Il n’est pas exagéré de comparer l’enfantement de l’œuvre d’art à la grossesse de la femme. L’homme qui porte une œuvre dans son cerveau. est semblable à sa compagne qui porte un être dans ses flancs. Il pratique l’eugénisme, ne voulant pas mettre au monde un infirme. L’accouchement d’une œuvre d’art n’est qu’une longue maladie au cours de laquelle son auteur passe par différentes phases, tandis que l’embryon revêt lui-même successivement diverses formes intermédiaires, avant d’aboutir à la forme humaine. Il vit une existence anormale, sentant doublement, souffrant doublement. Ce n’est point en vivant de la façon des gens normaux que l’on peut mettre au monde une œuvre viable. Il faut avoir beaucoup souffert. L’art est un sacrifice et un don de soi, sacrifice et don qui ne vont pas sans quelques mutilations.
L’homme qui « porte » une œuvre, étant lui-même une œuvre, vit dans un état d’esprit bien différent de celui de l’homme ordinaire, qui « n’a rien dans le ventre ». Il ne s’appartient. plus : il appartient tout entier à son art. Il est sous le coup d’une excitation cérébrale perpétuelle qui le maintient pour ainsi dire « en état de grâce ». Comme la femme enceinte, il a des envies, des tics, des manies, des caprices, des phobies, comme elle il éprouve des malaises. Il ressent les douleurs de l’enfantement à sa façon. Sa santé physique s’en trouve modifiée, il n’est plus le même, dès l’instant qu’il vient de concevoir un être, qu’il le porte en son sein, qu’il le sent remuer dans ses flancs. C’est la chair de sa chair, c’est le sang qui coule dans ses veines, c’est tout lui.
L’écrivain qui porte une œuvre ramène tout à elle, il ne voit l’univers qu’en fonction de celle-ci. Il est obsédé par une idée fixe : jeter dues la vie un être qui perpétue son souvenir, propage son nom et ne le déshonore point. Engendrer un enfant digne de lui, que l’on admire et que l’on aime. Tantôt l’existence lui apparait comme un beau songe, tantôt comme un affreux cauchemar. Il va et vient au hasard, ou du moins peut le faire croire. Ses proches disent de lui « Il est toujours ailleurs, jamais a ce qu’on lui dit ». Pour les voisins, « c’est un malade ». Pour les passants, « c’est un fou ». Il ne dort pas, se lève la nuit pour écrire. Il ne mange pas, ou si mal ! Son œuvre l’absorbe à ce point qu’il néglige ses intérêts. Il a pour Elle les sentiments d’un amant, l’attirant et la repoussant tout à la fois. Il déchire la page commencée, la surcharge de ratures, ou bien la jette au panier, quitte à la rechercher ensuite. Il ne sait par quel bout commencer : par le commencement, le milieu ou la fin ? Il jette des notes fébriles sur des bouts de papier quelconques. Ce qui lui semblait parfait la veille il le trouve aujourd’hui médiocre, ce qui lui paraissait médiocre le remplit d’aise à présent. Quel nom donnera-t-il à son œuvre ? comme s’il s’agissait de la femme aimée ? Il vit de multiples existences, se met dans la peau de ses personnages, qu’il suit partout, dans les bouges ou dans les palais. Il parle toutes les langues. C’est souvent sa propre autobiographie qu’il nous conte. Il semble n’être point de ce monde, et venir de loin. Pourtant, il sait tout, entend tout, voit tout. C’est décidément un être étrange. Même s’il s’impose une sévère discipline, s’il est exact, ponctuel, ordonné, soigneux, s’il se couche de bonne heure, mange son content, évite les excès, soigne sa santé, ménage ses forces, travaille aux mêmes heures, c’est choses anormale chez lui. Il faut à tout prix qu’il adopte un genre de vie, une règle, une méthode, s’il veut éviter un avortement. Mais quelle que soit son altitude, on peut dire que c’est toujours dans un état d’esprit anormal que anormal qu’est l’écrivain — et ceci est également vrai pour l’artiste et le savant — met au monde une œuvre viable.
Un livre est un enfant que l’on berce, que l’on dorlote, que l’on couve des yeux, qu’on lâche ensuite dans la vie, exposé à tous les périls, qui grandit, se développe, a des amis, des ennemis, et que l’on revoit avec plaisir, à moins qu’il n’ait mal tourné, ce qui est encore pour son auteur une cause de souffrance. Parmi ses enfants l’écrivain aura toujours un faible pour certains d’entre eux, parfois pour un seul qui a moins de défauts que les autres…
[/Gérard de
(Introduction à une « Bibliographie du Dolorisme »)./]