La Presse Anarchiste

La liberté métaphysique

1Arti­cle pub­lié sans nom d’au­teur, attribué à Gas­ton Lev­al (note du site inter­net LPA)

Un cama­rade nous écrit, à pro­pos de notre dis­cus­sion avec l’a­mi Jean Fontaine2Qui nous prévient, ce dont le lecteur voudra bien tenir compte, que la reprise à l’ar­ti­cle de Gas­ton Lev­al est implicite­ment con­tenue dans les arti­cles qu’il est en train de pub­li­er dans « La Révo­lu­tion prolétarienne ».

« Com­ment se faire enten­dre de ceux qui, comme toi, croient que le mal est dans l’homme parce qu’il est libre ? Bien sûr, l’homme agis­sant libre­ment fait des bêtis­es, mais ces bêtis­es sont éduca­tives. S’il accepte de se laiss­er guider ou d’en­tr­er dans des sys­tèmes dirigés, con­certés, plan­i­fiés, etc., adieu l’é­d­u­ca­tion, le pro­grès. Il perd sa car­ac­téris­tique de créa­ture libre et devient un robot, une machine, un instrument. »

Il est dif­fi­cile de se faire com­pren­dre. Mais, pour com­mencer, je dirai que, si ce que j’ai écrit sur les lim­ites de la lib­erté implique la néga­tion de cette dernière, il faudrait ajouter que tous les théoriciens lib­er­taires non indi­vid­u­al­istes étaient aus­si enne­mis de la lib­erté, car jamais ils n’ont con­sid­éré que la dis­ci­pline néces­saire à une entre­prise col­lec­tive était un atten­tat à la lib­erté. Et avec Bak­ou­nine ils ont affir­mé que l’homme, esclave de ses besoins et de la néces­sité de les sat­is­faire, était soumis aux lois naturelles, si bien que quand nous pré­con­i­sions la lutte con­tre les lég­is­la­tions ce n’é­tait pas de révolte con­tre ces lois, en quelque sorte biologiques, qu’il s’agis­sait, mais des lois arti­fi­cielles créées par les gou­verne­ments et les États, extérieures à la nature humaine et con­traires aux besoins et au bon­heur de l’humanité.

Tra­vailler pour manger, se vêtir, s’abrit­er dans une demeure, assur­er un cer­tain bien-être aux siens, con­stru­ire des routes, des moyens de com­mu­ni­ca­tion, de trans­port, pro­duire des pro­duits divers (céréales, corps gras, com­bustibles, minéraux, métaux, etc.), tout cela con­stitue des activ­ités naturelles et néces­saires sans lesquelles l’homme ne serait pas sor­ti de la bar­barie. Or, dès que nous pou­vons étudi­er l’his­toire de l’hu­man­ité, nous voyons que dans la horde, dans le clan et plus tard dans la tribu ou la com­mune rurale un grand nom­bre d’ac­tiv­ités sont col­lec­tives, et elles impliquent l’ac­cep­ta­tion, par l’in­di­vidu, d’une dis­ci­pline, d’une règle ou d’un ensem­ble de règles qui con­stituent le droit cou­tu­mi­er, par­fois tyran­nique sous cer­tains rap­ports. Les règle­ments, sou­vent rigides, des guildes, des ami­tiés, des cor­po­ra­tions, et même du com­pagnon­nage, n’ont jamais placé la lib­erté pour cha­cun de faire ce qu’il voulait avant la néces­sité de tenir ses engage­ments, d’ac­com­plir les tâch­es accep­tées, et son devoir d’associé.

Enten­due comme la pos­si­bil­ité pour l’in­di­vidu d’a­gir à sa guise, sans égards pour ceux qui l’en­tourent, la lib­erté ne devient qu’une for­mule méta­physique, qui con­duit à l’esclavage ou à la néga­tion de la lib­erté de ceux avec lesquels ou à côté desquels on vit. Dès que deux êtres, un homme et une femme, s’u­nis­sent, il y a lim­i­ta­tion de la lib­erté parce que la socia­bil­ité et le besoin d’amour ou les néces­sités de l’af­fec­tiv­ité inter­vi­en­nent. Mais en allant au fond des choses, l’homme nor­mal, qui a aus­si besoin de socia­bil­ité, d’af­fec­tiv­ité, d’ami­tié ou d’amour, est-il libre s’il ne peut sat­is­faire ces besoins ? N’en est-il pas esclave, à tel point, sou­vent, que nom­bre d’êtres humains préfèrent alién­er une grande par­tie de leur lib­erté indi­vidu­elle à se mor­fon­dre dans la solitude ?

Notre cor­re­spon­dant dira peut-être qu’il est d’ac­cord sur ces points, mais que là n’est pas la ques­tion. Pour­tant, le prob­lème posé par lui, et par nous, est absol­u­ment com­pa­ra­ble. Mourir de faim, ou ne manger que le quart de ce dont on a besoin, ne pas pou­voir se vêtir ne serait-ce que moyen­nement, ne pas dis­pos­er d’eau courante, de char­bon ou autre moyen de chauffage, de lumière (pét­role, élec­tric­ité ou gaz), de la pos­si­bil­ité de se déplac­er d’une ville à l’autre, ou de chez soi au tra­vail à moins d’y aller à pied, n’avoir pas de ser­vices publics — écoles, col­lèges, hôpi­taux, maisons de con­va­les­cence, etc. — serait-ce être libre ?

Évidem­ment non, à moins que ce ne soit à la manière de Dio­gène vivant dans son ton­neau, mais aus­si dans Athènes, qui était une œuvre con­stru­ite en pierre, et par le tra­vail des hommes.

Quand notre cor­re­spon­dant s’as­soit à table, sa femme ne lui sert cer­taine­ment pas, pour sat­is­faire son appétit ou son besoin de calo­ries, un plat de lib­erté. Il ne boit pas des ver­res de lib­erté. S’il lit un jour­nal ou un livre, il ne tient pas en main une cer­taine éten­due ou un cer­tain vol­ume de lib­erté, mais du papi­er imprimé. Et pour que ce papi­er imprimé arrive jusqu’à lui, depuis les forêts du Cana­da ou de Scan­di­navie, jusqu’aux rota­tives, au brochage, à la livrai­son par camions ou chemins de fer et à la dis­tri­b­u­tion par les inter­mé­di­aires — peu importe qu’ils soient com­merçants ou coopéra­teurs — il a fal­lu une immense chaîne de travaux syn­chro­nisés, comme il la faut pour pro­duire le bifteck ou le pain que l’on consomme.

La vie matérielle (et même intel­lectuelle), surtout avec la for­mi­da­ble aug­men­ta­tion de la den­sité de pop­u­la­tion, l’in­ten­si­fi­ca­tion des rap­ports humains, l’in­ter­dépen­dance inévitable des activ­ités mul­ti­ples, implique une organ­i­sa­tion de la pro­duc­tion et par con­séquent des pro­duc­teurs, une coor­di­na­tion des activ­ités humaines qui n’est pas le fruit d’une théorie appliquée, d’une volon­té de méth­ode déter­minée, mais de la néces­sité de vivre, et de vivre comme des êtres civilisés.

Dire que « l’homme qui agit libre­ment fait des bêtis­es », mais que « ces bêtis­es sont éduca­tives », c’est déplac­er absol­u­ment le prob­lème. Cela est val­able pour des ques­tions qui ne con­cer­nent que l’in­di­vidu pris sous l’an­gle péd­a­gogique. Mais pas pour les ques­tions con­cer­nant la nour­ri­t­ure, l’habi­tat, le vête­ment, l’hy­giène, etc. Si j’élève des lap­ins dans un cli­mat qui ne s’y prête pas, mais pour moi seul, je peux cor­riger mon erreur l’an­née suiv­ante. Le mal n’est pas grand. Mais si l’on pro­duit beau­coup plus de légumes, de fruits, de vin, de lait, de beurre, de viande qu’il n’en faut, comme il arrive cette année en Europe sous l’égide de l’é­conomie libérale, il y a là une faute énorme, presque un crime.

Que l’on pré­conise, au nom de la lib­erté, cette pagaille qui coûte aux con­tribuables des U.S.A. six mil­liards de dol­lars par an rien que pour emma­gasin­er des stocks dont on ne trou­ve pas le place­ment est décon­cer­tant et impar­donnable. Et c’est for­cé­ment ce qui doit découler tou­jours du non ajuste­ment de la pro­duc­tion et de la consommation.

Qu’on appelle cet ajuste­ment plan­i­fi­ca­tion, économie con­certée ou coor­don­née, et même, par l’abus des mots et des com­para­isons injustes, robo­t­i­sa­tion, ne change rien à l’af­faire. Les struc­tures économiques créées par la révo­lu­tion lib­er­taire espag­nole étaient net­te­ment plan­i­fi­ca­tri­ces. Dans la région du Lev­ant, cinq cents col­lec­tiv­ités appar­tenant à cinq provinces coor­don­naient leurs efforts grâce au Comité fédéral de la région lev­an­tine, et l’on ne créait pas une usine dans un vil­lage sans s’in­former d’abord s’il n’en exis­tait pas dans d’autres vil­lages, afin d’éviter des gaspillages ; on organ­i­sait la cen­tral­i­sa­tion des pro­duits excé­den­taires dans les endroits les plus appro­priés pour les expédi­tions, on semait du blé ou l’on aug­men­tait la pro­duc­tion de riz selon les néces­sités prévisibles.

Cela, c’é­tait de l’or­dre, de l’or­dre lib­er­taire. Et les tra­vailleurs qui com­po­saient ces col­lec­tiv­ités ne se sen­taient nulle­ment des robots, et n’en étaient pas.

Il faudrait sor­tir une fois pour toutes de cette con­cep­tion de la lib­erté absolue, incom­pat­i­ble avec la vie et la nature humaines, que l’on a tant pré­con­isée au nom des idées lib­er­taires et qui ont fait tant de mal à l’in­ter­pré­ta­tion et à la pro­pa­gande de ces idées. La méta­physique de la lib­erté n’a trop sou­vent con­duit, par réac­tion, qu’à l’ac­cep­ta­tion de la dictature.


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