La Presse Anarchiste

Où va l’anarchisme espagnol ?

Nous avions, il y a près d’un an, pub­lié un arti­cle dans lequel nous affirmions que ce qu’on appelle « l’émi­gra­tion répub­li­caine espag­nole » était en grande par­tie respon­s­able du main­tien de Fran­co au pou­voir. Nous en don­nions comme rai­son le manque de sérieux, de cohérence, de volon­té sincère d’en­tente, de respon­s­abil­ité poli­tique et his­torique des dif­férents secteurs antifran­quistes exis­tant à l’é­tranger : social­istes, répub­li­cains de dif­férentes ten­dances, cata­lanistes, basques, mou­ve­ment syn­di­cal de l’U­nion Générale des Tra­vailleurs et, enfin, Con­fédéra­tion Nationale du Tra­vail, qui pen­dant quinze ans s’est main­tenue divisée en deux ten­dances hos­tiles, comme l’est tou­jours du reste l’or­gan­i­sa­tion syn­di­cale réformiste dont une par­tie est com­mu­nisante et l’autre social­isante, ou d’obé­di­ence social­iste. Ajou­tons l’ensem­ble de l’a­n­ar­chisme mil­i­tant, ou ce qui en reste.

Et encore ne s’ag­it-il, ici, que des grandes lignes qu’of­fre cette mosaïque de l’émi­gra­tion. Il y a des sous-secteurs et des ten­dances actives au sein de chacun.

Il ne sem­ble pas qu’il soit facile de sor­tir de cette sit­u­a­tion. Par exem­ple, les deux courants antag­o­niques de la Con­fédéra­tion Nationale du Tra­vail se sont réc­on­cil­iés il y a trois ans, après quinze ans de luttes acharnées. À l’oc­ca­sion de cette réc­on­cil­i­a­tion, on a tenu des réu­nions, des meet­ings, par­lé et écrit beau­coup. Mais, pra­tique­ment, cela n’a mené à rien. Le mou­ve­ment syn­di­cal lib­er­taire n’en a acquis ni plus de force, ni surtout plus de dynamisme. Après, aus­si, une quin­zaine d’an­nées de divorce entre les deux grandes cen­trales ouvrières, on a fait récem­ment une espèce de pacte d’al­liance main­tenant célébrée aus­si dans de nom­breuses réu­nions et de nom­breux meet­ings. Et ce sera tout, comme à l’habi­tude : pal­abras, pal­abras y palabras.

Car le tra­vail sérieux aurait con­sisté à con­stituer des com­mis­sions d’é­tude, à éla­bor­er un plan d’ac­tion d’en­ver­gure, à s’ef­forcer de met­tre debout une con­cep­tion val­able — poli­tique, économique et sociale — de l’Es­pagne post­fran­quiste et à influ­encer les par­tis poli­tiques pour les faire se réu­nir et uni­fi­er leur action. Mais on ne va pas si loin ; on ne veut pas aller si loin. Inca­pac­ité des meneurs, certes, mais aus­si obsti­na­tion de ne pas s’en­ten­dre, mal­gré la comédie jouée pour tromper le gros des adhérents qui, eux, sont tou­jours prêts à se grouper pour des fins com­munes. Et même, quand on parvient à des liaisons organiques, comme il est arrivé avec la réc­on­cil­i­a­tion des deux ten­dances hos­tiles de la C.N.T., les manœu­vri­ers qui com­posent les comités s’arrangent pour qu’au­cun tra­vail pra­tique ne soit fait. C’est déplorable, c’est écœu­rant, mais c’est ainsi.

On préfère déclamer beau­coup con­tre Fran­co, accuser les démoc­ra­ties de le soutenir. Cela ne demande ni efforts, ni respon­s­abil­ités. Et on est telle­ment au-dessous de la com­préhen­sion néces­saire du prob­lème et des véri­ta­bles tâch­es his­toriques que l’on exige des­dites démoc­ra­ties qu’elles chas­sent le dic­ta­teur en ajoutant qu’elles n’ont pas à s’oc­cu­per de ce qui vien­dra par la suite : luttes entre les par­tis, guerre civile, etc. C’est à se deman­der quel est le niveau men­tal de ceux qui par­lent ainsi.

Rien de changé donc, et rien ne devra chang­er de par l’ac­tion des par­tis, des frac­tions, des ten­dances et du gou­verne­ment répub­li­cain en exil. Fran­co fini­ra par par­tir, ou par mourir, et sera rem­placé par un roi, plus ou moins libéral, que l’ar­mée appuiera. On aura alors beau jeu de con­tin­uer à déclamer dans les meet­ings, et de rem­plir des colonnes de journaux.

Arrivons-en à un prob­lème qui nous touche de plus près encore. Admet­tons que les forces de gauche, les secteurs révo­lu­tion­naires, aient, dans cette monar­chie, le droit de s’or­gan­is­er, comme elles l’ont eu hier, mal­gré des péri­odes de réac­tion que nous n’ou­blions pas. Quel sera l’avenir du mou­ve­ment lib­er­taire, de la Con­fédéra­tion Nationale du Tra­vail ? Dis­ons net­te­ment qu’il nous appa­raît des plus som­bres. Ceux qui, depuis des années, font pro­fes­sion de dirigeants du mou­ve­ment lib­er­taire en exil, et le font si bien que bon nom­bre des mil­i­tants de base, par­mi les meilleurs, se sont retirés, déçus et dés­espérés, sem­blent pour­suiv­re la dis­pari­tion de notre mou­ve­ment, car ils ne font rien en vue de cet avenir. Inca­pac­ité, certes, mais aus­si indif­férence que n’ar­rivent pas à mas­quer les flots d’élo­quence démagogique.

La vérité est qu’au­jour­d’hui le par­ti com­mu­niste espag­nol, savam­ment organ­isé et extra­or­di­naire­ment act­if, est, en Espagne, en train de pénétr­er partout : dans le monde estu­di­antin et uni­ver­si­taire, dans les syn­di­cats de la pha­lange, dans les milieux intel­lectuels et paysans, dans tous les cer­cles, toutes les sphères où il est utile d’a­gir. Il s’in­fil­tre même dans d’im­por­tantes maisons d’édi­tions où déjà il exerce un con­trôle crois­sant. Il forme active­ment des mil­i­tants spé­cial­isés, trans­forme les pris­ons en uni­ver­sités. Il n’a devant lui que l’Église catholique. Mais ses cadres, nom­breux et bien organ­isés, le vaste appareil qu’il a mis debout, avec, naturelle­ment, l’aide finan­cière et tech­nique de la Russie, sont en place dans tous les secteurs favor­ables, et si rien ne change, on peut prévoir que c’est lui qui, demain, pren­dra la place qu’oc­cu­pait avant 1936 la Con­fédéra­tion Nationale du Travail.

Car il ne suf­fit pas que nous ayons eu hier une force révo­lu­tion­naire prépondérante : en Russie, les bolcheviques étaient minori­taires au temps de Keren­sky ; cela ne les a pas empêchés de s’emparer de la sit­u­a­tion. Il ne suf­fit pas non plus de nous dire que la psy­cholo­gie du peu­ple espag­nol est trop rebelle à la dic­tature : d’abord, les com­mu­nistes sont assez intel­li­gents pour cam­ou­fler leurs buts et adapter leurs méth­odes aux néces­sités tac­tiques ; ensuite, l’abrutisse­ment, la domes­ti­ca­tion autori­taire et men­tale à laque­lle le fran­quisme s’est livré sur la généra­tion espag­nole actuelle a prédis­posé la grande majorité des jeunes à, accepter la con­ti­nu­ité des méth­odes autori­taires, car ils n’en con­nais­sent pas d’autres. C’est ce qui s’est pro­duit en Ital­ie après la chute du fas­cisme : les ouvri­ers dressés aux pra­tiques du total­i­tarisme con­sti­tuèrent le plus gros des nou­veaux effec­tifs com­mu­nistes. Nos cama­rades ital­iens savent à quelles dif­fi­cultés ils se sont heurtés à ce sujet, cer­tains même reprirent le chemin de l’exil…

La par­tie s’an­nonce donc extrême­ment dif­fi­cile. Mais ceux qui sont à la tête du mou­ve­ment lib­er­taire espag­nol en exil ne font rien — si l’on excepte quelques petites ten­ta­tives sans méth­ode et sans suite, et qui ne sont que du cam­ou­flage — pour y par­er. Voilà, quinze ans que cer­tains d’en­tre nous ont demandé l’or­gan­i­sa­tion de cours pour for­mer des mil­i­tants, l’é­tude des ques­tions doc­tri­naires, des prob­lèmes soci­ologiques, la for­ma­tion de cadres de car­ac­tère économique, syn­di­cal, l’élab­o­ra­tion de struc­tures régionales d’une économie social­isée, semi-social­isée, coopératiste ou munic­i­pal­isée, cor­re­spon­dant à la réal­ité espag­nole, l’étab­lisse­ment de con­tacts avec les autres secteurs aux­quels nous auri­ons pro­posé des solu­tions for­cé­ment mixtes, en réser­vant tout ce qui aurait été pos­si­ble, dans l’or­gan­i­sa­tion de l’a­gri­cul­ture et de l’in­dus­trie. Rien de tout cela n’a été fait, rien n’est entre­pris. Nos mil­i­tants réfugiés en France, en Angleterre, en Amérique du Nord, du Cen­tre et du Sud s’adaptent ou dis­parais­sent : on ne fait rien pour bouch­er ces vides.

Nous avons bien une minorité de cama­rades qui accom­plis­sent en Espagne un tra­vail clan­des­tin, mais ce tra­vail n’est pas, même de loin, com­pa­ra­ble à celui des com­mu­nistes. Il manque l’habi­tude de l’or­gan­i­sa­tion secrète dont les agents de Moscou sont des maîtres. Il manque les moyens matériels. Il manque aus­si, dis­ons-le franche­ment, l’en­ver­gure intel­lectuelle, la vision inté­grale des prob­lèmes et l’analyse spé­cial­isée où, là encore (nous l’avions bien vu pen­dant la guerre d’Es­pagne), nos pires adver­saires sont des maîtres.

Pour pal­li­er ces dif­fi­cultés, il aurait fal­lu se livr­er à un tra­vail intense de pré­pa­ra­tion indis­pens­able, et que ceux qui assu­ment le rôle de guides dans les con­grès, dans les meet­ings, partout où ils pronon­cent d’élo­quents dis­cours, ceux qui diri­gent nos jour­naux et vivent de la pro­pa­gande, s’achar­nent à ne pas réalis­er. Il sem­ble que leur maxime soit : « Après nous, le déluge ! »

Il n’est pas dif­fi­cile de voir que le néant est au bout. C’est notre devoir que de dénon­cer cette situation.

Gas­ton Leval


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom