Le drame, pour celui qui ne croit plus pouvoir se réclamer de l’anarchisme tout en restant fidèle aux thèses essentielles de la philosophie libertaire, vient du décalage existant entre cette philosophie et le mouvement qui s’en réclame. Nous croyons toujours que les idées et la pensée élaborées par Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Élisée Reclus, Tolstoï et les écrivains qui se sont inspirés d’eux ou ont ajouté leur apport à l’œuvre de ces hommes éminents demeurent valables. Nous croyons que Rocker, Malatesta, Luigi Fabbri, Ricardo Mella peuvent toujours être lus avec fruit. Mais nous disons que ce qui se trouve dans les livres de ces penseurs et sociologues n’a rien à voir avec ce qui, pratiquement, historiquement, s’est, la plupart du temps, réclamé de l’anarchisme.
Considéré dans son ensemble, le mouvement anarchiste apparaît comme l’opposé de la pensée de ses grands fondateurs. Alors que celle-ci était une vision universelle de l’histoire progressive de l’humanité, et constituait un vaste humanisme qui aurait dû encore être élargi et approfondi, le mouvement anarchiste apparaît, en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Amérique du Sud, comme un ensemble de chapelles et de petites sectes, toutes dressées les unes contre les autres, chacune spécialisée dans une activité restreinte à laquelle elle donne une importance exclusive. Au lieu d’une interprétation des grandes lois de la civilisation prise comme un tout dans son effort libre et libérateur, et du développement actuel auquel on devait appeler les hommes dans une communauté d’effort solidaire vers une société fraternelle et universelle (ce qui, par exemple, correspond à l’esprit de livres comme L’Entraide ou L’Homme et la Terre), on a divisé et morcelé tout ce qui se réclamait de l’anarchisme, on a dissocié les hommes en tendances antagoniques dans un même courant d’idées, et ces habitudes de division qui en sont résultées caractérisent ce qui s’appelle l’anarchisme, pratiquement vécu.
On y a ajouté toutes ces petites visions étriquées des choses, qui faisaient que ceux qui voulaient changer la société se comportaient en ennemis de ceux qui voulaient le faire par la révolution sociale, que ceux qui voyaient dans le néo-malthusianisme un remède principal au mal social étaient ennemis des autres tendances. Il en est résulté une décadence de la pensée, de la compréhension des problèmes sociaux et de l’évolution de ces problèmes, ainsi que de l’apparition des problèmes nouveaux que posaient l’évolution des structures sociales.
Et ceux qui se sont efforcés, pendant des décennies, de contrecarrer cet appauvrissement, et toutes les déviations que nous préférons ne pas énumérer, se sont vus impuissants à empêcher, d’une part, l’oubli de l’éthique supérieure qui caractérisait la pensée libertaire, d’autre part, l’oubli des conceptions sociales de caractère général qui caractérisaient la pensée des fondateurs. Les terroristes du verbe, les démagogues de tout poil, les ignorants prétentieux, les étoiles filantes dont l’histoire de l’anarchisme-mouvement est pleine, se sont imposés.
Cela et la prédisposition hostile de l’opinion publique contre un mot qui n’aurait jamais dû être employé pour désigner une conception harmonieuse de la vie et de la société a créé des barrières que nous n’avons pas pu éliminer et qui, étant donné le carcan des traditions sclérosées et le manque de discipline intellectuelle, et souvent morale, ne peuvent pas l’être.
Nous restons donc fidèles au principe de l’organisation de la société sur la base de l’autodirection des organisations gestionnaires de la vie sociale. L’humanisme libertaire n’est pas opposé aux enseignements des penseurs que nous avons cités. Au contraire, il les recueille, et s’efforce d’en élargir les bases et la portée. Et dans les travaux que nous projetons, nous espérons, nous avons conscience d’être les dignes continuateurs de ceux qui ont formulé le socialisme antiétatiste, antiautoritaire et libertaire. Mais aussi nous tenons et tiendrons compte, quoi qu’on puisse en dire, d’une longue expérience que nous connaissons à fond, et de la nécessité d’une création constante tant dans l’ordre intellectuel et moral que dans celui de l’activité pratique.