-de-poli­tique-à-l’u­sine » (ou sur tout autre lieu de tra­vail) mais lisent « Le Pari­sien Libé­ré » qui en fait pour eux, ils en fai­saient… dehors et votaient pour les par­tis adé­quats, rejoi­gnant en cela le bon peuple de France. La consigne était : « Sur­tout pas d’ac­tion directe ! Du calme, de la léga­li­té ! de l’ordre, citoyens ! de l’ordre, cama­rades ! Et faites-nous confiance ». Puis ce fut le 13 mai, l’ap­pel à Sa Hau­teur, et l’es­poir pour les braves gens fins prêts pour la cure de coups de pieds au cul. Ils vou­laient un Homme-fort pour se sen­tir diri­gés, ils l’a­vaient enfin et lui délé­guaient tous les pou­voirs. Quand aux autres, ceux qui par­mi « la gauche » votèrent tout de même pour LUI, ils s’en remet­taient éga­le­ment à ses bons soins, pour finir la guerre l’Al­gé­rie, pour sau­ver la Répu­blique, etc. Avec LUI, on allait voir. On a vu. Et on n’a pas fini d’en voir.

Avec LUI, ou avec un autre, ras­su­rons-nous. Car déjà, comme les fesses du peuple sou­ve­rain mur­murent, les por­teurs de solu­tions nou­velles (et garan­ties irré­tré­cis­sables au lavage) appa­raissent à l’ho­ri­zon, C’é­tait simple mais il fal­lait y pen­ser : chan­ger les hommes !

Quant aux ins­ti­tu­tions, elles, on n’y touche pas ! Pas plus qu’à ces belles, bonnes, saintes Idées qui font que la socié­té ne sau­rait être remise en ques­tion, que les chefs sont néces­saires pour diri­ger, les flics pour assu­rer « l’ordre », les patrons du bou­lot. Puis­qu’au­cune autre solu­tion n’est envi­sa­gée, pour le moment, que par­le­men­taire ou dic­ta­to­riale, on rever­ra les chefs de « gauche » suc­cé­der aux chefs de « droite » comme au manège des che­vaux de bois. (la seule dif­fé­rence est qu’il s’a­git ici de che­vaux de retour). Revien­dront-ils tout de suite ou un peu plus tard ? La ques­tion est de peu d’im­por­tance et le fait que les « oui-ouistes » d’hier votent un jour P.C. ou S.F.I.O. ne chan­ge­ra rien au régime d’ex­ploi­ta­tion. C’est cela, l’important.

Chris­tian

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