Si le nombre d’années d’études doit être augmenté par un tel système, l’inconvénient que cela représente est bien minime par rapport au but poursuivi. De même, pour les étudiants des disciplines non techniques, il serait bon qu’en cours de formation ils aient des aperçus du travail industriel ou agricole, un peu comme le font les Soviétiques en ce moment, qui envoient les étudiants à l’usine pour des périodes limitées. Ils y gagneraient sûrement en modestie et en réalisme au contact de la matière et des problèmes que soulève sa transformation.
Ce qui précède n’est qu’un aperçu de ce qu’il serait souhaitable de réaliser ; de nombreux enseignants en ont conscience, mais se désespèrent devant les moyens dérisoires qui sont mis à la disposition de l’éducation nationale. Des « réformettes » interviennent actuellement pour apporter sans cesse des remaniements de dernière heure dans l’enseignement ; elles ne font que dérouter les parents et les étudiants sans rien résoudre. Les enseignants sont rarement consultés, à tel point qu’en juin 1963 les directeurs des lycées techniques sont incapables de savoir quel programme ils devront appliquer dans bon nombre de leurs classes de deuxième et de première. Qui s’y retrouve à bien de la chance !
Pour créer un véritable enseignement préparant à faire face aux impératifs de la vie moderne, il faudrait doubler les crédits de l’éducation nationale. Ce ne serait pas trop pour assurer en à la fois un salaire décent au personnel, un maitre ou professeur pour 25 enfants, des locaux sains, des installations sportives, des ateliers, amphithéâtres, salles de projections, salles de réunions, du matériel pédagogique convenable. Des sommes aussi considérables sont indispensables vu le retard pris dans ce domaine et la vague démographique qui nous touche actuellement.
Vouloir réformer sans donner aux responsables le moyen de le faire revient à semer le désordre et à nous éloigner sans cesse du « centre culturel ouvert à tous » que doit représenter chaque école dans sa commune ou sa région.
Faire en sorte que les techniciens soient des hommes complets constitue une tâche urgente vu leur grand nombre et l’importance de leurs fonctions dans la société. Notre humanisme doit en prendre conscience et chacun de nous se doit de faire le nécessaire dans sa zone d’influence pour amener l’enseignement à répondre aux besoins du siècle. Dans ce domaine il ne faut surtout pas attendre que l’État fasse de lui-même le nécessaire : il ne tient pas du tout à son autodestruction. Seule notre présence dans les milieux industriels, syndicaux et universitaires, ajoutée à l’action de ceux qui pensent comme nous pourra influer sur la formation des jeunes.
L’école doit répandre la culture ; mieux, elle doit provoquer chez chaque enfant le désir de se cultiver en maintenant sa curiosité toujours en éveil pour créer en lui la joie de l’étude. Dans le numéro de février du journal La machine-outil française, Georges Ville, délégué général de la « société des ingénieurs civils », écrit :
« D’une part, la culture correspond à une somme de connaissances étalées en surface plutôt que poussées en profondeur dans une vie particulière.
» D’autre part, la culture est surtout une qualité potentielle. Les sédiments de connaissances accumulées ont moins d’importance par eux-mêmes que l’agilité d’esprit qui est le fruit de ces acquisitions diverses et qui reste disponible en permanence pour d’autres enquêtes.
» L’esprit cultivé peut procéder par intuition latérale à base d’analogie pressentie plutôt que par déduction logique linéaire ; ses informations variées lui permettent des rapprochements en faits et phénomènes par bonds inductifs, et non pas seulement par liaisons rationnelles construites pas à pas.
» La culture permet de pressentir entre des phénomènes de catégories même très différentes des parentés ou des identités qui se font jour en fonction de critères autres que ceux sur lesquels s’appuient la science et la technique. On domine et relie les catégories par une sorte de pressentiment, un coup de lumière brusquement projeté qui donne d’autres reliefs et fait apparaître de nouvelles voies d’exploitation par des passages insoupçonnés, à travers des frontières qu’on croyait bien marquées et infranchissables. Ce n’est qu’ensuite, par une recherche souvent laborieuse, qu’on justifie l’analogie pressentie, en découvrant la nature des liaisons et en les érigeant en lois… Disons que par le moyen de la culture il s’agit d’acquérir une expérience intellectuelle qui se superpose à ce que la science et la technique apportent d’expérience pratique. »
Revendications des techniciens d’aujourd’hui et des ouvriers de demain
Elles sont encore à l’état latent et n’ont pas été formulées avec précision par les syndicats. Essayons de les rassembler pour apporter des éléments constructifs compatibles avec les fonctions actuelles des techniciens. Leur but est d’amener ces derniers à, vivre leur époque plutôt qu’à s’y renfermer.
a) Formation permanente.
Nous avons vu que pour rester au niveau de sa profession le technicien doit entreprendre sans cesse de nouvelles études. Il est indispensable que ces études deviennent une activité normale du métier, qu’elles entrent dans l’horaire habituel de travail avec les leçons et exercices qu’elles supposent. Cette formation doit être à la charge des entreprises, c’est un investissement comme un autre qui lui rapportera comme tout investissement bien placé. Les commissions syndicales, l’inspection du travail devraient enquêter et s’assurer en permanence que cette formation est bien menée aux frais de l’entreprise (par exemple, pas d’achats individuels de livres et pas de travail à la maison pour suivre ces cours).
b) Promotion du travail, promotion sociale.
Elle s’adresse aux travailleurs adultes qui manifestent le désir de reprendre ou de poursuivre des études afin d’élever leur niveau technique, scientifique, artistique, leur culture générale, en même temps que leur position dans la société. Les collectivités publiques (aujourd’hui État, communes, etc.) doivent créer des conditions favorables pour que de telles études aboutissent à de bons résultats. Cours gratuits, congés spéciaux, horaires de travail adaptés doivent permettre à tous ceux qui sont assidus et dont les résultats sont prometteurs de mener leurs études à terme tout en travaillant pour gagner leur vie.
c) Réduction du temps de travail.
C’est une nécessité biologique rendue très possible par l’augmentation ininterrompue de la productivité. À quoi servirait le machinisme sans cette mesure ? Par ordre de priorité, trois paliers successifs sont à respecter :
1) Retraite honorable à 55 ans. — À cet âge les facultés d’assimilation et d’adaptation diminuent ; essentielles dans le travail moderne, en perpétuelle évolution, elles rendent la fin de leur carrière pénible à beaucoup de vieux ouvriers qui, quoique excellents dans leur partie, se trouvent ramenés peu à peu à des fonctions subalternes parce qu’ils ne suivent pas l’évolution du métier. À cet âge l’homme pourvu de moyens de vie décents est à même de réaménager son existence pour écouler dans la paix la troisième partie de sa vie, alors qu’à 65 ans il n’a plus le ressort nécessaire. Le progrès doit avant tout diminuer la peine des hommes ; commencer par les anciens n’est que pure justice.
2) Semaine de 40 heures. — Cette vieille revendication trouve sa place ici sans qu’on ait besoin d’insister.
3) Congés payés. — Une fois les deux premiers paliers franchis, il faudrait aménager le régime des congés, à partir des trois semaines minimum, en fonction des besoins de la production qui décidera s’il est possible ou non d’accorder un mois de vacances ou des congés d’hiver. La tension nerveuse créée par la vie moderne nécessite des périodes de détente ; ce seul problème demande une étude sérieuse, il sort malheureusement du cadre trop restreint de cet essai.
d) Transformation du rôle du technicien.
Par des mesures appropriées, il conviendrait de modifier le contenu de son travail en y introduisant, chaque fois que c’est possible, des éléments qui exigent une synthèse regroupant les analyses successives d’une même personne ou de son entourage. Il serait souhaitable que ces synthèses aillent le plus près possible de la finalité qui détermine l’existence de l’entreprise pour que chacun soit à même de la situer dans le contexte économique ou social du moment. Georges Ville écrit dans l’article Culture et savoir, déjà cité :
« Tant qu’il s’agit de déterminer les meilleures recettes d’action dans le domaine du connu, la science technique est suffisante. C’est une bonne arme, bien aiguisée pour chaque sujet, et le technicien la manie efficacement en prenant appui sur son bagage de connaissances éprouvées, d’autant plus sûres qu’elles ont été limitées d’avance à cet emploi. Mais il faut, au-dessus de cela, définir cet emploi, situer ces recherches techniques dans un ensemble, les orienter en donnant un support à leurs progrès. Il s’agit là de s’évader du connu pour tracer des pistes dans l’inconnu. Le bagage du spécialiste ne suffit plus : l’hypothèse audacieuse exige une vue en largeur sur d’autres savoirs parallèles. C’est là qu’intervient la culture au-delà du savoir.
» Toute l’étendue analytique doit être coordonnée au départ, puis exploitée dans la suite par une synthèse dans le sens transversal, et cela d’autant plus que chaque analyse est plus fine et plus poussée. La spécialisation outrée dans son but particulier, qui est devenue nécessaire, la rend aveugle pour ses applications à la réalité, car toute réalité est complexe et doit être jugée dans son ensemble. Plus le grossissement du microscope est fort et moins on sait ce qu’on regarde…
» Sinon nos spécialistes resteront enfermés dans l’actuel, ligotés par leur science même, avec les œillères qu’implique leur spécialisation. Il faut prévoir et promouvoir cette culture polyvalente. Sans cela, nous risquons fort d’être suréquipés en spécialistes, en moyens et investissements ruineux, mais qui seront stériles, faute d’être suffisamment équipés en cerveaux capables de leur trouver une nourriture toujours renouvelée. »
Entre bien des transformations à opérer, on peut citer en priorité :
1) Informations exactes sur l’entreprise. — Par des bulletins, notes de service, affiches, conférences, films, il faut donner au personnel l’image d’ensemble de l’activité à laquelle il contribue. Production, ventes, achats, effectif du personnel, situation du marché pour la branche considérée, nature de la clientèle, évolution de ses désirs, importance de l’entreprise dans sa branche, concurrence, toutes ces informations doivent être mises à la portée du technicien. En leur possession, il lui sera beaucoup plus facile d’incorporer son activité dans le vaste cadre social. C’est un premier pas qui peut l’aider à sortir de sa coquille.
2) Au niveau du poste de travail. — Il faut faire en sorte que chacun se trouve concerné dans la conception des décisions qui sont prises à l’égard de son travail et de celui des techniciens des postes voisins du sien. Il ne doit pas y avoir dans l’entreprise un amalgame de cellules isolées qui reçoivent des impulsions ; chaque cellule doit, au contraire, émettre vers le groupe qui répercutera, sélectionnera et enverra l’impulsion finale.
Autrement dit, quatre paliers sont nécessaires :
Dans une première période, la direction communique aux services d’exécution les problèmes à traiter, les produits ou services à livrer, etc., en même temps que les détails de l’organisation qu’elle entend adopter.
Dans un deuxième temps, le personnel technique étudie ces données. Au cours de réunions, les techniciens concernés confrontent ensuite leurs idées et établissent un projet avec répartition des tâches. Ces réunions sont à prévoir au moment de lancer une étude, d’une réorganisation ou au départ d’une nouvelle fabrication. Elles auraient lieu périodiquement au cours des travaux de longue haleine. Dans ces réunions, le déroulement du travail, ses résultats, l’acquisition, les critiques, les suggestions seraient analysées. Ainsi chacun serait amené à fournir l’effort nécessaire pour se hisser au niveau de l’équipe, de l’atelier ou de l’entreprise.
Au troisième stade, les projets élaborés dans les groupes seraient soumis à l’approbation des émetteurs de l’étude initiale qui contrôleraient alors si les plans entrent bien dans le cadre de l’entreprise et répondent à la production envisagée.
Enfin, en dernier ressort, exécution proprement dite du travail suivant les directives finales rigoureusement appliquées sans discussion par tout le personnel.
3) Changement périodique de poste dans une même spécialité. Ce mouvement s’impose si l’on ne veut pas créer de spécialité dans les spécialités ; il permet au technicien d’embrasser son métier dans sa totalité.
4) Instituer le travail d’équipe chaque fois que c’est possible, mais éviter surtout que la responsabilité soit diluée ; chacun doit garder la responsabilité de ses tâches. L’organisation de l’équipe doit émaner de sa propre initiative, avec toutefois une prédominance pour les décisions que serait amené à prendre le chef d’équipe nommé à « la double confiance », comme on dit dans les communautés de travail (accord des subordonnés et des supérieurs).
(À suivre.)
Jacques Bouyé