La Presse Anarchiste

Revue des Revues

Je crois que je ne sau­rai jamais assez bien expri­mer la joie que me cause cha­cun des copieux Cahiers d’aujourd’hui (27, quai de Gre­nelle, Paris).

Voi­ci une revue d’une pré­sen­ta­tion impec­cable et dont le conte­nu vaut l’habillement. Ce qui est rare. Chose encore plus rare on sait, admi­ra­ble­ment, y dire ce que l’on pense, par­fois d’une façon féroce. Cela m’enchante.

Je viens de rece­voir le numé­ro 10. Il est consa­cré à des Por­traits plai­sants de diverses per­son­na­li­tés artis­tiques et lit­té­raires. Je ne puis les citer toutes. René Arcos parle de Romain Rolland :

« Voi­là l’homme de la plus grande patrie et de l’affection totale tel que le chan­ta Whit­man — le libre citoyen du monde, le com­pa­gnon fra­ter­nel à tous, le maître sans dis­ciples qui pour tout prêche vous dira : « Soyez vous-mêmes. » Oui, mais il met mal les vir­gules, minaude l’esthète de sérail. C’est, voyez-vous, qu’il a mar­qué rude­ment nos finas­siers, rou­blards, esco­bars et jean-jean de lit­té­ra­ture. Et cette engeance a le res­sen­ti­ment féroce. »

Fla­minck et un peintre presque célèbre. Je ne connais pas ses toiles mais j’aime fort ses écrits. J’ai déjà cité ici son remar­quable article sur Guillaume Apol­li­naire. Aujourd’hui, il nous entre­tient de Léon Werth :

« Un tendre, un sen­ti­men­tal qui a des sen­ti­ments, qu’une injus­tice et une sale­té révoltent. Une psy­cho­lo­gie un peu dou­lou­reuse, car appro­cher le plus près pos­sible de la vie est chez lui une obsession.

Dans sa bouche les mots n’ont pas plu­sieurs signi­fi­ca­tions, plu­sieurs sens : Werth est un homme qui sait dire oui, qui sait répondre non.

Ces deux mots chez lui ne sont pas élas­tiques, incon­sis­tants : ces mots ne veulent pas dire : on ver­ra demain, je n’ai jamais dit cela, je réflé­chi­rai, peut-être bien, je ne me rap­pelle plus.

La conscience de Werth c’est une grande ligne de che­min de fer. C’est tout droit, direct, pas d’embranchements, pas de bifur­ca­tions. Il se rap­pelle tou­jours ce qu’il a écrit, ce qu’il a dit. Impos­sible de le prendre en contra­dic­tion avec lui-même.

N.-B. — Signes par­ti­cu­liers ; il n’aime pas les salauds et n’est pas déco­ré de la Légion d’honneur. »

Hen­ri Béraud qui est de la par­tie, parle des jour­na­listes. Et à côté de choses très sen­sées, il exa­gère un peu par­fois. Écou­tez-le par­ler du jour­na­liste deve­nu célèbre :

« Il se règle lui-même comme un lami­noir à boni­ment. Il s’use. Il jette au vent le meilleur de lui-même. Ce qu’il dépense en un an d’esprit, de savoir, de juge­ment, — et de gram­maire — suf­fi­rait à assu­rer la car­rière de trois cent soixante-cinq André Gide. Mais il est jour­na­liste. On ne mêle pas les genres. Il écrit pour l’oubli. Et l’oubli vien­dra, il vien­dra plus vite pour l’ouvrier de lettres, pour le mâle géné­reux de son cœur et de son ouvrage, que pour tel ou tel petit bour­geois de la Nou­velle Revue fran­çaise, dont les per­met­tâtes, les mal­gré que, les voire même, et autres déli­ca­tesses, enchantent les der­niers gla­dia­teurs de l’art pur… »

Hum ! M. Hen­ri Béraud entre les pirouettes de M. André Gide et les repor­tages du Petit Pari­sien, savez-vous que nous hési­tons à choi­sir ! Et le « male géné­reux de son cœur » comme vous vous dési­gnez si modes­te­ment, nous semble sur­tout géné­reux de copie bien rétribuée.

Plus loin, on raille gen­ti­ment la toute blonde Mme Aurel, à la voix cris­tal­line. On cite copieu­se­ment les Lettres du Lieu­te­nant de vais­seau Dupo­ney que M. André Gide pré­fa­ça et fit édi­ter. Il faut noter cela et le répandre. Écou­tez, braillards d’union sacrée, socia­listes voteurs de cré­dit, par­ti­sans de la Guerre du Droit, écou­tez les aveux d’un galon­nard de la Guerre du Droit :

« J’ai, par­mi mes hommes, quelques échap­pés des Bourses du tra­vail qui suivent mes allées et venues de l’œil peu tendre du tigre sous bar­reaux, et l’esprit encore plein de leurs ren­gaines anar­chistes ; mais, s’ils m’observent, je les ai moi-même encore bien plus à l’œil, et dès qu’ils bronchent, je sou­mets leur digni­té d’électeurs conscients aux pires ava­nies… Ces pro­lé­taires éclai­rés sont d’ailleurs en petit nombre et les bons ayant déci­dé­ment pour eux le vent et la marée — je veux dire : les per­mis­sions de faveur ; les paquets de tabac et les vête­ments de la Croix-Rouge — le reste de la com­pa­gnie semble avoir recon­nu les avan­tages de la ver­tu et les dan­gers du vice. La besogne est d’ailleurs bien sim­pli­fiée par l’autorité sans réplique que prend à la guerre un capi­taine de compagnie. »

Huit jours après, le lieu­te­nant Dupo­ney ajoute :

« Nos hommes sont en géné­ral tou­jours bien vaillants, sauf quelques anar­chistes et autres échap­pés des Bourses du Tra­vail aux­quels j’ai appli­qué ma méthode la plus rigou­reuse et qui, pour la plu­part, ont déjà fait place nette… Pour cet élé­ment véri­ta­ble­ment pour­ri par l’idéal maté­ria­liste des Jau­rès, il ne reste que les coups de pieds et de triques. Tu peux croire qu’ils n’en sont pas privés. »

Je m’en vou­drais de pié­ti­ner ce qui n’est même plus une pour­ri­ture : il me sera tout de même per­mis d’ajouter que M. Dupo­ney ayant été tué en 1915 sur l’Yser, nous fûmes débar­ras­sés d’un beau sali­gaud. Mais la guerre n’a pas tué que ceux-là, hélas ! Ce sera notre éter­nel regret.

Pour en finir, je veux citer l’opinion de Georges Bes­son, direc­teur des Cahiers d’Aujourd’hui sur la Gar­çonne de Vic­tor Mar­gue­ritte, opi­nion qui se rap­proche assez de la mienne :

« Il y a des livres ennuyeux pour ceux que peut encore inté­res­ser la poli­tique radi­cale ; il y a des livres éro­tiques, sou­vent bien faits, dans des librai­ries spé­ciales. La Gar­çonne est un livre ennuyeux, triste, mal écrit, et ce n’est pas un livre cochon. M. Vic­tor Mar­gue­ritte ne doit pas être pour­sui­vi, comme il le sou­haite, pour outrage aux bonnes mœurs, mais pour trom­pe­rie sur la mar­chan­dise annon­cée et ses amis et les cri­tiques ver­tueux cou­pables de publi­ci­té devraient être incul­pés de complicité. »

[|* * * *|]

Albin a consa­cré l’un de ses Cro­quis brefs (4, rue Chau­mais, Lyon) au cama­rade E. Armand. Il le défi­nit de façon brève mais fort juste : « Une tête de mis­sion­naire en vadrouille, avec des yeux malins. Tou­jours dis­trait ou son­geur, il semble ne jamais faire atten­tion à ce qui l’environne, mais il voit et entend tout… 

Armand n’est pas de ceux dont tout l’anarchisme consiste à ne pas fumer, ne pas boire d’alcool et ne pas pro­créer. Il ne nie pas la valeur de l’abstinence mais il n’admet pas que l’on en fasse un dogme. Épi­cu­rien, il entend prendre ses plai­sirs où il les trouve, sans autres consi­dé­ra­tions que le res­pect de la liber­té d’autrui. Il consi­dère la vie comme une suite d’expériences et non comme une machine réglée d’avance et une fois pour toutes. »

[|* * * *|]

Gram­ma­ta est une revue grecque, parais­sant en Égypte (B.P. 1146 Alexan­drie). Elle publie un sup­plé­ment fran­çais. Dans le der­nier cahier reçu, Fer­nand Des­près rend compte d’une confé­rence de P.-J. Jouve sur Les poètes de l’Abbaye et la Guerre. Fer­nand Leprette brosse à grands traits Un aper­çu des Lettres fran­çaises en 1921 : aper­çu très com­plet et qui four­mille de juge­ments sym­pa­thiques, sage­ment éloi­gnés de tout par­ti pris mais témoi­gnant néan­moins d’une rare indé­pen­dance d’esprit. Rete­nons-en l’introduction :

« Il est inutile, hélas ! de pleu­rer la dou­ceur de vivre de 1914. On le sait. L’homme eut alors la révé­la­tion de la for­mi­dable emprise de l’engrenage social. Une pous­sière d’individus n’était que pous­sière. L’individu était pri­son­nier. Pri­son­nier et esclave. Libre esclave ! naturellement.

Romain Rol­land dites-vous ? Qu’eut-il fait en France et mobilisable ?

Per­du dans la guerre, l’individu décou­vrit le dan­ger des seules spé­cu­la­tions de l’esprit. Il apprit la valeur des ver­tus pra­tiques. Il recon­nut que sans ces prin­cipes enra­ci­nés au plus intime de l’être et mis quo­ti­dien­ne­ment à l’épreuve, l’esprit le plus fin était sou­vent le plus sen­sible et le plus vite affo­lé, comme l’aiguille d’une bous­sole au voi­si­nage de l’aimant. Il ne vou­lut plus seule­ment être un homme intel­li­gent, mais un caractère. »

[|* * * *|]

Qui croire désor­mais. Voi­ci deux revues libres que je crois éga­le­ment sin­cères et désintéressées.

Dans le numé­ro de novembre 1922 de l’Idée libre (à Conflans-Hono­rine, S.-et‑M.) on note que sur le nombre total des auto­mo­biles exis­tant dans le monde entier, 83 % se trouvent aux États-Unis. Et on rap­pelle que « les États-Unis ont tou­jours été la terre clas­sique de l’abstinence et que leur vita­li­té n’est pas absor­bée comme la nôtre par le bis­trot. » (Je ne com­prends pas fort bien le rap­port entre les auto­mo­biles et l’antialcoolisme, mais passons !)

[|* * * *|]

Dans le numé­ro d’octobre 1922 des Vaga­bonds (232, rue Gari­bal­di, Lyon) le cama­rade Cham­pion parle de la Pro­hi­bi­tion qui tue. Ce n’est plus du tout le même tableau idyl­lique. La « terre clas­sique de l’abstinence » nous appa­raît plu­tôt le pays des saou­lards. Écou­tez ceci :

« Il a suf­fi de défendre l’alcool, de faire une loi inter­di­sant sa vente en public pour qu’aussitôt sur­gissent dans presque tous les vil­lages des dis­til­le­ries clan­des­tines qui dis­til­lent les poi­sons les plus vio­lents, que des indi­vi­dus peu scru­pu­leux mettent en cir­cu­la­tion les pro­duits les plus hété­ro­clites, les acides les plus vio­lents, tuant aus­si sûre­ment que le poi­gnard de l’apache.

Mais le com­merce est bon : la fraude, si elle com­porte des dan­gers, a de bons rap­ports et la mar­chan­dise est enle­vée à n’importe quel prix.

[|……………………………………………………………………………………………|]

Qu’on jette un coup d’œil sur les grands jour­naux amé­ri­cains : il ne se passe pas de jour que l’on ne voie des drames san­glants de l’alcool et les jours de grandes fêtes, comme Noël ou le 4 juillet, c’est par mil­liers que l’on compte les victimes.

Les pri­sons et les asiles d’aliénés alcoo­liques regorgent de pen­sion­naires au point qu’il fau­dra, pour peu que cela conti­nue, agran­dir toutes les mai­sons publiques des­ti­nées cl rece­voir le déchet humain. »

Et mal­gré les faits, mal­gré l’expérience, les pro­hi­bi­tion­nistes s’entêtent, au point que l’on serait ten­té de croire que leur but n’est pas la lutte contre l’alcool mais bien plu­tôt l’intoxication totale de tout un peuple. »

[|* * * *|]

M. J. Azaïs repro­duit dans ses der­niers Essais cri­tiques (30, rue de Cli­chy, Paris) cette phrase de J. de Maistre : « Celui qui veut une chose en vient à bout ; mais la chose la plus dif­fi­cile dans le monde, c’est de vou­loir. » Recon­nais­sons une fois de plus qu’il a vou­lu faire une revue indé­pen­dante et inté­res­sante : il réus­sit étonnamment.

Dans le der­nier cahier, il exa­mine sans aucune flat­te­rie les poèmes de M. Paul Valé­ry dont il trouve la renom­mée bien sur­faite, et une abo­mi­na­ble­ment ridi­cule pièce de M. Mor­tier, Pen­thé­si­lée, qui fut jouée à l’Odéon.

À pro­pos du récent dépla­ce­ment de M. Bar­thou, il note de savou­reuses réflexions :

« Nous avons un nou­vel exemple des grâces par­ti­cu­lières que le suf­frage uni­ver­sel confère à ses élus : il les rend aptes à tout. En même temps, il les dote d’une mobi­li­té qui leur per­met de ne pas trop s’attarder dans les mêmes situa­tions et de ne pas s’encroûter dans la routine…

… Il n’est pas juste en effet, on le recon­naî­tra, qu’un homme d’État reste can­ton­né dans un dépar­te­ment. Comme on doit s’ennuyer dans un minis­tère si on ne change jamais ! Est-il équi­table que cer­tains se pavanent place Ven­dôme, à deux pas de l’Opéra, alors qu’on trouve des ministres jusque sur le bou­le­vard de Mont­par­nasse, au diable vau­vert ? Que dirait-on d’un garde des sceaux qui ne sau­rait gar­der que les sceaux ? que c’est un cré­tin ? on aurait bien rai­son. Tan­dis qu’en cou­rant d’un rôle à l’autre, nos maitres montrent leur génie uni­ver­sel. Le voi­ci à la tri­bune dis­cu­tant sur la for­ma­tion d’un esca­dron de cava­le­rie, rele­vant les géné­raux, don­nant des ordres de bataille. Demain, il fixe­ra le prix des pommes de terre, en clouant d’arguments irré­sis­tibles le bec des agri­cul­teurs. Quelques jours encore et il expli­que­ra au direc­teur de la Banque de France pour­quoi il faut aug­men­ter la cir­cu­la­tion fiduciaire !

[|* * * *|]

Dans la der­nière Chro­nique de l’Ours (39, rue de Châ­teau­dun, Paris) Maxi­mi­lien Gau­thier nous entre­tient de Gabriel Belot. Sachons-lui gré d’aider un peu ce peintre-gra­veur sur bois, poète et pro­sa­teur que la cri­tique offi­cielle aus­si bien que le « nou­vel art » vou­draient bien pas­ser sous silence.

On nous rap­pelle la rude vie de cet ouvrier auto­di­dacte, ses longues luttes contre la famille, la socié­té, etc. Le cahier est excel­lem­ment orné de plu­sieurs des­sins, bois gra­vés, repro­duc­tions de pein­tures de Gabriel Belot. Il y a notam­ment ce bel ex-libris : La cage ouverte : une cage est accro­chée à la fenêtre d’une man­sarde, auprès d’un pot de fleurs et d’un vase avec des pois­sons rouges. La porte en est ouverte et juché sur elle, l’oiseau libre chante au soleil. De la lumière, de l’humble joie, le para­dis des humbles choses, comme dit, quelque part, Gabriel Belot.

Concluons avec M. Gau­thier : « Gabriel Belot, gra­veur et peintre, n’a certes pas don­né encore toute sa mesure ; renon­çant pour aujourd’hui, à mon habi­tuelle méthode, je n’hésite pas à affir­mer, sans autre preuve, que je te sens capable de grandes choses. Et puis, de qui, par­mi nous tous, pour­rions-nous dire : son cœur, plus pur encore que son art ; sa vie, plus admi­rable encore que son œuvre ? »

[/​Maurice Wul­lens./​]

La Presse Anarchiste