La Presse Anarchiste

Un réfractaire

C’est avec un vif plai­sir que nous avons appris l’acte anti­mi­li­ta­riste d’un ins­ti­tu­teur de Lucens nom­mé John Bau­draz. Vou­lant se mettre en règle avec sa conscience, il se pré­sen­ta sur la place de mobi­li­sa­tion, lors de la relève de la pre­mière divi­sion, au mois de juin écou­lé, pour décla­rer tran­quille­ment à son capi­taine, aus­si­tôt la com­pa­gnie ras­sem­blée, que ses prin­cipes reli­gieux ne lui per­met­taient plus d’ac­com­plir le ser­vice militaire.

Le capi­taine, très sur­pris, consi­dé­ra la décla­ra­tion de Bau­draz comme une opi­nion pas­sa­gère, plu­tôt qu’une réso­lu­tion bien arrê­tée. Il en infor­ma tout de même le com­man­dant du bataillon qui, per­son­nel­le­ment, atti­ra l’at­ten­tion de Bau­draz sur les graves consé­quences de son acte et l’en­ga­gea à rem­plir fidè­le­ment son devoir mili­taire. Il char­gea le capi­taine-aumô­nier de cher­cher à dis­sua­der Bau­draz dans son refus, mais rien n’y fit, ni les bonnes paroles, ni les menaces.

Bau­draz, envers et contre tous, res­ta inébran­lable dans sa déci­sion. Sur quoi il fut conduit en pri­son, et défé­ré au juge d’ins­truc­tion qui ordon­na son trans­fert à l’A­sile de Cery, car l’au­mô­nier dou­tait que l’ac­cu­sé fût en pos­ses­sion de toutes ses facul­tés mentales.

Après un séjour de plus d’un mois en obser­va­tion, force fut au Dr Preis­sig de recon­naître dans un rap­port très détaillé que Bau­draz était au point de vue intel­lec­tuel par­fai­te­ment nor­mal. Il fut trans­fé­ré de là aux pri­sons de Délé­mont, pas­sa devant le Tri­bu­nal mili­taire qui le condam­na à quatre mois de pri­son, sous déduc­tion de l’emprisonnement pré­ven­tif, et à la pri­va­tion des droits civiques pen­dant une année. On croit ain­si bri­ser sa résis­tance par la pri­son et le faire reve­nir à de meilleurs sen­ti­ments — ce qui chez un fort tem­pé­ra­ment ne fera qu’af­fer­mir les opinions.

Nous pré­sen­tons à Bau­draz, quoique ne par­ta­geant pas ses opi­nions reli­gieuses, toutes nos féli­ci­ta­tions et lui disons : Bon courage !

Si l’acte de refus de Bau­draz nous récon­forte, parce que nous sen­tons chez lui de la sin­cé­ri­té dans ses croyances et une grande fer­me­té de carac­tère, com­bien nous répugne la façon de pro­cé­der des deux ser­vi­teurs de l’É­tat, l’au­mô­nier et l’ins­pec­teur sco­laire mêlé dans cette affaire.

Le capi­taine aumô­nier qui exerce au civil le métier lucra­tif de pas­teur, se trou­vait dans une drôle de posi­tion par le refus de Bau­draz. Quoi ? un chré­tien qui prend les com­man­de­ments de la Bible à la lettre, et pour être conscien­cieux, met en pra­tique ces mêmes com­man­de­ments ? Pour ce prêtre de métier, c’était trop fort, ce Bau­draz ne pou­vait être qu’un illu­mi­né, un fana­tique, un fou, opi­nion qu’il a sou­te­nu devant le Tri­bu­nal mili­taire mal­gré le rap­port caté­go­rique du méde­cin alié­niste. D’après ce colomb-là, les croyances doivent nour­rir ceux qui les pra­tiquent, voire deux fois, en pal­pant du même patron pour le même tra­vail inutile, la paie de pas­teur et la solde de capi­taine-aumô­nier. Il est bon chré­tien et bon patriote, et comme tel il ne doit avoir souf­fert de la crise cau­sée par la guerre actuelle, ce conduc­teur d’âmes.

L’autre lar­bin, c’est l’inspecteur sco­laire qui a fait pres­sion sur Bau­draz pour lui arra­cher sa démis­sion d’instituteur, mal­gré la déci­sion de la com­mis­sion sco­laire de Lucens où celui-ci exer­çait son acti­vi­té ; à l’unanimité on avait déci­dé de conser­ver Bau­draz, quelle qu’aurait été la déci­sion de la jus­tice militaire.

Com­bien le condam­né appa­raît supé­rieur aux hono­rables sou­tiens de l’ordre qui l’ont pous­sé en pri­son pour la défense du Dieu capi­ta­liste : le veau d’or.

[/​H. E. Bor­nand/​]

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