La Presse Anarchiste

Amnistie pour les nôtres. Amnistie pour les leurs. Amnistie pour tous !

Ils seraient encore 90000 qu’on tien­drait cla­que­mu­rés dans les geôles ou par­qués entre des bar­be­lés. D’autres infor­ma­teurs avouent 50000 tout au plus — afin, sans doute, de ne pas acca­bler trop cette France garde-chiourme.

Et la peine de l’in­di­gni­té natio­nale aurait été pro­non­cée des cen­taines de mil­liers de fois, attei­gnant de nom­breux fonc­tion­naires qu’elle prive de leur emploi ou de leur retraite — les vouant à une quasi-misère.

Nous ferons le silence sur ceux qui dis­pa­rurent, lâche­ment assas­si­nés, durant la période mau­dite qui fit la nuit sur notre pays. Aujourd’­hui, si l’ir­ré­pa­rable n’é­tait accom­pli, la plu­part d’entre eux seraient absous même par des tri­bu­naux aux ordres. N’en par­lons pas puisque nous ne pou­vons plus rien pour eux que don­ner un sou­ve­nir à leur mémoire et exé­crer les monstres qui ordon­nèrent leur cru­ci­fixion. N’en par­lons pas, car nous avons mieux à faire que nous attar­der sur de lugubres sou­ve­nirs. Et puis, novembre n’est plus. Allons plu­tôt au secours des autres qui péri­raient vite si nous tar­dions davan­tage. Allons au secours des morts-vivants qui glissent vers la tombe avant l’heure.

Sont-ils 90000 ou seule­ment 50000 ? Ils sont trop, en tout cas.

Il s’en trouve de tout jeunes et de bien vieux.

Les souf­frances morales, les pri­va­tions mul­tiples causent la mala­die ; la mal­pro­pre­té, une pro­mis­cui­té digne des pires galères amènent les épi­dé­mies. Quand on remarque des vides dans les pri­sons, ils ne sont pas le fait des « amnis­ties » de M. Auriol, mais de la camarde qui fauche sans effort dans le tas.

90000 empri­son­nés ! Faites donc la somme des dou­leurs qu’un pareil chiffre repré­sente. Ima­gi­nez ce qu’est l’exis­tence des mal­heu­reux ain­si trai­tés, retran­chés du reste de l’hu­ma­ni­té et pri­vés de tout contact avec l’en­semble des hommes. S’ils sont fati­gués à l’ex­trême, intel­lec­tuel­le­ment usés d’a­voir trop espé­ré leur liber­té, et que même le pou­voir d’i­ma­gi­na­tion se dérobe à leurs pauvres efforts, com­ment sup­portent-ils les inter­mi­nables jour­nées et les longues nuits ?

90000 empri­son­nés ! Com­bien cette longue théo­rie de per­sé­cu­tés repré­sente-t-elle de pauvres gens qui, dehors, guettent la sor­tie d’êtres chers ? Com­bien de sœurs et frères, de mères et pères, com­bien d’en­fants, com­bien d’épouses ?

C’est une plaie affreuse au flanc d’un pays que cette masse d’hommes emplis­sant les ergastules.

Je conçois que l’on tue.

On tue par colère, on tue pour n’être pas tué, on tue par gri­se­rie, on tue parce que la machi­ne­rie humaine est détra­quée, on tue parce que l’on arme vos mains et que vous êtes deve­nus des pan­tins dis­lo­qués, sans âme, dont les vrais tueurs tirent les ficelles.

On tue en une seconde, en une minute. On ne tue­rait pas cepen­dant durant des mois et des années.

Mais on laisse mou­rir à petit feu des mil­liers d’hu­mains dans les prisons.

Même s’ils ont été cou­pables, en avons-nous le droit ?

Nous-mêmes, sommes-nous tel­le­ment sans reproche ?

Recon­nais­sons que s’il fal­lait jeter en pri­son tous ceux qui ont man­qué aux lois, peu ou prou, on ne serait pas loin d’in­ver­ser l’ordre appa­rent. Peut-être, alors, trou­ve­rait-on dif­fi­ci­le­ment les 90000 indi­vi­dus assez ver­tueux pour demeu­rer libres.

Récem­ment, un jour­nal d’é­tu­diants esti­mait à 800000 les cas d’a­vor­te­ment pra­ti­qués annuel­le­ment en France. Autant avouer que toutes les femmes y passent — les hup­pées comme les pauvresses.

Pas vu pas pris. Toute la mul­ti­tude a adop­té la for­mule et se débrouille. Ça donne cette socié­té sans gran­deur, cette socié­té peu­reuse et lâche. Oui, peu­reuse et lâche, puisque 800000 femmes, pour ne par­ler que des plus récentes ayant enfreint la loi, per­mettent sans pro­tes­ter qu’on empri­sonne chaque année trois ou quatre cents de leurs soeurs malchanceuses.

Les pri­sons, bien sûr, n’ont pas le pri­vi­lège d’a­bri­ter seule­ment des saints, et même notre ami Chal­laye, récla­mant l’am­nis­tie au début de son article, admet des excep­tions pour cer­tains délin­quants. Assu­ré­ment, nous connais­sons des actions répu­gnantes et des condam­nés qui n’at­tirent pas for­cé­ment notre pitié.

Est-on cer­tain, tou­te­fois, que, par­mi ces impar­don­nés, il n’y en ait point d’in­no­cents ? Rap­pe­lons-nous com­ment la jus­tice fut ren­due en 1944 – 1945. Pour tuer le chien, on avait vite fait de lui décou­vrir la rage. Me rap­pe­lant cette vin­dicte abo­mi­nable, je suis dis­po­sé à libé­rer bien des cou­pables dans la crainte de main­te­nir dans les fers un seul mar­tyr. Hélas ! il s’en trouve plus d’un mêlé aux bagnards de la pire catégorie.

Et puis, ces bagnards-là, ceux pour les­quels notre cœur ne s’é­meut pas autre­ment, d’où viennent-ils, dans quelle pâte furent-ils pétris ? Ils sont nés de la guerre et c’est le mau­vais levain patrio­tique qui les créa.

On a ouvert toutes les écluses, mis en branle toutes les pas­sions. Com­ment les res­pon­sables de la guerre peuvent-ils s’é­ton­ner de l’a­bo­mi­nable résul­tat qui devait fata­le­ment en résul­ter. Ils ont recréé la forêt de Bon­dy et paraissent sur­pris que les détrous­seurs pul­lulent. Ils ont mis le crime à l’hon­neur et ne vou­draient pas qu’il y eût des criminels.

Et de se pré­tendre conduc­teurs de peuples !

Vous ai-je convain­cus, cama­rades ? Ai-je réus­si à vous gagner tous à l’i­dée d’une amnis­tie sans res­tric­tion et inté­grale ? Je le vou­drais. Ain­si, nous pos­sé­de­rions plus d’al­lant pour pous­ser ensemble nos pas plus loin en faveur de la libé­ra­tion d’in­di­vi­dus qu’il ne s’a­git pas d’ai­mer indis­tinc­te­ment, mais de ne plus faire souf­frir. Ah ! je sais bien que je vous ai tous per­sua­dés de cette néces­si­té, si j’ai réus­si à vous par­ler en ancien déte­nu qui en a suf­fi­sam­ment endu­ré pour connaître à fond la ques­tion. Pas un de vous ne sou­hai­te­rait l’emprisonnement même de son pire enne­mi s’il se dou­tait de la pro­fonde détresse qui accable l’homme en prison.

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J’al­lais com­mettre un oubli impar­don­nable en ne vous inté­res­sant pas au sort des « fau­tifs » en fuite, ceux qui vivent en pros­crits un peu par­tout. Ils ont échap­pé au bagne mais beau­coup traînent une exis­tence de paria.

Il m’a été don­né récem­ment de contem­pler une pho­to­gra­phie de Georges Dumou­lin, lea­der syn­di­ca­liste, condam­né par contu­mace à la peine de mort. Qu’a-t-il donc fait pour méri­ter une telle sen­tence ? Rien qui concerne les tri­bu­naux. Je n’ar­ri­vais pas à m’é­va­der de cette pho­to tel­le­ment elle était fas­ci­nante. Elle le repré­sen­tait quelque part, en plein tra­vail manuel, vieilli affreu­se­ment, hâve à faire peur, avec un regard si pitoyable de bête tra­quée que vous crie­riez tous grâce pour Dumou­lin si la pru­dence ne m’in­ter­di­sait de repro­duire ce document.

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Je ne me conten­te­rai pas, s’a­gis­sant d’une amnis­tie géné­rale, de lan­cer en avant le seul nom du pauvre Dumou­lin qui a été mon ami voi­là bien­tôt 40 ans et qui me fut tou­jours sym­pa­thique en dépit de volte-face sou­vent incom­pré­hen­sibles. J’au­rais choi­si, j’en conviens, un dos­sier com­mode à plaider.

Je me penche, au contraire, sur tous les dos­siers et je les plaide sans excep­tion. J’é­lar­gis tous les pri­son­niers. Pour­quoi opé­rer un tri et com­ment faire une dis­cri­mi­na­tion équitable ?

J’am­nis­tie tout le monde même si d’«authentiques » fri­pouilles sortent de pri­son à la faveur de cette loi de jus­tice et de par­don. Ils aug­men­te­raient si peu le nombre impo­sant des coquins qui tra­fiquent, volent et tuent sans jamais être inquié­tés et mis à l’ombre.

J’am­nis­tie les galo­pins qui attei­gnaient les 15 ans en 1939 et qui, l’exemple aidant, jouent à pré­sent à la petite guerre pour leur propre compte.

J’am­nis­tie tous les simples sol­dats, quel que soit leur « crime », puisque des offi­ciers supé­rieurs recou­vre­raient leur liber­té en même temps que tous les autres incar­cé­rés. Il ferait beau voir, au sur­plus, que l’on s’a­charne sur les insou­mis et les déser­teurs après avoir fait de Tho­rez une espèce de pair de France.

Et il va de soi que je ne laisse aucun déte­nu poli­tique moi­sir sur la paille de son cachot.

 — Tu amnis­tie­rais Béraud ?

Volon­tiers ! D’au­tant plus qu’il a été faus­se­ment incul­pé, et odieu­se­ment condam­né pour des articles parus dans « Grin­goire » avant la guerre — écrits abo­mi­nables, certes, mais qu’on ne répri­ma pas à l’é­poque. On a choi­si une période trouble pour se débar­ras­ser d’un homme qu’un gou­ver­ne­ment à direc­tion socia­liste n’o­sa pas jeter en pri­son au len­de­main du sui­cide de Roger Salen­gro. Béraud n’a pas été jugé, il fut exécuté.

J’am­nis­tie Béraud, avec plai­sir même, pour avoir retrou­vé, signée de son nom, une lettre vieille de 25 ans dans laquelle il récla­mait crâ­ne­ment, contre Poin­ca­ré et Cle­men­ceau, la libé­ra­tion de notre cher Cottin.

 — Tu amnis­tie­rais Maurras ?

Sans hési­ta­tion parce qu’il a été jugé dans les mêmes condi­tions et pour des rai­sons identiques.

J’am­nis­tie Maur­ras qui n’eût jamais, lui, fait grâce à ses adver­saires ; qui eût mis la moi­tié de l’hu­ma­ni­té sous les ver­rous dans le but d’as­su­rer le triomphe de ses idées per­son­nelles. Je l’am­nis­tie d’a­bord parce qu’il est inno­cent — je me sou­viens que sous l’oc­cu­pa­tion alle­mande « L’Œuvre » lui repro­chait de por­ter atteinte à l’in­fluence hit­lé­rienne avec son leit­mo­tiv : « La France seule ». Je l’am­nis­tie parce qu’il sera moins dan­ge­reux en liber­té qu’en pri­son. Je l’am­nis­tie enfin parce qu’il m’est doux de contri­buer à l’é­lar­gis­se­ment d’un enne­mi — d’un vieillard de 80 ans.

 — Tu amnis­tie­rais le maré­chal Pétain ?

Pour­quoi pas ! Il dépasse les 90 ans et il ne me déplai­rait point qu’il mou­rût dans sa mai­son du Midi, dans un bon lit comme beau­coup de géné­raux. Je l’ai approu­vé lors­qu’il signa l’ar­mis­tice, je ne puis l’en blâ­mer aujourd’hui.

Tout de même il y a un Pétain que j’am­nis­tie­rais moins vite c’est celui qui pré­si­da au car­nage de Ver­dun. Mais, qui s’a­vise de le lui reprocher ?

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Mon inter­pel­la­teur ne m’in­ter­ro­gea plus. Il était per­sua­dé de la néces­si­té et de l’ur­gence d’une amnis­tie intégrale.

 — Main­te­nant, me dit-il, que nous avons amnis­tié ces trois-là (les plus exé­crés d’entre les pri­son­niers), ces trois-là qui cou­vraient de leur ombre tous les autres, les pri­sons devraient ouvrir lar­ge­ment leurs portes et lais­ser échap­per la longue file des malheureux.

 — Elles le devraient… Ce retour à la vie des 90000 empri­son­nés aurait dû coïn­ci­der avec l’an­ni­ver­saire de la nais­sance de Christ, en fin d’an­née quand tout est amour — ou le paraît.

Louis Lecoin

La Presse Anarchiste