L’idole esquimau et la foudre céleste
En un lieu solitaire du détroit d’Hudson, l’extrême nord de la presqu’île du Labrador, existe une mission catholique appelée Koartak, qui évangélise les Esquimaux et que dirige le Révérend Père Steinman, oblat de Marie-Immaculée.
Quiconque a la moindre teinture de la langue allemande sait que Steinman signifie « L’homme de pierre », comme Staline signifie l’homme d’acier.
Après treize ans d’apostolat, le R.P. Steinman aspira à revoir la France et décida de mettre ce séjour à profit pour accomplir un pèlerinage à Notre-Dame du Sacré-Cœur d’Issoudun, qui est le siège de l’archiconfrérie.
Avant son départ, les Esquimaux le chargèrent de déposer, en cette basilique, un ex-voto rédigé en langue et en caractères indigènes, et le premier soin du missionnaire fut de s’acquitter de ce geste de piété en remerciement à l’adresse de la Vierge qui les avait comblés tous, apôtres et catéchumènes, de son efficace protection.
Or, la basilique du Sacré-Cœur d’Issoudun avait ceci de particulier qu’elle était surmontée d’une éminente statue, un homme de pierre qui, par analogie, ne pouvait sembler qu’un bienfaisant symbole aux yeux du R.P. Steinman.
C’est alors que se produisit le miracle ; car tout ce qui vient de la providence n’est-il pas miracle ? Les Pères avaient négligé de munir leur clocher d’un paratonnerre, dont la présence eût paru au Tout-Puissant un témoignage d’injurieuse méfiance.
En effet, qui se confie à Dieu ne saurait redouter la foudre ; et se reposer du soin d’en protéger l’église sur un vulgaire paratonnerre eût été indigne de gens qui lui attribuent, au contraire, une vertu d’universelle protection. Concevrait-on que l’asile divin recourût aux artifices d’une sécurité profane ?
Le 21 février 1951, à six heures vingt du matin, c’est-à-dire quelques heures après le dépôt de l’ex-voto esquimau par le R. P. Steinman en la chapelle du Sacré-Cœur, un coup de tonnerre formidable, très insolite en pareille saison, éclata sur la basilique, et la foudre, tombant sur la statue de pierre, la décapita instantanément.
Cette statue était célèbre fort loin à la ronde. On lui vouait un culte un peu partout, mais les vieux vignerons républicains, du temps jadis, l’avaient baptisée, une fois pour toutes, localement, en lui donnant le nom de « Bonhomme Tire-Sous », bien avant qu’elle fût devenue une idole esquimau.
Fort peu croyants, démolissant avec un simple sobriquet les emblèmes que les préjugés faisaient vénérables et sacro-saints, ces vignerons d’autrefois s’en laissaient peu imposer par les cérémonies et les apparences ; pour eux, le Sacré-Cœur, c’était le « Bonhomme Tire-Sous », et cet ironique surnom ramenait à ses justes proportions la chose devant laquelle les crédules se prosternaient.
Pourtant, s’ils avaient raillé la statue, ils ne l’avaient point brisée ; l’idée, ni l’envie, ne leur en était jamais venue. Ce geste iconoclaste, ce fut la foudre du ciel qui l’accomplit.
Quelques anticléricaux ont ri de l’accident : « Quoi ! disaient-ils, Dieu et Marie, qui nous protègent, ne savent pas se protéger eux-mêmes ! est-ce l’électricité des deux hommes de pierre — le Steinman et le Bonhomme Tire-Sous — qui a produit cette étincelle si fatale à l’un d’eux ? »
Hommes de peu de foi, qui n’ont point compris que l’archiconfrérie aura le dernier mot ! L’occasion est trop belle.
Une quête pour restaurer la statue produira dix fois plus d’argent qu’elle n’en a rapporté avant sa décollation par un matin d’orage.
Déjà, un journal qui fait très « Semaine Religieuse » a écrit qu’il faudrait « reconstruire le clocher » qui, indiquons-le, date du Second Empire et n’a aucune valeur artistique ; et le même journal est demeuré muet sur l’urgence qu’il y avait à réparer les dommages, causés par le même orage, à une cité ouvrière où plusieurs familles ont été momentanément privées d’abri, tels des Esquimaux dont le dégel disloque l’igloo.
Les malheurs d’une statue de pierre vont émouvoir bien autrement la « civilisation chrétienne » que toutes les calamités dont souffrent les créatures humaines en leur méprisable chair. Coupée en deux, l’idole fera affluer des donsbeaucoup plus copieux que lorsqu’elle était entière. Avec la souscription, lesPères pourront en faire construire au moins six !
Le Bonhomme Tire-Sous est mort, vive le Bonhomme Tire-Sous !
La liberté de la presse, notre douce marotte
En une suite d’articles accueillis par cette revue, nous avons préconisé une formule de journal qui permettrait à chacun de bénéficier d’une information complète et de publier son opinion ; bref, qui ferait du journal ce qu’il devrait être : le moyen pour ses lecteurs d’être renseignés et d’exprimer ce qu’ils pensent.
Nous envisagions un journal dont les pages d’informations seraient résolument objectives, tandis que des pages intérieures seraient mises à la disposition de ceux qui ont quelque chose à dire.
Cette formule, disons-le, n’existe nulle part à l’état pur. Cependant, il en existe des préfigurations. Dans le numéro deux de Publicité-Presse-Libre du 15 mars 1951, M. Max Rolland, parlant du journal technique américain Editor and Publisher, qui paraît à New-York, écrit :
« Les opinions et points de vue sont systématiquement relégués dans une page spéciale portant le titre Commentaires, car, suivant la conception américaine, le reste ne doit être que de l’information objective, le rôle de la presse étant fondamentalement de rapporter les faits, en les séparant nettement de l’éditorial. »
II s’agit là d’un organe technique spécialisé ; et nous ignorons si ses « commentaires » sont à sens unique ou multiple. Mais il n’est pas difficile d’imaginer un quotidien d’information sur ce modèle, doté d’une très large discussion des faits.
Dans un récent numéro de L’Echo de la Presse, il est fait mention d’un projet qui a quelque parenté avec cette idée.
Voici un extrait de l’entrefilet qui lui est consacré par cette revue :
« M. Penoy, député M.R.P. des Ardennes, vient de déposer une proposition de loi tendant à « assainir l’information publique par voie de presse ». Ses dispositions laisseront rêveurs nombre de nos confrères. En effet, elles prévoient, dans un journal, deux parties. L’une comportera des informations diverses qui devront être d’une « exactitude absolue » avec indication de leur source : rédacteur, correspondant ou agence de presse. L’autre, intitulée : Libres Opinions, comportera les commentaires du journal, avec renvoi aux informations qui les ont provoqués. La proposition a été renvoyée à la Commission de la Presse. »
La proposition de loi de M. Penoy montre que l’idée est dans l’air, et non point seulement dans notre esprit, ce qui risquerait de nous alarmer sur sa valeur.
Nous regrettons toutefois que ce soit la Commission de la Presse et le Parlement qui doivent en avoir la primeur ; en effet, c’est dans l’initiative privée, c’est dans la presse elle-même, qu’un tel projet eût dû naître, sans qu’il fût besoin que les gens au pouvoir eussent à statuer sur lui avant toute mise à l’essai. Que les députés en arrivent à projeter des formules nouvelles de journaux, voilà qui montre combien peu d’audace et de volonté d’entreprise réside de nos jours dans une presse vraiment bien malade.
La proposition de M. Penoy comporte une part d’illusion qui appelle nombre de réserves ; mais Défense de l’Homme n’est pas une revue spécialisée dans les questions de presse, nous ne nous y attarderons donc pas. Nous nous bornerons à dire qu’il est navrant de voir proposer au gouvernement des mesures pratiques qui n’ont jamais encore été amorcées sérieusement à la base, et que nous redoutons, naturellement, cette légalisation prématurée, et même anticipée, d’un état de fait inexistant.
Quant à l’«exactitude absolue », mieux vaut ne point épiloguer à son sujet ; car s’il est loisible à un député de réclamer l’exactitude chez les journalistes, il est bien permis à un journaliste de sourire de l’exactitude évoquée par un député.
À ce propos, nous rapporterons un petit fait généralement ignoré : le Révérend Père Cyr Contancin, qui passa une partie de son existence en Chine, et fut enterré à Cadix, à son retour de mission, étonna fort ses contemporains quand il leur révéla que la gazette de Pékin — c’était entre 1700 et 1730 — paraissait tous les jours sur soixante et soixante-dix pages. Le P. Contancin donna sur cette gazette des détails fort intéressants que condense en ces termes le professeur Romain Guignard dans une étude :
« C’était de l’information dirigée, elle était même dirigée avec une rigueur singulière. Les informations étant officielles, publiées au nom de l’empereur et sous la garantie du gouvernement, c’était un crime d’y apporter la plus légère modification. Seulement, elles s’inspiraient d’un souci de la vérité et de l’exactitude que l’on n’a pas toujours retrouvé aussi scrupuleux dans la presse des temps modernes. Ainsi, le P. Contancin rapporte que « deux écrivains, l’un employé dans un tribunal, l’autre dans la régie des postes, furent punis de mort pour avoir fait insérer dans la gazette quelques circonstances qui se trouvèrent fausses ». À ce régime-là, le métier de journaliste risquerait de devenir très dangereux. »
Bien que journaliste, je ne puis m’empêcher de trouver pertinente cette dernière remarque ; mais il faut avouer que les Chinois de l’an 1700 avaient bien des excuses à ne pas relater toujours la vérité, car pour emplir soixante-dix pages chaque jour uniquement avec des nouvelles exactes, à une époque où il n’y avait ni télégraphe, ni téléphone, où les journaux ne pouvaient posséder ni chronique sportive, ni rubriques publicitaires, ni aucune des matières qui font le succès de ceux d’aujourd’hui, il leur fallait beaucoup d’ingéniosité et d’imagination.
De nos jours, la presse n’a pas suffisamment le souci de l’exactitude des informations ; on sait tout le mal qu’ont pu faire des fausses nouvelles ; chaque guerre a été précédée d’une campagne de mensonges ; les dernières informations exagérées de la presse égyptienne au sujet du Maroc ont fait apparaître une fois de plus le danger des bobards alarmistes. La presse n’a pas non plus suffisamment le souci de la diversité des opinions. Toutefois, c’est une grande erreur que de supposer qu’en remettant à l’État le soin de trier la vérité et de punir les menteurs on remédiera au péril.
L’affaire de la Prensa à Buenos-Aires a montré comment s’y prend un dictateur quand il veut s’emparer des derniers bastions libéraux de l’opinion ; nationaliser la presse, c’est simplement en faire le diffuseur exclusif et officiel des mensonges du gouvernement, baptisés « vérités » du fait de leur officialisation. Je me défie de l’Etat juge de la vérité comme de l’Etat juge de l’innocence ou de la paix.
Les deux journalistes chinois dont parle le Père Contancin avaient peut-être publié une inexactitude ; peut-être aussi n’avaient-ils fait que donner un son de cloche différent du son de cloche gouvernemental et déplaire en cela à l’empereur. Des disgrâces de ce genre ont été vues souvent sous les régimes de force et de rigueur dont les temps contemporains ont fourni de nombreux exemples.
Cela n’excuse évidemment pas les journalistes des pays plus favorisés qui, ayant la possibilité de dire la vérité et de publier des opinions diverses, s’en tiennent à une seule version que leur organe reçoit mission d’accréditer et qui n’est que plus ou moins authentique.
Un correspondant de Reims m’a écrit et fait part de l’insuccès de ses démarches auprès de la presse quotidienne de cette ville pour faire entendre la version de la Fédération anarchiste sur l’affaire des gangsters de Lyon. Je ne suis nullement surpris de cet insuccès ; c’est le contraire qui m’eût étonné. Et c’est bien là le plus triste : les journaux avaient parfaitement la liberté de publier sur cette affaire des versions différentes, de la plus officielle à la moins orthodoxe, mais tous s’en sont tenus à la version type. Cela est de mauvais augure pour notre presse agonisante et pour notre liberté malade ; car lorsqu’on possède une liberté et qu’on n’en fait pas usage, c’est qu’on la dédaigne ; et une liberté dédaignée, le pouvoir ne tarde guère à la confisquer.
Autour de nous pullulent en effet, d’une part ceux qui, pouvant faire un bon et plein usage de la liberté de la presse, en usent avec des restrictions qui en compromettent l’exercice, d’autre part ceux qui, en en abusant, la déconsidèrent à dessein parce qu’ils rêvent de nous la ra vir un jour.
Un « ban » pour le général !
Je viens de lire dans une revue française un article écrit par un général qui raconte sa plus récente campagne et j’en suis tellement enthousiasmé que mon plus grand regret est de ne pouvoir le reproduire ici, le copyright s’y opposant. C’est la première fois que l’habileté tactique d’une manœuvre militaire me séduit à ce point ; et je suis tenté d’en oublier ces préjugés vieux jeu qui m’ont fait si avare d’éloges envers les têtes couronnées… de feuilles de chêne.
Pour que vous puissiez, vous aussi, partager mon admiration, je vous indiquerai que l’article en question a paru dans Science et Vie du mois d’avril 1951 (numéro 403) et qu’il est signé du général Ruby. D’ailleurs, à la page 237, vous verrez la photographie obligeamment communiquée par un journal de Saint-Etienne et qui représente le général Ruby lui-même, sur les pentes du mont Pilât, surveillant avec un de ses adjoints une des premières charges de l’opération.
Cette opération s’est appelée « l’opération pluie» ; voici en quoi elle consistait. Le barrage de la Rive, près de Saint-Chamond, est alimenté par le Ban, qui lui procure en bonne saison 1.800.000 mètres cubes d’eau ; or, à la fin d’octobre 1950, il n’en contenait que 41.000, tant la sécheresse était extrême ; toute l’industrie régionale était menacée d’un arrêt complet.
C’est alors qu’à la requête des industriels désemparés intervint le général Ruby, dont la stratégie s’employa à faire crever les nuages sur le bassin du Ban ; il avait à sa disposition une puissante artillerie paragrêle avec laquelle il effectua sur les cumulus des tirs de barrage répétés à l’aide d’obus-fusées remplis d’un mélange précipitant ; cette attaque par le canon était soutenue par des forces d’aviation ; celles-ci se composaient d’un seul avion qui, en fait de bombes, n’emportait que des pétards, mais si terrifiques qu’il suffit d’en faire partir quatre pour faire pleuvoir, moins de trois quarts d’heure après, sur le bi du bout du Ban.
Grâce au bombardement des nuages de la vallée du Ban, la cote du barrage de la Rive passa, en vingt jours, de 41.000 à 190.000 mètres cubes ; le ravitaillement en courant électrique était désormais assuré ; il avait plu presque chaque jour et pas une seule intervention, soit aérienne, soit terrestre, n’était demeurée sans résultat. Quand le canon se tut, le barrage était plein et l’armistice fut conclu entre le général Ruby et les giboulées.
Je suis persuadé que vous partagerez ma satisfaction d’apprendre qu’un général est, quand il le veut, si utile à son prochain. Qu’il devait être beau, le général Ruby, sur le champ de bataille de la Rive, guettant l’arrivée de l’ennemi, faisant signe à ses artilleurs d’ouvrir le feu et entouré de canons paragrêles qui pétaient de tous les côtés ! Un détaille nous restituera, j’espère, une scène si intéressante ; quant à moi, je ne suis pas loin de tenir le général Ruby pour un héros et la victoire qu’il a remportée, quoique météorologique, me passionne bien autrement que tous les triomphes sanglants auxquels tant de ses pairs se flattent d’avoir participé.
Souvent, je m’étais demandé ce qu’on pourrait bien faire des généraux le jour où, hors d’état de nuire, ils ne seront plus autorisés à faire couler le sang ; nous savons désormais quelle nouvelle et glorieuse carrière s’offre à eux : ils pourront toujours s’employer à faire tomber la pluie, grâce à laquelle, si les blés sont moins beaux sur les tombeaux, les épinards, en revanche, seront plus verts dans les jardins ; ils n’en seront pas moins dignes de porter des feuilles de chêne et de recevoir des lauriers et si on ne leur donne plus la croix de guerre, ils seront du moins en droit d’exiger celle du Mérite agricole.
Science et Vie nous précise que l’«opération pluie » est devenue familière aux habitants des Etats-Unis. Voilà donc, après son limogeage sensationnel, une magnifique fin de carrière pour le général Mac Arthur.
Pierre-Valentin Berthier