La Presse Anarchiste

Rions un brin

J’étais, je vous l’avoue, assez curieux de savoir com­ment Tchit­che­rine se pré­sen­te­rait devant les Puis­sances capi­ta­listes, et sur­tout dans quel appa­reil. La ques­tion ves­ti­men­taire et cha­pe­lière n’est pas si super­flue qu’il parait à nos cama­rades anar­chistes ; elle a même par­fois, tant l’homme se fie aux appa­rences, une impor­tance capi­tale. J’ai lu avec indif­fé­rence des dis­cours que je connais­sais à l’avance, comme je connais à l’avance — et vous aus­si, n’est-ce pas ? — les résul­tats de la confé­rence de Gênes ; mais je me suis pas­sion­né pour le cha­peau de Tchitcherine.

Lisons ensemble la prose de Ber­nard Lecache dans l’Huma­ni­té et vous convien­drez qu’il y a là de quoi se réjouir ;

Comme nous per­sis­tions à récla­mer du gui­che­tier de la gare d’Aquila. qu’il accep­tât de nous déli­vrer trois billets pour San­ta-Mar­ga­ri­ta, l’un de nous, je crois bien que c’est Mori­zet, s’est excla­mé : « Regarde-moi ce tube ».

Ce tube, autre­ment dit, ce haut de forme, était infi­ni­ment plai­sant. Bros­sé à rebrousse poil et rous­si, bien plus haut que large, de forme pré­his­to­rique, il coif­fait un homme maigre, qu’une nuée de poli­ciers entou­rait en bour­don­nant comme des mouches. Ce tube-là : c’était Tchitcherine.

Lecache est géné­reux, il borne là sa des­crip­tion, mais je suis cer­tain que le tube rous­si et à rebrousse-poil de Tchit­che­rine, devait être accom­pa­gné d’un par­des­sus olive et d’un para­pluie caca d’oie. Ain­si les bol­che­vistes qui portent à l’ordinaire, des blouses pra­tiques et élé­gantes, s’ingénient à sin­ger le bour­geois qu’ils ont vomi. Nous avons la triste cer­ti­tude que, non­obs­tant quelques variantes, le lan­gage com­mu­niste s’évertuera à prendre aus­si à Gènes, le vête­ment lamen­table de la diplo­ma­tie d’affaires. Le cha­peau de croque-mort de Tchit­che­rine est un symbole.

Mais nous ne sommes pas ici pour remuer des idées noires, et le cha­peau tubu­laire du Com­mis­saire du Peuple me remet en mémoire quelques sou­ve­nirs per­son­nels que j’ai contés dans mon livre « Au Pays des Soviets », dont les lec­teurs de la « Revue Anar­chiste » auront ain­si la pri­meur [[ Au Pays des Soviets, neuf mois d’aventures, net : 7 francs, en vente à la librai­rie sociale.]].

« Lors de mon séjour à Mos­cou j’avais deman­dé audience à Tchit­che­rine. Il me fit répondre qu’il me rece­vrait chez lui, à minuit. Minuit ! Diantre. Était-ce pour per­pé­trer un crime ou pour dan­ser le cotillon ? Je m’enquis. On me confir­ma l’heure du ren­dez vous.

Avec Clé­ment et les deux dépu­tés alle­mands Doe­mig et Cries­pien, je me ren­dis donc à minuit dans cette aile de l’immense hôtel Métro­pole où s’est logé le Com­mis­sa­riat des Affaires Étrangères.

Tchit­che­rine repré­sente un des types les plus purs de la vieille noblesse russe : c’est-à-dire que la notion du temps lui est inconnue.

On nous avait racon­té sur lui moult his­toires. La plus impor­tante pour nous, était son habi­tude d’oublier sys­té­ma­ti­que­ment ses visi­teurs et de les lais­ser moi­sir len­te­ment dans son anti­chambre. On fai­sait des gorges chaudes sur l’aventure arri­vée à un délé­gué autri­chien : Tchit­che­rine l’avait reçu ; mais, appe­lé brus­que­ment par un mes­sage urgent, il s’était excu­sé : « Je vais dans la salle des radios expé­dier un télé­gramme, je reviens de suite ». Le délé­gué avait patiem­ment atten­du. Il était fort ras­su­ré, car dans la pièce où il se trou­vait, pen­daient à une patère le cha­peau et le par­des­sus de Tchit­che­rine. Les heures pour­tant pas­saient, puis la cha­leur et la fatigue aidant, le délé­gué s’endormit, il ne se réveilla que le len­de­main matin. Il jeta un coup, d’œil autour de lui : Tchit­che­rine ne se trou­vait pas dans la pièce, mais le cha­peau et le par­des­sus étaient tou­jours là. Avec une constance méri­toire, le com­mu­niste autri­chien atten­dit long­temps encore. Vers midi, tou­te­fois, il se déci­da à s’enquérir. Un employé lui décla­ra que le com­mis­saire était par­ti depuis déjà deux heures : « Il vous a sûre­ment oublié, ajou­ta l’homme ».

— Mais, s’écria le mal­heu­reux délé­gué, son cha­peau et son par­des­sus sont encore dans la pièce où je me trouvais ! »

— Alors, repar­tit tran­quille­ment l’employé, habi­tué aux manières de son chef, c’est que le com­mis­saire a oublié aus­si son cha­peau et son pardessus. »

Et l’invraisemblable de l’histoire c’est qu’elle était vraie.

Nous n’eûmes pas de tels mal­heurs : Tchit­che­rine nous reçut à deux heures du matin…

«… Tchit­che­rine est un noc­tam­bule. C’est aus­si un ana­cho­rète et un phé­no­mène. Il arrive à son bureau vers sept heures du soir et ne quit­te­ra sa table de tra­vail que le len­de­main à une ou deux heures de l’après-midi. Quand mange-t-il ? quand dort-il ? Nul ne le sait. Il semble exempt des fonc­tions vul­gaires de la loque humaine. Ses col­la­bo­ra­teurs ne cessent pas de le mau­dire : c’est qu’il s’imagine volon­tiers que tous les hommes sont bâtis sur son gaba­rit et que, puisqu’il est capable de tra­vailler toute une nuit en manches de che­mise dans une chambre sans feu, par une tem­pé­ra­ture de dix degrés au-des­sous de zéro, il n’y a aucune rai­son pour que ses secré­taires aient froid.

La cha­leur, la faim et le som­meil sont des néces­si­tés d’ordre infé­rieur. Tchit­che­rine se nour­rit des rap­ports de ses agents et se chauffe d’enthousiasme révolutionnaire. »

Son secré­taire Kha­ra­khan se déplace dans une superbe limou­sine, mais Tchit­che­rine marche tou­jours à pied.

Par les froides jour­nées d’octobre, emmi­tou­flé dans une pelisse, les mains vêtues de peau de mou­ton, je m’engageai, non sans fris­son­ner dans les sombres et gla­ciaux esca­liers de Métro­pole pour atteindre au bureau de mon ami Pas­cal. Quel­que­fois, je ren­con­trais un mon­sieur en manches de che­mise, la tête nue, mais le cou entou­ré d’un cache-nez, qui, l’air affai­ré, des papiers sous les bras, me bous­cu­lait copieu­se­ment. Par­fois je le tan­çais, non sans humeur. Alors, le mon­sieur sou­riait de sa rêve­rie, me recon­nais­sait, me ten­dait la main : « Excu­sez-moi, cama­rade, mais je suis hor­ri­ble­ment pressé. »

Et il dis­pa­rais­sait à pas menus et pré­ci­pi­tés dans le méandre des cou­loirs obs­curs. C’était le ministre des Affaires Étran­gères de la Répu­blique des Soviets qui rem­plis­sait les devoirs de sa charge.

On pou­vait pen­ser qu’un tel ori­gi­nal ne serait pas à son aise au milieu des diplo­mates com­pas­sés et pro­to­co­laires et qu’il y cau­se­rait quelque scan­dale. Mais en appro­chant de Rapal­lo, Tchit­che­rine a com­pris qu’il lui serait dif­fi­cile de gar­der sa cas­quette bol­che­viste, Il a mis un cha­peau haut de forme, à la véri­té rous­si et à rebrousse poil, mais on ne sau­rait, du pre­mier coup, s’habiller comme M. de Fou­quière et navi­guer comme Lloyd George. Le jour, qui ne sau­rait tar­der, où le gou­ver­ne­ment des Soviets sera recon­nu par tous les gou­ver­ne­ments capi­ta­listes comme un égal, sinon comme un frère, vous ver­rez que Tchit­che­rine s’habillera comme tout le monde, joue­ra au golf comme Lord Cur­zon, devien­dra fai­néant comme Briand, noceur comme Vivia­ni, bête comme Bar­thou et qu’au bout de quelques confé­rences, le bol­che­viste au cou­teau entre les dents sera invi­té à dan­ser la schim­my aux bals de l’Élysée.

[/Mauricius./]

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