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« La Vérité est-elle toujours bonne à dire ? » se demandent certaines personnes bien intentionnées qui craignent qu’en la disant on déchaîne maintes catastrophes. La vérité serait-elle donc si terrible, si cruelle, si inhumaine qu’il ne faille point la dire ? Faudra-t-il la cacher, comme on cache ses parties sexuelles que d’une part l’on proclame honteuses et, d’autre part, sacrées, du moment qu’elles propagent la vie ? Question à laquelle il importe de répondre. Mais avant d’y répondre, ne conviendrait-il pas de rechercher ce que l’on entend par le mot « vérité » ?
Qu’est-ce que la Vérité, avec ou sans majuscule, peu importe ? Il n’y a pas qu’une seule vérité, en dépit de ce que pensent ceux qui prétendent en détenir le monopole. Il y en a plusieurs. La vérité est aussi nuancée que le cou de la colombe à laquelle Renan la comparait. Elle affecte plusieurs visages, selon le temps et les milieux.
Il y a d’abord la Vérité en soi, dogmatique, objective, immuable et éternelle, en dehors de l’homme, qui est celle des théologiens. Ils n’admettent qu’une vérité : celle qu’ils proclament. Ils rejettent tout ce qui s’en écarte. Ils la tiennent d’une autorité supérieure, c’est un don du ciel. II ne faut pas y toucher : ce serait un sacrilège. Une telle vérité ne se discute pas : c’est un acte de foi.
La Vérité des métaphysiciens est plus humaine, en ce sens qu’elle suppose certaines recherches pour répondre à la question que tout homme raisonnable ne peut pas ne point se poser : « Quel est le sens de la vie ? ». Recherches qui ne vont pas sans quelque doute. Les grands problèmes qu’elle soulève, maint philosophe les a résolus selon son tempérament, les uns inclinant vers l’optimisme, les autres vers le pessimisme. Il en est résulté de belles constructions, autant de vues de l’esprit, qu’il sied de considérer comme des poèmes ou des œuvres d’art.
Amicus Plato, sed amico veritas (Platon m’est cher, mais j’aime encore mieux la vérité), disaient les anciens, signifiant par là que l’autorité d’un philosophe ne suffit pas pour que l’on adopte son opinion, mais qu’il faut encore que celle-ci soit conforme à la vérité.
Descendons des hauteurs de la vérité en soi, immuable et éternelle, pour rejoindre la vérité subjective, qui résulte chez l’individu de l’accord de la pensée avec son objet, ce que Guy de Maupassant appelait « l’humble vérité ». La femme nue au miroir, sortant d’un puits, qui personnifiait pour les anciens la Vérité, est fardée et camouflée dès qu’elle se montre parmi les hommes ! Ils ont pris soin de la vêtir d’une robe pudique qui dissimule aux yeux de tous ses appâts. Il faut la déshabiller, alors elle nous apparaîtra pure comme une eau lustrale et limpide comme un ciel sans nuages.
La logique, qui est l’art de penser, se propose de séparer la vérité de l’erreur. Elle use de certaines méthodes qui permettent de la déceler. En bonne logique, deux et deux font quatre, ce dont ne conviendront jamais les sectaires. Il y a des gens avec lesquels il est inutile de discuter : c’est perdre son temps que d’essayer de les convaincre. À quoi bon leur dire la vérité ? Le mieux, avec eux, c’est de se taire et de leur tourner le dos.
La vérité scientifique s’oppose à la vérité dogmatique. Elle est pluraliste et relativiste. La science n’a jamais dit son dernier mot. Ses erreurs mêmes la servent. L’erreur d’aujourd’hui sera la vérité de demain, et inversement. Vérité mouvante que celle de la science. Les théories se succèdent, se confirment ou s’infirment. Il y a, dans la science comme dans l’art, des modes qui durent ce que durent les modes. La vérité actuelle de la science, c’est l’atomisme. Puisse-elle ne pas devenir une erreur !
La science a malheureusement ses dogmes, que les faux savants opposent aux recherches désintéressées. Ils n’admettent pas qu’on découvre après eux de nouvelles vérités. Ils veulent avoir raison coûte que coûte. Leur veto est sans appel. Ce qui prouve qu’ils n’ont point l’esprit scientifique. Leur autoritarisme rejoint celui des théologiens : il ne vaut pas mieux.
Comment oserait-on parler d’une vérité scientifique, alors que tous les vrais savants répètent depuis Socrate : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » ? Voilà une vérité que l’on ne peut nier : nous ne savons rien, ou presque, du monde qui nous entoure. Nous avons beaucoup de connaissances, mais peu de certitudes. Nous tâtonnons dans les ténèbres. Sans proclamer, avec Brunetière, la faillite de la science, pensons avec Einstein qu’elle n’est pas infaillible. Nous nageons dans la relativité. Soyons prudents. Comme Descartes, n’affirmons rien au hasard, faisons la preuve des vérités que nous avançons.
Le terrain de la morale est encore plus mouvant que celui de la science. « Trois degrés d’élévation du pôle changent toute la jurisprudence », au dire de Pascal, qui ajoutait : « Vérité en deçà, erreur au-delà », deux peuples voisins n’ayant ni les mêmes mœurs ni les mêmes habitudes. À plus forte raison les peuples que séparent les distances, en dépit des découvertes qui peuvent les rapprocher. Ce qui est moral ici cesse de l’être plus loin. Passé telle frontière, je ne suis plus punissable si j’accomplis tel geste que la morale d’en face répudie. Comment dès lors y aurait-il en morale une Vérité stable et universelle ? Il faut cependant admettre qu’il est des lois morales valables pour tous les peuples. Vérités premières que l’homme ne peut nier sans se nier lui-même : le respect de sa propre vie est l’une d’elles.
Le pragmatisme, dont l’américain William James s’est fait le propagandiste, pose en principe cet axiome : « Est vrai tout ce qui est utile ». Pirandello a trouvé la formule qui convient à ce genre de vérité : « Chacun sa vérité ». D’où nous devons conclure qu’il y a autant de vérités que d’individus. Toutes ces vérités se combattent, se neutralisent, se rejoignent ou se complètent. Chacun se prétend « en possession de la vérité », et au nom de sa vérité, refuse au voisin le droit d’avoir la sienne.
Nul n’est en possession de la vérité, nul n’en détient le monopole. Cependant nous entendons chaque jour des gens affirmer ex cathedra qu’ils disent la vérité, que celle-ci sort de leur bouche, qu’ils sont dans le vrai, qu’ils ont raison, que quiconque ne pense pas comme eux est un traître, etc. Comment pourrait-on se reconnaître dans cette foire aux vérités où les charlatans qui ont le plus de bagout sont crus sur paroles ? Chacun cherche à imposer aux autres ses idées. Toutes leurs théories aboutissent au même résultat : l’exploitation de leurs semblables.
L’amour de la vérité dont se targuent certains hommes n’est que celui du mensonge plus ou moins déguisé.
O vérité, que de mensonges on commet en ton nom ! La vérité des uns n’est pas celle des autres. La vérité du politicien c’est de préparer sa réélection, la vérité de l’électeur c’est d’avoir une sinécure, la vérité du mercanti c’est de faire monter le coût de la vie, la vérité du gangster c’est de détrousser les passants au coin des rues, la, vérité du gendarme c’est de nous mettre la main au collet, la vérité du juge c’est d’envoyer au bagne un innocent, la vérité du moraliste c’est de mettre en pratique la maxime : « Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais », la vérité du croyant c’est de nous amener à partager sa foi, la vérité du diplomate c’est de « diviser pour régner », la vérité du producteur c’est de vendre le plus cher possible ses produits, la vérité du consommateur c’est de les avoir pour rien, la vérité du percepteur c’est de nous accabler de feuilles d’impôts, la vérité du fonctionnaire c’est d’éconduire le public, la vérité du patron c’est de faire travailler ses ouvriers, la vérité des ouvriers c’est d’en faire le moins possible, et ainsi de suite, du haut en bas de l’échelle sociale. Autant d’individus, autant de vérités. Exploiteurs et exploités, riches et pauvres, jeunes et vieux, savants et ignorants ont chacun sa vérité, ou plutôt, son mensonge.
Dans ce monde farci de contre-vérités, quelle sera notre vérité, et comment la dirons-nous si nous jugeons qu’elle est bonne à dire ?
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Notre vérité consistera à dire aux autres leurs « quatre vérités », à nous abstenir de prendre part à leurs querelles, de processionner en leur compagnie, de nous inféoder à un parti. Elle consistera à refuser d’accomplir tel geste de soumission pour en tirer des avantages, à tenir nos engagements, à ne jamais nous renier.
Notre vérité ne cherche pas à vaincre, mais à convaincre. Elle n’impose pas ses idées, elle se borne à les exposer. Notre vérité, c’est de rejeter tout autoritarisme, d’user de tolérance envers tous, de pratiquer l’entr’aide et la réciprocité, c’est de donner l’exemple d’une parfaite indépendance. Programme qui comporte certains risques si l’on songe que les autres s’opposeront par tous les moyens en leur pouvoir à ce que nous disions notre vérité.
Il sera nécessaire, pour la dire, d’user d’une technique appropriée. Dans l’intérêt même de la vérité, il sied d’être prudent (prudence que l’on ne saurait qualifier de lâcheté). Avec les brutes il n’y a rien à faire. Aucun argument ne les convainc. Quant aux autres, on peut toujours les ramener à la raison, si toutefois leur cerveau n’est pas complètement obnubilé.
Il faudrait, avant toute recherche, préciser le sens de certains mots. Chacun les interprète à sa façon, leur faisant dire ce qu’il veut. Ils ont un envers et un endroit. À la longue, ils finissent par s’user, comme les pièces de monnaie, dont l’effigie ne se voit plus. Ils perdent leur sens primitif. Le même mot n’a plus la même signification, selon qu’il est prononcé par un homme intelligent ou par un imbécile. Il peut faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal.
Ne nous servons des mots que pour exprimer des vérités. Ne leur attribuons pas un sens qu’ils n’ont pas. Ce serait trahir le langage, et justifier l’opinion d’un diplomate qui prétendait qu’il a été donné à l’homme pour mentir.
« Il faut avoir le courage de rechercher la vérité et de la dire », selon le mot de Jaurès. Ce courage, beaucoup d’hommes ne l’ont pas. Il faut peut-être encore plus de courage pour la dire que pour la rechercher, car on la dit aux yeux de tous, et on la recherche dans le silence de la tour d’ivoire.
Quand on a une opinion, on doit la défendre jusqu’au bout. On refusera toutefois de discuter avec un adversaire déloyal qui, pour nous embarrasser, tourne autour de la question. On ne discute pas avec un esprit faux ou un illuminé.
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Il y a quelque chose de plus courageux que de rechercher la vérité. C’est de reconnaître ses erreurs et de les réparer.
L’important, en toute chose, c’est d’être sincère. Alors, on a la conscience tranquille. On n’a rien à se reprocher.
Toute vérité est bonne à dire, seulement il y a la manière, et cette manière importe plus peut-être que la vérité, car c’est d’elle que dépend sa victoire ou sa défaite.
La vérité est bonne à dire dans certaines circonstances, elle ne l’est pas dans d’autres. On saisira l’instant propice pour la dire, car il est des moments où la dire ne servirait à rien et lui nuirait plutôt. Toute maladresse est à éviter, dans son intérêt même. On peut, en résumé, formuler cette règle : « Toute vérité qui fait du bien est bonne à dire, toute vérité qui fait du mal ne l’est pas ». On devra avoir assez de jugeote pour les distinguer l’une de l’autre.
Il y a des vérités qu’il faut dire en public et d’autres qu’il faut garder pour soi. Il en est que l’on ne doit dire qu’à un petit nombre de personnes qui ont intérêt à les connaître parce qu’elles ne concernent qu’elles. Il en est enfin que l’on ne doit qu’à une seule personne, l’intérêt public cessant ici d’être en jeu.
On ne doit la vérité qu’à ceux que l’on aime, disait Lacordaire. J’estime qu’on la doit aussi à ceux que l’on n’aime pas. On la doit aux renégats, aux fantoches, aux girouettes. On la doit aux faux bonshommes qui, de quelque nom qu’ils s’affublent, méritent qu’on les mette au pied du mur. On la doit au troupeau comme à l’élite. On la doit à tous et à toutes. La vérité tombe où elle peut, sur un bon ou un mauvais terrain, elle frappe à toutes les portes, qui, toutes, ne s’ouvrent pas devant elle. L’important, c’est de l’avoir dite.
La spirituelle Madame du Deffand avait un mot profond : « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, mais elles sont bonnes à entendre ». En quoi elle reconnaissait la nécessité malgré tout de les dire, car les dire c’est encore se rendre utile à la collectivité.
Rechercher la vérité, c’est déjà l’avoir trouvée. C’est avoir un but dans la vie, un idéal que l’on s’efforce de réaliser. Idéal de perfectionnement et de maîtrise individuelle qui profite à soi-même autant qu’aux autres.
« Il faut croire à une vérité au moins temporaire, — écrivait dans l’Encyclopédie anarchiste la doctoresse Pelletier — pour trouver dans l’action un sens à la vie ». Rousseau avait pour devise : Vitam impendere vero (consacrer sa vie à la vérité). Faisons comme Jean-Jacques : consacrons notre vie à la vérité, qui est avant tout notre vérité.
« O vérité, sincérité de la vie », affirmait Renan. Deux vocables qui signifient au fond la même chose. Ils se complètent. Ce qui tombe sous les sens, ce que l’on ne saurait nier, ce qui résulte de l’observation et de l’expérience, voilà la sincérité de la vie, la leçon qu’elle nous donne et qui permet à notre vérité de se manifester.
« Il faut toujours dire la vérité, quelles qu’en soient les conséquences », prétendait Clemenceau. En quoi il exagérait, toute règle comportant des exceptions. Est-il bon de la dire quand c’est s’exposer à la mort, en y exposant en même temps les siens ? L’ère des martyrs est close. Évitons de la rouvrir. Notre vérité, c’est de vivre. « Quelles qu’en soient les conséquences ? » cela dépend. Elles peuvent aller à l’encontre du but que l’on veut atteindre. Vais-je dire à mon meilleur ami qu’il va mourir ? Ce serait hâter sa fin. Si pénible que ce soit pour moi de lui cacher la vérité, ce serait encore plus pénible pour moi de la lui dire.
Pour dire la vérité, il y a la manière, disions-nous. Évitons de tomber dans les pièges que nous tendent ses adversaires pour nous empêcher de la dire. La vérité sera d’autant plus apte à faire son chemin que nous l’aurons préservée des embûches qu’ils cherchent à semer sous ses pas. On peut la dire pleine et entière en usant de métaphores et de circonlocutions. Ainsi fit le bon La Fontaine en prêtant aux bêtes le langage des hommes. Ainsi firent tous ceux qui, sous un régime de terreur, ont eu quelque chose à dire. Sous le voile de l’allégorie, la vérité a traversé les siècles.
« La vérité se discute à froid, mais se crée à chaud », remarque Jean Rostand. La recherche de la vérité ne s’effectue pas à la légère. Elle demande de la réflexion, du calme, de la patience. Elle se méfie des, affirmations hasardeuses. On doit l’aborder avec sang-froid, oser la regarder en face et s’incliner devant elle. Elle se manifeste alors avec d’autant plus de force qu’elle a été plus longtemps mise à l’épreuve. Elle se crée à chaud, dans la conviction de celui qui l’affirme et son obstination à la défendre.
« Nous portons en nous-mêmes notre vérité » (Charles-Louis Philippe). Cette vérité se confond avec notre existence quotidienne. Elle a sa source dans nos joies comme dans nos douleurs. Elle est l’affirmation d’un « moi » qui n’est ni neutre ni amorphe, mais qui s’efforce de tendre toujours vers une libération plus complète.
Cherchons la vérité en observant le réel, en n’affirmant rien dont nous ne soyons absolument sûrs, en ne tenant point de propos incohérents, en n’obéissant qu’à notre conscience, en réformant notre mentalité, en mettant nos actes en harmonie avec nos théories. Cherchons-la au fond de nous-mêmes, et peut-être la trouverons-nous dans le secret de notre cœur, à force de volonté et de patience. Il n’y a point d’autre vérité. Tout le reste est littérature.
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