La Presse Anarchiste

Causeries…sur le tourment de l’avenir

Mon ami D…, esprit inquiet et mobile, est le meilleur homme du monde que sa bon­té, sa sen­si­bi­li­té, sa soif de jus­tice, incli­nèrent dou­ce­ment vers l’idéal anar­chiste. – La Socié­té Future, il l’espère, la désire, et vou­drait la vivre par avance si… Ah ! qu’il doit y faire bon, dans l’Éden rêvé, le pays de l’âge d’or où les hommes enfin sages, tra­vaille­ront en com­mun, sans heurts, sans concur­rence : dans la joie de l’heure har­mo­nieuse et la sécu­ri­té du lendemain !

Oh ! Socié­té aimable, sou­riante, indul­gente, dont serait ban­ni l’égoïsme avec ses inté­rêts par­ti­cu­liers, ses mes­quines riva­li­tés ; où les hommes pour­raient, dans l’abondance et le bon­heur de vivre, culti­ver leurs dons et leur intel­li­gence. Joie ! joie ! Fêtes plus belles que celles de la Grèce antique ! Paci­fiques pæns ! Apo­théose de l’harmonie féconde par l’universelle fra­ter­ni­té dans la liber­té – qui ne sera plus un vain mot ! – lorsque cha­cun sau­ra la dis­ci­pli­ner, la sou­mettre libre­ment aux fins pour­sui­vies par la col­lec­ti­vi­té consciente de ses destinées.

Et l’ami D… se laisse glis­ser sur le tobog­gan de son ima­gi­na­tion. Il finit paf tou­cher terre et se réveille dans le noir. Chute atroce, bru­tale ! Le doute l’envahit : les argu­ments mille fois repous­sés, l’assaillent, s’imposent à son esprit : Ce serait trop beau, vrai­ment ! Les hommes sont inca­pables, indignes d’un si grand bonheur.

L’altruisme ? – Allons donc ! – Regarde autour de toi : des loups qui se mangent entre eux. Des appé­tits, des égoïsmes, des lâche­tés sans nom ! Et cela, ain­si, depuis les temps ! – C’est le fond même du cœur humain. Les anar­chistes sont des illu­mi­nés, des naïfs, des jobards !

Arri­vé à ce point, sombre, agres­sif, il éprouve le besoin de venir me voir.

– Tout ça, mon vieux ! évo­lu­tion, pro­grès, har­mo­nie, – quoi encore ? des blagues ! Les hommes sont trop canailles, trop bêtes. Et puis, la lutte, la concur­rence, la guerre, ils aiment ça ! Orgueil, vani­té, ambi­tion, y trouvent leur compte, et rien n’arrachera jamais cela du cœur de l’homme. Au fond, vois-tu, l’anarchie est une fumis­te­rie. Qu’offre-t-elle ?

Une Cité du Soleil hypo­thé­tique, loin­taine, dont per­sonne encore n’a su défi­nir, des­si­ner le plan : Avoue-le ! On bâtit sur le sable, et la socié­té future est un châ­teau de cartes que ren­verse le vent des réalités.

– Mais enfin ! lui dis-je, Prou­dhon, Bakou­nine, tant d’autres, ont depuis long­temps répon­du à cette objec­tion, tant, d’autres encore – Relis, rafraî­chis ta mémoire ; médite, fais un effort. L’évolution bien que d’aucuns la nient, est un fait indé­niable. Que reproches-tu à l’idée anar­chiste ? Tu vou­drais qu’on te pré­sente le monde de demain sur un pla­teau, peut-être ? Il m’interrompit, impatienté :

– Tu me ren­voies aux pro­phètes et tu me réponds par des mots ! Des mots, tou­jours des mots ! Rien de pré­cis, rien de concret. Tes pro­phètes, ils savent sur­tout cri­ti­quer : leurs ana­thèmes sont sans doute élo­quents, mais je vou­drais que, des­cen­dus de leur Sinaï, ils nous fassent connaître, un peu mieux l’organisation, les méthodes, les réa­li­tés en un mot, pra­tiques et cer­taines de ce monde nou­veau vers lequel ils se flattent de pou­voir nous conduire. Est-ce trop demander ?

– Non pas. Il est fort légi­time de pré­voir, pré­pa­rer. Mais, de là, for­mu­ler une anti­ci­pa­tion !… À la rigueur, un Wells, un fai­seur de romans sau­rait te satisfaire !

– Tu te moques ! Cepen­dant c’est un droit de savoir. Avant de s’embarquer pour un pays loin­tain, il est au moins pru­dent d’en connaître un peu plus les cou­tumes, l’histoire, et la géographie.

– Bien sûr ! et si les lemmes y sont noires, blondes ou brunes.

– Ton impuis­sance à répondre se dérobe sous des sarcasmes !

– J’avoue mon impuis­sance sem­blable, à celle de cer­tain liber­tin, grand fai­seur de libelles qu’une belle mar­quise inter­ro­geait un jour : « Com­ment, lui disait-elle, non sans imper­ti­nence, – com­ment ira le monde, lorsque les théo­ries de Mes­sieurs vos amis, les phi­lo­sophes, pré­vau­dront ! En sera-t-il meilleur ?

– Pour cela, je ne sais, – répli­qua-t-il – au sur­plus, il ne sau­rait aller plus mal, et vous avez loi­sir d’aller consul­ter là-des­sus Mlle Julie, la pytho­nisse en vogue qui demeure par là, en la rue du Chat-Per­ché. Elle et per­sonne adroite qui sau­ra vous répondre. Elle vous pré­di­ra peut-être, comme
Caglios­tro le fit à la reine, dit-on, que des méchants adeptes de la phi­lo­so­phie vous cou­pe­ront le cou. N’en trem­blez pas d’avance !… De longs jours pas­se­ront avant ce cruel évé­ne­ment. Et puis, il est conso­lant de savoir com­ment on doit finir…

Pen­dant que je citais cette sotte réponse, la porte de ma chambre, a bat­tu. Avant que j’eusse fini, l’ami D… s’est esqui­vé comme une ombre, me lais­sant per­plexe de savoir s’il avait empor­té avec lui son cafard.

Nous le retrou­ve­rons à la pro­chaine occa­sion, car D… est bon gar­çon, et ses incer­ti­tudes ont des formes diverses.

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