D’habitude, nos réunions se tiennent dans des salles laides, dont le prix de location est relativement élevé. C’est très défectueux sous tous les rapports. Aussi l’autre jour en avons-nous tenu une à la cour d’assises. C’est le gouvernement qui l’a d’ailleurs organisée. Voilà un fait qui va paraître insolite à bien des gens, mais expliquons-nous : Trois de nos amis furent arrêtés pour avoir transgressé la loi, qui défend de dire aux très humbles gouvernés le contraire de ce que pensent les très haut gouvernants. Nos amis, dis-je, furent donc sommés à comparaître le 21 juillet devant les juges rouges et toute une collection d’huîtres et de pierres à l’huile, appelées communément jurés. Ces trois amis, écœurés d’avance des plaidoiries qu’auraient récitées en leur faveur trois perroquets stagiaires, ont obtenu le droit légal de se faire défendre par un compagnon absolument étranger à la corporation des avocats, cette pépinière si féconde d’hommes politiques. Depuis le règne de Louis-Philippe cela ne s’était vu ni entendu. C’est donc un précédent qui mérite d’être signalé. Or, chaque fois qu’un révolutionnaire quelconque ira s’asseoir sur l’un des plateaux de la balance de notre vieille amie Thémis, il aura la facilité de métamorphoser une monotone et insipide audience de cour d’assises en brillante conférence contradictoire, instructive et amusante à la fois. Il pourra poursuivre la bourgeoisie jusque derrière son tribunal et lui jeter à la face son cri de haine et de révolte. Il pourra changer son banc d’accusé en tribune, et faire peut-être des prosélytes parmi les curieux qui assisteront au jugement.
Nous ne verrons plus — et c’est là le point essentiel — des avocats d’office faire passer pour irresponsable ou fou un accusé — de délit politique — qui pense, mais qui n’a pas une facilité d’élocution lui permettant de se défendre lui-même.
Revenons sur la réunion du 21 juillet dernier. Le coin de la salle réservé au public lentement se remplit, gardé par la force matérielle, — gardiens de la paix, gardes municipaux. — Les stagiaires, en robe noire, s’engouffrent non moins lentement dans le prétoire. Le greffier gagne sa place, les accusés aussi accompagnés de notre ami Tennevin, leur défenseur. Cela va devenir solennel. Un huissier annonce la cour qui rentre. Ça commence. Le président fait prêter serment aux jurés. Le défenseur pose des conclusions, entr’autres celle de faire évacuer la salle par la vermine policière et de faire ouvrir les portes toutes grandes. Le président fait une petite grimace. La cour se retire, délibère, revient, et passe outre. Le président échange quelques paroles avec nos amis les accusés, puis donne la parole a M. l’avocat général. Ça devient de plus en plus sérieux. Ouvrons les oreilles et fermons les yeux. Je n’ai pourtant pas cherché la rime n’étant pas encore poète. Mais tenez, chers compagnons, je vous fais grâce du restant. Je vous dirai seulement que notre camarade Tennevin, dans sa trop courte mais bonne plaidoirie, a assis l’avocat-bêcheur puisque celui-ci ne s’est plus relevé pour prendre la parole ; qu’une amie a fait une distribution aux jurés, aux avocats, aux gardiens de la paix, aux gardes et au public de manifestes aux conscrits dont l’affichage a fait tomber de la bouche du président de la cour d’assises 2 mois de prison, 100 fr. d’amende à deux accusés et 1 an plus 500 fr., toujours d’amende, au troisième non moins accusé.
Charles Schæffer