La Presse Anarchiste

le droit de punir et la philosophie

(Résumé de la défense présen­tée en cour d’as­sis­es le 30 déc. 1887)

(Suite et fin).

Les crim­i­nal­istes ont don­né plusieurs raisons pour autoris­er les pénal­ités : 1. l’ex­pi­a­tion ; 2. la répa­ra­tion envers la vic­time ou la Société ; 3. la défense de la Société par la répres­sion, l’ex­em­ple et l’amélio­ra­tion du coupable.

Pour l’ex­pi­a­tion, on en a fait jus­tice : l’in­di­vidu n’é­tant pas libre, on ne peut lui faire expi­er par un châ­ti­ment l’ac­tion qu’il a com­mise, par plus qu’on ne peut faire expi­er à une tuile l’as­sas­si­nat d’un pas­sant. La deux­ième rai­son ne vaut pas mieux que la pre­mière : le délit étant fatal, l’au­teur n’en peut être respon­s­able, et le punir pour répar­er le mal qu’il a sus­cité serait folie. Il y aurait alors aggra­va­tion et non remède. Mais tout cela n’est guère défendu aujour­d’hui que par quelques spir­i­tu­al­istes endur­cis. Depuis un demi-siè­cle, les con­tin­u­a­teurs de Ben­tham Mill, MM. Maud­s­ley, Maleschott, Fouil­lée, Lom­broso, H. Spencer et les trans­formistes n’ac­ceptent que la troisième rai­son, c’est-à-dire le droit qu’au­rait la Société de se défendre ou l’e­spèce d’élim­in­er les indi­vidus qui entra­vent son développe­ment. Mais nous nions le droit social détru­isant le droit indi­vidu­el, puisque la Société a été faite pour les indi­vidus et non inverse­ment. Vous pré­ten­dez « qu’en entrant dans la Société, par une sorte de pacte tacite, je me suis engagé à obéir aux lois que moi-même, en tant que citoyen, je con­tribue à établir. Si je romps le pacte, on me réprime et on m’im­pose une com­pen­sa­tion ; en cela, rien d’in­juste, parce qu’il n’y a rien là en défini­tive de con­traire à ma volon­té. J’ai voulu vivre en société, pour cela j’ai voulu des lois sociales : lorsque ces lois me con­traig­nent, c’est moi qui me con­trains par elles, c’est ma volon­té antérieure qui réprime ma volon­té présente, c’est moi qui, en tant que lég­is­la­teur, me défends con­tre moi-même en tant que vio­la­teur de la loi. » (A. Fouil­lée. — La pénal­ité et les col­li­sions de droits). À cela, nous répon­dons par l’ar­gu­ment de Cesar Bec­ca­ria en l’é­ten­dant à toutes les peines quelles qu’elles soient : « Les droits qui con­stituent la sou­veraineté se com­posent néces­saire­ment des droits aban­don­nés, sac­ri­fiés prim­i­tive­ment par les indi­vidus dans le con­trat social. Par con­séquent le droit de punir de mort sup­pose, dans chaque mem­bre de la Société, l’a­ban­don, le sac­ri­fice prim­i­tive­ment con­sen­ti de sa vie. Or, qui a jamais voulu don­ner à d’autres hommes le droit de lui Ôter la vie ? Si cela était, com­ment accorder ce principe avec la maxime qui défend le sui­cide ? Ou l’homme a le droit de se tuer lui-même, ou il ne peut céder ce droit à un autre ni à la société entière. Donc, la peine de mort n’est appuyée sur aucun droit. » (C. Bec­ca­ria. — Traité des dél­its et des peines). Et nous ajou­tons : Pas plus qu’il n’a dû sac­ri­fi­er sa vie à la Société, pas plus l’homme n’a pu faire le sac­ri­fice de sa lib­erté. Si cela était, le con­trat serait nul, puisque le traf­ic des esclaves est aus­si inter­dit, sinon plus, que le sui­cide. Seule­ment, avant d’employer ce sophisme, il faudrait prou­ver que tous les hommes ont adhéré à ce fameux con­trat — pré­texte de tous les despo­tismes ; et il n’en est rien.

Dès notre nais­sance, nous avons été jetés dans la Société et l’on ne nous a pas demandé si nous voulions y vivre. Les lois, on nous les a imposées. Nous ne les avons pas faites et la plu­part d’en­tre nous les repoussent comme atten­ta­toires à la lib­erté poli­tique et économique de l’in­di­vidu. Nous nions donc ce con­trat et nous affir­mons, si l’on empris­onne qui que ce soit, sous quelque pré­texte que ce soit, qu’on com­met une vio­la­tion arbi­traire du droit indi­vidu­el que nous met­trons tou­jours bien au dessus du droit social.

Mais si, aban­don­nant toute ques­tion de droit, on ne se réclame que de l’in­térêt de l’e­spèce, avec les dar­win­istes, le sujet change de face. C’est ce que nous allons voir.

La défense sociale peut s’ap­pli­quer, nous l’avons déjà dit, de trois façons, savoir : 1. par l’ex­em­ple ; 2. par l’amélio­ra­tion du crim­inel ; 3. par la répres­sion. Pour acquit de con­science, nous dirons que l’ex­em­ple ne peu suf­fire à détru­ire les effets du milieu cli­matérique et social, de l’hérédité, des pas­sions et des besoins. Le nom­bre tou­jours crois­sant des crim­inels le prou­ve suff­isam­ment. Qui oserait soutenir que les exé­cu­tions cap­i­tales ont empêché un seul crime ? Personne.

L’amélio­ra­tion du crim­inel par l’emprisonnement est une véri­ta­ble déri­sion. « On le sait, nos pris­ons sont des lieux de per­ver­sion plutôt que de con­ver­sion. » (Guyau. — Cri­tique de l’idée de sanc­tion.) C’est en vain que Stu­art Mill a écrit : « Cet homme a com­mis un acte grave, il n’é­tait pas libre en le com­met­tant ; mais je le châtie pour son bien, afin que le sou­venir de la peine s’as­so­cie dans son esprit à l’idée de l’acte et l’en détourne une autre fois. » (La philoso­phie de Hamil­ton.) Non, cela n’est pas. Pour­rait-on empêch­er une tuile qui tomberait sur la tète d’un pas­sant, de récidiv­er en la punis­sant ? Non, on ne peut égale­ment, en employ­ant le même moyen, empêch­er la crim­i­nal­ité ; par cela même que, vous le con­statez comme nous, elle est fatale. Et, en sup­posant pos­si­ble le redresse­ment d’un crim­inel, il ne pour­rait se faire dans ces cir­con­stances puisque « pour que la peine cor­rige, il faut qu’elle soit accep­tée comme juste. » (V. Cousin.) Ce qui ne pour­rait être.

Reste la répres­sion sim­ple. Nos mod­ernes philosophes se basent, pour en démon­tr­er l’u­til­ité, sur leur com­préhen­sion du sys­tème social. C’est quelque chose comme une machine dont chaque indi­vidu est un rouage ; et, con­tin­u­ant l’analo­gie, tou­jours d’après eux, cette machine a le droit d’ex­tir­p­er, « de réprimer » le rouage qui la gêne ; naturelle­ment, c’est le plus faible. La réfu­ta­tion est facile : « Dans une loco­mo­tive, par exem­ple, la vapeur con­traint le pis­ton, qui con­traint la bielle, qui con­traint les roues, et ain­si de suite. L’or­dre réal­isé par cette série de néces­sités toutes extérieures est lui-même extérieur et super­fi­ciel : dans l’in­tim­ité des choses, la divi­sion sub­siste, chaque par­tie lutte con­tre toutes les autres, et si elles aboutis­sent néan­moins à un con­cours, à une appar­ente har­monie, c’est par une action con­tre nature qui ne dure jamais éter­nelle­ment. Toute machine se dérange, et tout ordre qui n’est qu’im­posé, non con­sen­ti, aboutit tôt ou tard au désor­dre : c’est l’or­dre des choses matérielles, non des êtres vivants. » (A. Fouil­lée. — Les Sociétés humaines ou ani­males.) Si l’on sup­pose logique la doc­trine dar­wini­enne, mal­gré ce que nous venons de dire, nous ajouterons : « Faut-il donc, si je ne suis qu’un rouage, que je me laisse écras­er entre les roues de votre grande machine plutôt que de me con­serv­er au dépens d’un autre rouage ? ( A . Fouil­lée. — L idée mod­erne du droit). Plus énergique­ment, avec M. Caro, nous vous dirons encore : « Vous frappez dans un homme un ensem­ble de hasards et de coïn­ci­dences empiriques dont il est absol­u­ment inno­cent. Vous l’avouez vous-mêmes, et pour­tant vous frappez ! Quelle incon­séquence et quelle dureté ! Oui, quelle incon­séquence!… Cela rap­pelle ces prêtres qui veu­lent accorder leur reli­gion avec la sci­ence. Du reste, le droit de punir, comme la reli­gion, n’ac­cepte pas ces com­pro­mis ; ayant le cynisme de son igno­rance, il ne se réclame que de la respon­s­abil­ité morale basée sur le libre arbi­tre. Il en est si bien ain­si que les peines qu’on inflige sont infamantes ; tan­dis que « si les puni­tions n’é­taient de la part de la Société que des moyens de défense, ce seraient des coups, ce ne seraient pas des puni­tions. (P. Janet. — Cours de philoso­phie.) Et puis, en accep­tant ce principe, il y aurait uni­for­mité de peine pour mêmes dél­its. Un mari qui tue sa femme devrait être aus­si frap­pé’que l’au­teur d’un assas­si­nat ayant la cupid­ité comme mobile, puisque l’un est aus­si dan­gereux que l’autre pour l’or­dre de la machine sociale. Au con­traire, nos juges recherchent avec un grand soin les mobiles qui ont pu faire agir l’ac­cusé com­para­is­sant devant eux, et ils con­damnent suiv­ant les résul­tats de leur enquête. Ils acquit­tent Mme Clo­vis Hugues ; ils frap­pent de la peine cap­i­tale M. Gamahut. Il appert donc que le droit de punir n’est basé que sur le libre arbi­tre. Démon­tr­er, comme les trans­formistes l’ont fait, qu’il n’ex­iste pas, c’est affirmer que l’in­sti­tu­tion judi­ci­aire est con­traire au pro­grès, con­traire à la sci­ence, — comme la reli­gion, sa sœur ainée. Mais si, con­tre toute rai­son, ils main­ti­en­nent leur pré­ten­du droit social pri­mant le droit indi­vidu­el au nom de l’u­til­i­tairi­an­isme, avec M. Caro (Le doit de punir) nous leur opposerons ceci : « À ne con­sid­ér­er que l’u­til­ité, l’in­térêt d’un seul est aus­si sacré que celui d’un mil­lion d’hommes ; il peut s’im­mol­er au bien pub­lic, — c’est l’acte d’un héros ; mais si on le sac­ri­fie de force et sans son con­sen­te­ment, ceux qui le sac­ri­fient usur­pent le nom de juges, ils sont des bour­reaux. » C’est notre conclusion.

Mais qu’on ne s’y trompe. Util­i­tairi­an­iste, certes nous le sommes ; seule­ment notre util­i­tairi­an­isme est indi­vid­u­al­iste et a en pro­fonde hor­reur le com­mu­nisme, néces­saire à une human­ité-enfant et nuis­i­ble à une col­lec­tiv­ité d’in­di­vidus se soumet­tant aux forces de la nature puisque, comme l’a dit le grand Bacon, c’est le seul moyen d’en tri­om­pher, mais se sen­tant le pou­voir de marcher sans entrav­es poli­tiques et économiques vers « l’hu­man­ité défini­tive » de H. Spencer. Nous tenions à faire cette déc­la­ra­tion pour dis­siper tout malen­ten­du et bien faire sen­tir à nos lecteurs quelle est notre con­cep­tion du droit.

G. Deherme.


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