La Presse Anarchiste

H.G. Wells et l’homme des cavernes

H. G. Wells ― H. G. W. comme on le nom­mait fami­liè­re­ment en Angle­terre — est mort du dia­bète tout récem­ment, à 80 ans, dix-sept ans avant l’é­poque qu’il s’é­tait fixée et d’un tré­pas autre que celui qu’il avait pro­phé­ti­sé ― accès car­diaque. Pro­phète, c’est un peu le terme qui convient à l’au­teur de « L’île du Dr Moreau » de « La Guerre des Mondes », de « La Machine à explo­rer le temps », de « L’homme invi­sible » et de tant d’autres romans scien­ti­fiques, sociaux ou encore pure­ment ima­gi­na­tifs. Wells n’é­tait pas un « gent­le­man » : son père était ouvrier jar­di­nier, sa mère fai­sait des ménages, tous deux tenaient un petit maga­sin de por­ce­laine dans un fau­bourg de Londres ― bref, des petits bour­geois d’un rang infé­rieur. Il débu­ta dans la vie comme ven­deur chez un mar­chand de nou­veau­tés, devint maître d’é­cole, se pas­sion­na pour la bio­lo­gie que lui ensei­gna Tho­mas Hux­ley, conquit ses grades uni­ver­si­taires, gagna la faveur du public, écri­vit des contes, construi­sit des uto­pies, fut jour­na­liste, écri­vit une his­toire uni­ver­selle et ne se las­sa point de récla­mer une Répu­blique Mon­diale, une mon­naie ayant cours dans tous les pays, une édu­ca­tion ration­nelle, un socia­lisme inter­na­tio­nal mais libé­ral. Comme l’é­cri­vait Ber­nard Shaw dans The Sta­te­man and Nation : « C’é­tait un sans classe deve­nu H. G. Wells, il ne se condui­sit jamais ni en gent­le­men, ni en com­mis de maga­sin, ni en maître d’é­cole, ni en qui que ce soit d’autre que lui-même. » Vou­loir faire de Wells ou de Shaw les repré­sen­tants de l’in­tel­lec­tua­li­té anglaise à un moment don­né de l’his­toire du Royaume Unis est une erreur : ils n’ont jamais repré­sen­té qu’eux-mêmes.

Wells s’est occu­pé du fait sexuel, tou­jours pro­non­cé pour l’u­nion libre, variant par­fois sur ce qu’il fal­lait entendre par là. Per­son­nel­le­ment, comme tant d’autres adver­saires du mariage ou par­ti­sans de l’é­man­ci­pa­tion fémi­nine, il avait convo­lé en justes noces et cela deux fois. Ceci bien enten­du, ne regar­dait que lui. Ces der­niers temps, il s’é­tait mon­tré décou­ra­gé, pro­cla­mant que le monde était au bout de son rou­leau, ne don­nant pas à l’hu­ma­ni­té plus de dix ans à vivre encore, sou­hai­tant qu’elle s’é­teigne dans la digni­té, la bon­té et la sécu­ri­té, non « comme de lâches avi­nés ou des rats empri­son­nés dans un sac ». Faut-il voir là un accès de mau­vaise humeur, consé­quence d’une cer­taine faillite de la science ? L’homme, selon lui, devait céder sa place à quelque autre ani­mal mieux adap­té au des­tin de la pla­nète, ani­mal qui ne sera sûre­ment pas humain.

Dans les pages qui suivent, extraites du Joueur de Cro­quet (édi­tions N. R. F., 1938), un cer­tain Dr Nor­bert s’en­tre­tient arec M. Fro­bis­ner, un joueur de cro­quet, anglais moyen, du cas d’un autre Dr, M. Fin­chat­ton, sujet à des hal­lu­ci­na­tions, et d’une épi­dé­mie de ter­reur régnant dans un coin de la pro­vince britannique.

[|― O ―|]

… Nous autres, gens d’au­jourd’­hui ― expose le Dr Nor­bert — nous aimons à son­der et à fouiller dans le pas­sé et dans l’a­ve­nir. Sans cesse et sans répit, nous mul­ti­plions mémoires, his­toires, tra­di­tions et nous nous bour­rons le crâne, à outrance, de pré­sages, d’ap­pré­hen­sions que sais-je encore ! De sorte que le monde, dans lequel nous vivons, devient de plus en plus ter­ri­fiant, acca­blant, peu­plé d’é­pou­vantes. Des choses, qui sem­blaient être oubliées pour tou­jours, ont res­sus­ci­té aujourd’­hui, par quelque miracle, et les voi­ci qui pèsent ter­ri­ble­ment sur nous, notre âme et notre conscience.

– Autre­ment dit, inter­rom­pis-je, essayant de l’a­mar­rer à des réa­li­tés cou­rantes, autre­ment dit, nous déter­rons l’homme des cavernes ?

– Nous déter­rons l’homme des cavernes ! s’ex­cla­ma-t-il d’une voix toni­truante. Mais nous vivons en sa pré­sence. Il n’a jamais été mort. Il est tout ce que vous vou­lez, mais il n’est pas mort. Seulement…

Il s’ap­pro­cha de moi, me tapa sur l’épaule.

– … seule­ment il nous était caché, car enfer­mé. Depuis bien long­temps ! À l’heure actuelle, nous le voyons face à face, et il se moque tout sim­ple­ment de nous. L’homme est tou­jours le même : invin­ci­ble­ment bes­tial, envieux, retors, avide. L’homme sans masque et sans fard, sir, est tou­jours la même brute lâche, har­gneuse et que­rel­leuse qu’il était, il y a cent mille ans. Il ne s’a­git point d’une méta­phore, sir ! Ce que je vous dis n’est qu’une mons­trueuse réa­li­té. N’im­porte quel archéo­logue vous dirait la même chose l’homme moderne n’a pas le crâne meilleur que celui de l’homme des cavernes, et son cer­veau n’est pas meilleur non plus ! C’en est ain­si ! Nous avons affaire à la même brute pri­mi­tive, mais plus ou moins dres­sée ou entraî­née, si vous vou­lez. Aucun réel chan­ge­ment à consta­ter, aucun avan­ce­ment non plus ! Civi­li­sa­tion, pro­grès, autres décou­vertes ana­logues, c’est bel
et bien une illu­sion, une blague, un mirage. Par­fai­te­ment ! Et puis, il n’y a rien dans l’u­ni­vers qui soit sûr. Rien ! Pendent un cer­tain temps, l’homme se plut à croire vivre dans son gen­til petit monde pré­sent, monde doté de dieux, de Pro­vi­dence, de pro­messes iri­sées, etc., etc. C’é­tait arti­fi­ciel, artis­tique. Une fic­tion ! Ce n’est que main­te­nant que nous com­men­çons à réa­li­ser à quel point tout ce fatras fut ima­gi­naire, faux, construit de toutes pièces. Aujourd’­hui tout cela s’ef­fondre, Mis­ter Fro­bi­sher. Tout s’ef­fondre, et nous assis­tons à ce spec­tacle, inca­pables de faire quoi que ce soit. Faute de mieux, nous nous conten­tons du rôle de spec­ta­teur. Aucune erreur n’est plus pos­sible. Non, sir ! Il est évident que la civi­li­sa­tion n’est qu’une erreur aus­si faible que cho­quante. Et voi­ci venue l’heure où nous devons nous en débar­ras­ser. Telle est la volon­té du Des­tin. Car, je vous le dis, la civi­li­sa­tion est une inven­tion étour­dis­sante, une réa­li­sa­tion traî­tresse. Et lorsque des gens très sen­sibles et non pré­pa­rés, tel notre pauvre ami Fin­chat­ton, en deviennent conscients, ils se refusent à accep­ter tel quel le grand et lugubre monde où nous demeu­rons en réa­li­té, ils cherchent refuge dans les his­toires de han­tises et de folie, dans l’es­poir d’une sorte d’exor­cisme mira­cu­leux, seul sus­cep­tible de les gué­rir de leurs maux. Mais de telles gué­ri­sons n’existent pas dans la nature des choses. Non, sir, il n’est plus pos­sible d’é­lu­der ces faits pri­mor­diaux, de s’en débar­ras­ser à la légère !

Et d’a­jou­ter avec encore plus de force :

– Ce qu’il nous faut, c’est les atta­quer de front ! Oui, c’est cela, les atta­quer de front !

On est dit qu’il ne s’a­dres­sait plus à moi per­son­nel­le­ment, mais à un grand audi­toire venu au mee­ting. Ses gestes larges sem­blaient m’ignorer.

– Le temps est révo­lu à tout jamais ! Cet état de choses touche à sa fin ! Absolument !

– Et alors ? — lui deman­dais-je tran­quille­ment. Car, plus assour­dis­sante deve­nait sa voix, et plus ferme et calme je demeurais.

Il s’as­sit, empoi­gna ma main avec vigueur, puis, tout à coup, il chan­gea d’ex­pres­sion, parut étran­ge­ment confiant, un tan­ti­net insi­nuant. Son ton, criard tout à l’heure, se mua sou­dain en un mur­mure roucoulant.

– Au point de vue stric­te­ment men­tal, la folie, sir, n’est pas autre chose que la réponse de la pauvre Nature aux faits acca­blants qui se mul­ti­plient dans le monde. C’est une réac­tion aus­si nor­male qu’i­né­luc­table. Et remar­quez que, désor­mais, les intel­lec­tuels du globe entier devien­dront néces­sai­re­ment fous. Ils le savent, car ils réa­lisent déjà que la lutte contre cet homme des cavernes qui est au-des­sus de nous, qui est en nous, nous est en réa­li­té nous-même, ils savent, dis-je, que cette lutte est pure­ment et sim­ple­ment une bataille que nous livrons à l’être ima­gi­naire pour lequel nous nous pre­nons. Il n’y a aucune sécu­ri­té sur terre. Ce fut une cruelle erreur que de croire que nous l’a­vions vain­cu, Lui ! Nous pour­sui­vant de tout temps, cette brute ne s’est jamais désis­tée, jamais !

Par un brusque mou­ve­ment que j’es­pé­rais faire pas­ser pour un geste négligent, je libé­rai ma main de son étreinte. Un moment, j’eus l’ab­surde impres­sion d’être enchaîné.

– Eh bien ! Dis-je en me four­rant les mains dans mes poches et en me ren­ver­sant en arrière aus­si loin que pos­sible pour être à l’a­bri d’une nou­velle attaque éven­tuelle ; eh bien qu’al­lez-vous faire main­te­nant de Fin­chat­ton ? Dites-moi en géné­ral, ce que l’on pour­rait faire en la circonstance.

Le Dr Nor­bert bran­dit ses bras dans l’air et se leva.

– Je dois vous dire, cria-t-il, comme si je me fusse trou­vé à une dis­tan­cé de vingt pieds — qu’en fin de compte, il n’a qu’à faire ce que nous tous fai­sons. Affron­ter les faits ! Affron­ter les faits, sir ! Les atta­quer tout sim­ple­ment. Sur­vivre s’il le peut et périr s’il ne le peut pas. Faire comme j’ai fait, moi ! Accom­mo­der l’es­prit à la nou­velle échelle. Comme seuls les géants sont capables de sau­ver le monde d’une catas­trophe irré­mé­diable, il nous faut ― à nous pour qui la civi­li­sa­tion n’est pas un vain mot ! — il nous faut deve­nir géants. Nous devons enve­lop­per l’u­ni­vers d’une civi­li­sa­tion nou­velle, forte et résis­tante comme l’a­cier. Nous devons faire un effort tel que les étoiles n’en ont jamais vu se déployer dans ce monde. Lève-toi, ô Esprit de l’Homme ! (c’est à moi per­son­nel­le­ment qu’il adres­sa cet appel.) Lève-toi ou recon­nais-toi vain­cu à tout jamais!… 

H.G. Wells (tra­duc­tion Z. Lvovsky)

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