Tu as peut-être raison, mon ami. Tu as peut-être raison de me dire que nos faibles cris ne changeront rien dans l’aveugle marche en avant de ce monde de sang et de larmes.
Je pense aux années écoulées et je contemple sombrement la foule innombrable des êtres torturés, morts dans les prisons, dans les camps, sur les champs de bataille ou, plus simplement encore, égorgés dans leur propre maison. À chaque accalmie, quelques voix s’élèvent à contre vent, à peine entendues, à peine écoutées.
Et tu as peut-être raison de dire— sans malice il est vrai, mais d’un sourire navré — que nous sommes des impuissants.
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C’est aussi l’opinion, mais cette fois nuancée de mépris, de ceux qui sur cette terre ont l’habitude de manœuvrer des masses et tranchent dans le vif de l’humanité, soit pour conserver les privilèges matériels qu’ils ont acquis frauduleusement, soit pour conquérir une place confortable au soleil, soit aussi pour aboutir à ce qu’ils croient être « la Révolution ».
Pour ceux-là, nous sommes les incatalogables, car nous ne fréquentons aucune de leurs boutiques, chapelles, églises, coteries, nous n’arborons aucun de leurs insignes, nous ne rabâchons aucun de leurs slogans.
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Incatalogables, soit ! Et nous le resterons, nous continuerons à marcher dans le fossé de la route. D’autres y ont marché avant nous ; d’autres y marcheront après.
Impuissants ? Et qu’importe ? Nous sommes des réfractaires. Nous n’avons aucune espèce de respect pour l’ordre établi, car l’ordre qui règne dans le monde repose partout sur la duperie et la contrainte. Nous n’avons aucun respect a priori pour tel ou tel mouvement, tel ou tel chef politique ou syndical, tel ou tel parti, tel ou tel régime, tel ou tel dogme.
Nous disons, avec impuissance soit, mais avec fermeté, que nous n’acceptons pas plus les mensonges et les crimes d’aujourd’hui que nous n’avons accepté les mensonges et les crimes d’hier, quels qu’ils soient.
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Nous étions encore bien jeunes, nous qui avons quarante ans à ce jour, quand nous avons découvert les terribles dessins de Steinlein, de Naudin, de Grandjouan dans de vieux numéros de l’Assiette au Beurre. Cette horreur, était depuis longtemps déjà derrière nous. Nous ne savions pas ce qui nous attendait. Depuis 1914, cela n’a été pour nous que longues séries de meurtres et nous n’avons jamais vu la terre que rouge du sang des hommes. Les faux prophètes nous ont corné leurs mensonges aux oreilles : tout ce sang devait, en fin de compte, faire fleurir les roses d’un radieux avenir. La guerre ne cesse de ravager la planète. Les volés, pillés et fusillés d’hier, volent, pillent et fusillent à leur tour. Les menaces d’une nouvelle conflagration générale se précisent, et comme il y a dix ans, le moment venu, on nous mettra en demeure de choisir : la servitude ou la guerre. Nous savons déjà que l’une ne vaut pas mieux que l’autre.
De temps en temps, les cris échappés d’un camp, d’une geôle d’Espagne ou de Russie ou de quelque autre tanière totalitaire, nous rappellent qu’à notre époque on peut encore être séquestré ou abattu pour s’être permis de penser autrement que ne l’exige la raison d’État. Des hommes, des femmes, traînant des enfants exténués, franchissent en rampant des frontières pour échapper à des brutes armées qui les pourchassent : leur crime, à eux aussi, est de ne pas avoir la même opinion que le gouvernement qui a usurpé le pouvoir dans leur pays.
La nuit peut-être n’a jamais été aussi noire, les dangers de servitude et de mort pour l’humanité entière n’ont peut-être jamais été aussi grands. Cependant, chaque clan, chaque consortium d’intérêt prend le monde à témoin de la pureté de ses intentions, de la ténacité de ses efforts pour arriver à faire régner l’harmonie et la bonne entente dans les rapports entre les nations et entre les hommes.
Ô criminels, ce n’est pas la première fois que nous entendons vos hypocrites paroles ! Depuis toujours, nous vous avons jugés à vos actes.
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Nous eûmes longtemps un grand et tenace espoir : celui de la régénération de ce misérable monde par le mouvement ouvrier, seul capable, pensions-nous, d’abattre les nationalismes étroits, de s’opposer sur le plan international aux intérêts de l’égoïsme, de poser les fondements indéracinables de la fraternité entre tous les travailleurs, d’ouvrir enfin l’ère socialiste de la paix, de la justice et de la liberté.
Cet espoir, présentement, n’existe plus.
Le mouvement ouvrier est pourri, comme tout le reste. Une poignée de canailles, démagogues et maîtres chanteurs, l’a démantelé, l’a désagrégé. Dans les nations qui étouffent sous la dictature, la classe ouvrière, terrorisée, se tait ; une armée de policiers, de mouchards, de bourreaux, a pour charge de liquider les hérétiques. Ailleurs, un prolétariat souffrant et geignant, ignorant, dans sa majorité, des faits et des causes, indifférent ou complice de ses meneurs, laisse se perpétrer contre la vérité, la tolérance, la liberté, contre la dignité de l’individu, c’est-à-dire à la fin contre lui-même, les attentats les plus ignobles.
Nos espérances renaîtront-elles ? À notre époque de super-technique, de super-moyens de propagande, de super-moyens de coercition, de super-moyens de destruction, on va plus vite à fabriquer des robots qu’à faire des hommes conscients et libres.
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Et c’est sans doute pourquoi tu as raison, mon ami, de parler de notre impuissance, de notre faible voix.
Mais nous ne prêchons pas ; nous n’avons pas de paroles d’espérance à prodiguer.
Nous scrutons avec acuité autour de nous les ténèbres d’où montent sanglots et ricanements, cris de haine et patenôtres et nous n’acceptons pas.
Nous n’acceptons pas.
Jean Prugnot