La Presse Anarchiste

Minimum vital ou prix de revient ?

En feuille­tant, l’autre jour, l’or­gane men­suel de la Fédé­ra­tion de l’É­du­ca­tion Natio­nale, nous avons, par hasard, décou­vert la liste, éta­blie au début de 1947 par la com­mis­sion du Conseil Supé­rieur, de tous les élé­ments ser­vant à la déter­mi­na­tion du mini­mum vital et du trai­te­ment de base des fonc­tion­naires ; elle com­prend l’in­di­ca­tion chif­frée des quan­ti­tés allouées annuel­le­ment à ceux-ci et elle porte comme men­tion qu’elle a été éta­blie en tenant compte des condi­tions d’exis­tence en période éco­no­mique nor­male et que les prix rete­nus lors de son éta­blis­se­ment ne pour­raient être modi­fiés pen­dant un laps de temps de deux ans.

On découvre, à l’exa­men de cette liste, des indi­ca­tions savou­reuses sur l’exis­tence d’un fonc­tion­naire telle que la conçoivent « ces mes­sieurs de la Direc­tion », et nous n’a­vons pu résis­ter à la ten­ta­tion de rele­ver quelques-uns des articles qui y sont men­tion­nés : le pois­son figure au cha­pitre du bud­get ali­men­taire pour 25 grammes par jour et le sel pour 7 grammes. Les légumes frais s’y voient repré­sen­tés pour 865 grammes et la viande pour… 55. À l’an­née, par exemple, le fonc­tion­naire type consomme 12 mètres cubes d’eau, use 1 sou­tien-gorge, ½ paire de pan­toufles, 15 de blai­reau, 220 de cou­ver­ture et 13 de bre­telles. Il n’a droit, au cha­pitre « Amor­tis­se­ment mobi­lier » à rien d’autre qu’à 125 de table de bois blanc.

Cepen­dant, nous ne cri­ti­que­rons pas en détail ce chef-d’œuvre enfan­té par le génie de quelque inten­dant mili­taire et devant lequel eût pâti Har­pa­gon éta­blis­sant le menu de son fes­tin de noces ; nous nous abs­tien­drons éga­le­ment de por­ter un juge­ment, qui ne pour­rait être que défa­vo­rable, sur le volume des den­rées allouées aux ser­vi­teurs de l’É­tat ; nous nous conten­te­rons de rele­ver ce qu’il y a de bles­sant et d’hu­mi­liant pour l’a­mour-propre dans le pro­cé­dé, pro­cé­dé de maqui­gnon ou de riz-pain-sel…

Ain­si donc, le fonc­tion­naire, cel­lule vivante de la socié­té éta­ti­sée, voit se confir­mer, par l’at­ti­tude de cette der­nière à son égard, sa déchéance morale ; il se voit pla­cé par elle, dans l’ordre des valeurs spi­ri­tuelles, au même niveau qu’un ani­mal de rap­port dont on éva­lue le prix de revient en tenant compte des den­rées consom­mées à l’an­née — den­rées dont la liste sert de base à l’é­va­lua­tion du mini­mum vital et en infirme toute valeur parce qu’elle est incom­plète. On a donc fait preuve en l’oc­cur­rence de cynisme et de stu­pi­di­té tout à la fois, d’im­pu­deur et de cruau­té, tous sen­ti­ments qu’i­gnore le patron de l’en­tre­prise pri­vée, qui, tout en ver­sant à ses ouvriers un salaire encore plus bas, ne va pas leur dire : « Voi­ci la liste impri­mée des den­rées néces­saires à votre exis­tence. Votre paye repré­sente pour un mois 30 kilos de pain, 15 litres d’eau et 124 de la vidange de vos fosses d’ai­sance. » à ce titre, les mar­quis du XVIIIe siècle, eux-mêmes, avaient plus de déli­ca­tesse envers la racaille de leurs valets.

La preuve est ain­si faite, une fois de plus, de la faillite morale de l’É­tat, qui ne néglige rien pour faire sen­tir son mépris à ceux qui le servent, et de son inca­pa­ci­té à leur conser­ver digni­té et hon­neur. La seule éthique qu’il soit capable de sus­ci­ter et qu’il désire vrai­ment est une éthique de four­mi­lière, et ceci est une des rai­sons per­ma­nentes du conflit qui lui oppose les hommes libres.

Paul Joly

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