La Presse Anarchiste

L’individualisme (4)

Production, Consommation, Échange

(Suite et fin.)

II

Lorsque en 1792 les roya­listes vou­lurent jeter le dis­cré­dit sur la Répu­blique ils firent répandre par leurs agents, dans toute la France, que la récolte avait été mau­vaise, qu’il allait man­quer de blé et que la famine serait sous peu effroyable ; immé­dia­te­ment la famine ren­ché­rit d’une façon extra­or­di­naire et, jus­te­ment où la récolte avait été bonne, le pain attei­gnit jus­qu’au prix exor­bi­tant de six à huit sous la livre. Les mesures idiotes des com­mis­saires affo­lés, vou­lant tout orga­ni­ser, y contri­bue­ront pour beau­coup. Bref, l’on ne man­quait pas de blé, mais la peur d’en man­quer fit ce qu’au­rait fait une récolte à peu prés nulle.

Eh bien, au len­de­main de la Révo­lu­tion, il fau­dra faire abso­lu­ment le contraire. La Terre pro­duit, même à pré­sent que la pro­duc­tion est immo­lée à la spé­cu­la­tion, que la plu­part des objets comes­tibles se gâtent faute d’une pro­duc­tion et d’une consom­ma­tion équi­li­brée, que plus des deux tiers de la popu­la­tion sont para­sites ou ne sont occu­pés qu’à un tra­vail non pro­duc­tif, — la Terre pro­duit plus du double de ce que les hommes et les ani­maux domes­tiques peuvent consom­mer en s’en­tre­te­nant conve­na­ble­ment1Le cadre du jour­nal ne me per­met­tant pas de prou­ver par les résul­tats des sta­tis­tiques la véri­té de ce que j’a­vance, j’en­gage mes lec­teurs à lire pour s’en convaincre, la très inté­res­sante bro­chure : Les Pro­duits de la Terre..

Voi­là ce qu’il faut que le peuple sache pour qu’il ne soit pas pris d’un faux égoïsme dic­té par la peur et qu’il ne s’ac­ca­pare les pro­duits comes­tibles. S’il est ins­truit sur ce sujet, et il faut qu’il le soit, il ne vou­dra pas de dic­ta­ture ni de com­mis­sions de dis­tri­bu­tion ; étant sûr de trou­ver tou­jours dans les maga­sins ce dont il a besoin il n’y aura pas un homme par­mi lui assez inepte pour s’a­mu­ser a empi­ler des objets de consom­ma­tion, qui s’a­bî­me­raient dans ses caves et gre­niers, tan­dis qu’il pour­rait les avoir tou­jours à sa dis­po­si­tion, nou­veaux et frais, dans les maga­sins. Si l’on me dit qu’il y aura des pro­duits rares que tout le monde vou­drait avoir, je réponds que les goûts sont com­plexes à l’in­fi­ni et que les pro­duits rares sont exces­si­ve­ment nom­breux, en géné­ral, que ceux qui aiment les truffes se réga­le­ront de mets truf­fés, que ceux qui adorent le cham­pagne en empli­ront leur verre à loi­sir. S’il en est qui prennent et des truffes et du cham­pagne, on n’y fera pas atten­tion, abso­lu­ment comme dans un sou­per de famille ou à une table d’hôte où l’on ne s’oc­cupe pas s’il y a un convive aux appé­tits plus grands, qui prend deux parts de gâteau.

Quant à la pro­duc­tion elle s’exé­cu­te­ra de même façon : libre­ment ; tra­vaillant quand bon leur sem­ble­ra il est à pré­su­mer que les hommes ne feront pas durer le tra­vail plus de quatre heures par jour, moyenne suf­fi­sante. Le dégoût si légi­time pro­vo­qué par une trop longue durée dé tra­vail n’exis­te­ra donc plus ; la facul­té de varier ses occu­pa­tions, ensuite la liber­té qui régne­ra dans l’a­te­lier comme par­tout, tout cela ren­dra le tra­vail le plus pénible gai et attrayant comme un jeu : l’é­qui­ta­tion et la conduite d’une calèche, qui est pour nos copur­chics un plai­sir extrême parce qu’ils ne l’exercent que quelques heures par semaine, est le plus dur des métiers pour le cocher, contraint par la faim de l’exer­cer dix ou douze heures par jour. L’homme a des forces à dépen­ser, et lors­qu’il aura conscience de sa per­son­na­li­té, lors­qu’il sera vrai­ment égoïste, il aime­ra mieux les dépen­ser pour son inté­rêt qu’i­nu­ti­le­ment ; il tra­vaille­ra donc, soyez-en cer­tain, assez pour se sub­ve­nir, c’est-à-dire assez pour la satis­fac­tion de ses besoins maté­riels et intel­lec­tuels. Il pour­ra se trou­ver des apa­thiques qui ne tra­vaille­ront pas assez mais, par com­pen­sa­tion, il se trou­ve­ra aus­si des ner­veux et des san­guins qui tra­vaille­ront de trop.

Là est la solu­tion : au lieu de mettre la Socié­té au-des­sus de l’in­di­vi­du, faire le contraire : Mettre l’in­di­vi­du au des­sus de la Socié­té ; je le répète, là, est la solu­tion, là est le salut — le salut de la Révolution.

III

Com­ment l’é­change se fera-t-il avec les fédé­ra­tions et les groupes non anarchistes ?

Pour cette par­tie, qui est la prin­ci­pale de mon article, je tiens à décla­rer ceci : je ne crois pas que l’in­di­vi­dua­lisme triomphe immé­dia­te­ment et par­tout. C’est pour cela que j’ai émis l’i­dée fédé­ra­tive comme la seule pra­ti­cable et res­pec­tant le prin­cipe de Liber­té ; seule­ment que, tout en n’ayant pas les mêmes formes, les fédé­ra­tions et les indi­vi­dus seraient régis par un pou­voir moral com­mun l’É­GOÏSME, qui conduit au res­pect de l’in­di­vi­dua­li­té chez chaque homme.

Or, par­tant de là, il est admis que si cer­taines fédé­ra­tions pour­ront employer la mon­naie ou les bons de tra­vail dans leur sein, elles ne le pour­ront pas, mora­le­ment et maté­riel­le­ment, pour les échanges avec les fédé­ra­tions n’ayant pas d’or­ga­ni­sa­tions ou n’é­tant pas orga­ni­sées comme elles.

Sup­po­sons la ville de Paris, com­po­sée d’in­di­vi­dua­listes, sur­char­gée d’ar­ticles de bijou­te­rie, de bronze d’art, enfin de tout ce qui consti­tue l’in­dus­trie pari­sienne, mais elle manque de légumes et de viandes. Puis, il y a une fédé­ra­tion col­lec­ti­viste en Bour­gogne dont la récolte a été excel­lente. Quelques indi­vi­dus s’a­per­ce­vant que Paris va man­quer d’ob­jets de consom­ma­tion publient un bul­le­tin sta­tis­tique de ce que la ville a besoin et de ce qu’elle a de trop. Aus­si­tôt la fédé­ra­tion bour­gui­gnonne, plu­tôt que de gâter sa récolte, enver­ra tout ce qu’elle aura de trop, d’autres fédé­ra­tions feront de même et Paris aura ses légumes. Quant à ses articles indus­triels, la ville les encar­ta là où on les deman­de­ra ; les peintres, les sculp­teurs, les savants et les lit­té­ra­teurs qui vou­dront que leurs œuvres soient connues par­tout les enver­ront en pro­vince et à l’étranger.

Au com­men­ce­ment il est pro­bable qu’il y aura des désordres, des pro­duits se gâte­ront faute d’en­tente, mais, peu à peu l’on connaî­tra par les bul­le­tins, les livres, les jour­naux, la consom­ma­tion exacte de chaque fédé­ra­tion et tout s’é­qui­li­bre­ra naturellement.

Que l’on ne crie pas à l’exa­gé­ra­tion ; actuel­le­ment, mal­gré la Socié­té anti-natu­relle qui nous régit, cela se pra­tique et l’on s’en trouve bien.

Lorsque les explo­ra­teurs pénètrent dans le centre de l’A­frique, lors­qu’ils échangent de l’é­toffe, de la ver­ro­te­rie et des alcools contre de l’or, est-ce que les indi­gènes pèsent la poudre pré­cieuse ? Non, ils donnent sans comp­ter, ayant de l’or plus qu’il ne leur en faut, tan­dis qu’ils ont grand besoin d’é­toffe, de ver­ro­te­rie et d’alcool.

Même au centre de notre civi­li­sa­tion stu­pide, à Paris, la maxime indi­vi­dua­liste « à cha­cun sui­vant ses besoins » est pra­ti­quée : j’ai dit que la Terre pro­dui­sait plus du double de ce qui serait suf­fi­sant à l’en­tre­tien confor­table de cha­cun ; l’eau qui arrive à Paris n’est pas en plus grande quan­ti­té, pro­por­tion­nel­le­ment, que les comes­tibles, sur­tout en été, et pour­tant chaque ména­gère prend ce qu’elle a besoin, elle use quel­que­fois 100 litres pour son lavage comme il y a des jours où elle n’emploie qu’un ou deux litres : sa consom­ma­tion d’eau n’est réglée que par le besoin qu’elle en a2L’eau qui arrive à Paris se répar­tit, en moyenne, à 50 litres par habi­tant..

L’on ne peut nier que cette dis­tri­bu­tion d’eau, qui se fait sans dis­tri­bu­teurs, ne soit une des phases de l’é­change ; éten­dez la ques­tion, au lieu d’une ména­gère à côté, d’autres ména­gères, pre­nez une fédé­ra­tion à côté d’autres fédé­ra­tions, une nation à côté d’autres nations, et vous aurez le futur échange libre, sans mon­naie, sans État, que n’ont pas su voir les éco­no­mistes si pers­pi­caces. Et que l’on ne vienne pas me dire que ce qui modère l’u­sage de l’eau c’est le prix qu’en fait payer la com­pa­gnie, car ce sont les pro­prié­taires ou l’É­tat qui la paient et une ména­gère se fiche du pro­prié­taire ou de l’É­tat comme d’une carte d’électeur.

G. Deherme

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    Le cadre du jour­nal ne me per­met­tant pas de prou­ver par les résul­tats des sta­tis­tiques la véri­té de ce que j’a­vance, j’en­gage mes lec­teurs à lire pour s’en convaincre, la très inté­res­sante bro­chure : Les Pro­duits de la Terre.
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    L’eau qui arrive à Paris se répar­tit, en moyenne, à 50 litres par habitant.

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