La Presse Anarchiste

La pensée d’Erich Fromm (3)

Le problème de la paix et du désarmement

Une telle socié­té ne pour­ra voir le jour que si la paix est sau­ve­gar­dée. C’est dans May man pre­vail ? qu’E­rich Fromm traite du pro­blème des rela­tions internationales.

Les rap­ports actuels entre l’Est et l’Ouest — fon­dés sur la sus­pi­cion et la haine — connaissent un équi­libre pré­caire. Le déve­lop­pe­ment mons­trueux des tech­niques de des­truc­tion va pla­cer les deux blocs devant un choix déci­sif : ils devront opter pour la guerre nucléaire ou pour le désar­me­ment. Or, il est à craindre que, pour prendre une déci­sion aus­si capi­tale, les blocs rivaux ne dis­posent que de prin­cipes erro­nés qui témoignent de la plus grande confu­sion d’es­prit et même d’une forme semi- patho­lo­gique de pensée.

En effet, alors qu’au­tour de nous le monde change, notre pen­sée, elle se refuse à évo­luer. L’in­di­vi­du s’ac­croche déses­pé­ré­ment à son mode de vie, à ses ins­ti­tu­tions, à ses valeurs, à sa culture et les trans­forme en idoles figées qu’il assi­mile au Bien. Au contraire, le mode de vie, les ins­ti­tu­tions, les valeurs des autres groupes sociaux sont assi­mi­lées au Mal. À l’Est comme à l’Ouest, on vit sur des cli­chés, des idéo­lo­gies ritua­listes, des valeurs sacrées, qui ne cor­res­pondent plus à la réa­li­té. Notre conduite devient auto­ma­ti­que­ment ido­lâtre, irra­tion­nelle, pas­sion­nelle, fana­tique. Ain­si les Russes pensent que leur sys­tème est le seul bon et que les Amé­ri­cains forment une socié­té d’es­claves sous le fouet de Wall Street. De leur côté, les Amé­ri­cains croient à la per­fec­tion de leurs ins­ti­tu­tions et s’i­ma­ginent que les Russes n’ont d’autre but que de conqué­rir le monde par la force et de le gou­ver­ner par la trique. Ils ne voient, pas que la Rus­sie s’est pro­fon­dé­ment trans­for­mée et qu’elle est deve­nue une socié­té indus­tria­li­sé, bureau­cra­ti­sée, pla­ni­fiée, conser­va­trice, avide de biens maté­riels et qui tend à res­sem­bler aux socié­tés capi­ta­listes de l’Ouest. D’ailleurs, ni à l’Est, ni à l’Ouest, la pen­sée des indi­vi­dus n’est vrai­ment libre. Bien qu’il soit plus facile de s’ex­pri­mer à l’Ouest qu’à l’Est et que les régimes poli­ciers y soient l’ex­cep­tion, la pen­sée, des deux côtés, est sug­ges­tion­née par les auto­ri­tés, grâce à des tech­niques raf­fi­nées de per­sua­sion qui donnent l’illu­sion de la liber­té (presse, radio, TV.).

Des deux côtés on pra­tique la double pen­sée. Ain­si la Hon­grie et R.D.A. se nomment « démo­cra­ties popu­laires », bien qu’elles soient gou­ver­nées contre la volon­té de la majo­ri­té ; la Rus­sie se pré­tend une socié­té « sans classes », alors qu’elle est en fait une socié­té hié­rar­chi­sée, fon­dée sur des inéga­li­tés éco­no­miques, sociales, poli­tiques aus­si accu­sées qu’à l’Ouest, sinon plus. De notre côté, nous qua­li­fions de « libre » le bloc occi­den­tal, alors que des pays qui en font par­tie sont sou­mis à la dic­ta­ture de Fran­co, Sala­zar, Tchang Kaï-chek, etc.

D’autre part, nous ne savons pas dis­tin­guer l’i­déal de l’i­déo­lo­gie. Un idéal est un concept dyna­mique, vivant, pro­fon­dé­ment ins­crit dans la nature humaine, dans les besoins vitaux que sont la liber­té, l’é­ga­li­té, le bon­heur, la créa­ti­vi­té, l’a­mour. Si cet idéal ne peut pas être vécu, il se per­ver­tit en pas­sions irra­tion­nelles ; l’in­di­vi­du se sou­met alors à des idées, à des chefs, s’op­pose aux autres, devient violent, destructeur.

C’est que les chefs ont l’a­dresse de trans­for­mer les idéaux non vécus en rituels. À l’i­déal vivant, dyna­mique, ils sub­sti­tuent ces rituels dont ils se servent pour mani­pu­ler les masses à leur guise. Ils trans­forment l’i­déal en idole pro­je­tée — en idéo­lo­gie morte. C’est ain­si qu’au­tre­fois Napo­léon uti­li­sa les idéaux révo­lu­tion­naires de liber­té, d’é­ga­li­té, de sou­ve­rai­ne­té natio­nale pour les trans­for­mer en idéo­lo­gies afin d’im­po­ser sa dic­ta­ture et ses ambi­tions de conquêtes.

C’est à la lueur de ces connais­sances psy­cho­lo­giques essen­tielles qu’il faut abor­der les pro­blèmes internationaux.

Face à la Rus­sie et au monde occi­den­tal, il faut nous débar­ras­ser de nos modes de pen­sée sub­jec­tifs et consi­dé­rer la réa­li­té objec­ti­ve­ment : il ne s’a­git plus de voir la Rus­sie à tra­vers une idéo­lo­gie qui ne cor­res­pond plus à la réa­li­té, pas plus que nous ne devons croire que chez nous sont réa­li­sées la démo­cra­tie et la liber­té. Devant l’i­den­ti­té qui tend à s’é­ta­blir entre les sys­tèmes russe et capi­ta­liste, il faut adop­ter une atti­tude réaliste :

1) Pro­po­ser un désar­me­ment uni­ver­sel contrô­lé, sinon l’Al­le­magne, la Chine, le Japon auront bien­tôt leur arme­ment nucléaire avec tous les risques que cela comporte.

2) Éta­blir un « modus viven­di » rus­so-amé­ri­cain sur la base du sta­tu quo qui per­met­trait de par­ve­nir à un désar­me­ment psy­cho­lo­gique — de sur­mon­ter la méfiance hors de pro­pos qui règne entre les deux blocs — et évi­ter une atti­tude hos­tile à ‘égard de la R.D.A. et des pays satel­lites (atti­tude qui dur­cit leurs posi­tions et retarde le pro­ces­sus de libé­ra­li­sa­tion en cours).

Puisque ni la Rus­sie ni les U.S.A. n’ont l’in­ten­tion de conqué­rir le monde, il faut arri­ver à un « sta­tu quo » en Asie, en Afrique, en Amé­rique latine, ne plus sou­te­nir les dic­ta­tures de ces pays et accep­ter l’exis­tence d’un bloc de pays neutres non alignés.

3) Envi­sa­ger une aide mas­sive aux pays sous-déve­lop­pés sous forme de capi­taux, d’as­sis­tance tech­nique et favo­ri­ser dans ces pays l’é­clo­sion d’un socia­lisme huma­niste, adap­té à cha­cun, afin qu’ils ne choi­sissent ni le com­mu­nisme russe, ni le com­mu­nisme chi­nois, dont ils aime­raient se pas­ser et dont ils se pas­se­ront, si nous les y aidons et si nous ne cher­chons pas à les incor­po­rer de force dans notre camp.

L’O.N.U. doit être ren­for­cée afin qu’elle super­vise effi­ca­ce­ment le désar­me­ment inter­na­tio­nal et l’aide aux pays sous-développés.

Il s’a­git pour les U.S.A. et l’Oc­ci­dent de choi­sir une voie neuve, dyna­mique, humaine, géné­reuse. Sinon ils tra­vaille­ront, mal­gré eux, pour les Russes et les Chi­nois et ils n’empêcheront pas la catas­trophe nucléaire. Il s’a­git d’a­voir foi dans les valeurs que nous pro­cla­mons : liber­té, fra­ter­ni­té, démo­cra­tie, huma­nisme, et de les mettre en pratique.

Nous ter­mi­ne­rons par deux cita­tions tirées l’une de May man pre­vail ?, l’autre de Beyond the chains of illu­sion, le der­nier ouvrage d’E­rich Fromm :

1) « Tous les hommes de bonne volon­té, tous les hommes qui aiment la vie, doivent for­mer un front uni pour la sur­vie de l’es­pèce, la conti­nua­tion de la vie et de la civi­li­sa­tion. Avec le pro­grès scien­ti­fique et tech­nique, l’homme peut résoudre le pro­blème de la faim et de la pau­vre­té… Il est encore temps d’an­ti­ci­per le pro­chain déve­lop­pe­ment his­to­rique et de chan­ger le cours des choses. Mais si nous n’a­gis­sons pas bien­tôt, nous per­drons l’i­ni­tia­tive ; et les cir­cons­tances, les ins­ti­tu­tions et les armes que nous avons créées se retour­ne­ront contre nous et déci­de­ront de notre destin. »

2) « Je crois que l’homme doit se débar­ras­ser des illu­sions qui l’en­chaînent et le para­lysent ; qu’il doit deve­nir conscient des réa­li­tés à l’in­té­rieur et à l’ex­té­rieur de lui-même afin de créer un monde qui n’au­ra plus besoin d’illusions.

» Je crois qu’au­jourd’­hui le seul pro­blème est celui de la guerre ou de la paix. L’homme peut pro­ba­ble­ment détruire toute vie sur terre, ou détruire toute la vie civi­li­sée et les der­nières valeurs qui sub­sistent, et construire une orga­ni­sa­tion bar­bare et tota­li­taire qui com­man­de­ra à ce qui res­te­ra de l’hu­ma­ni­té. S’é­veiller à ce dan­ger, per­cer à jour les paroles hypo­crites qui sont uti­li­sées de tous les côtés pour empê­cher les hommes de voir l’a­bîme vers lequel ils sont entraî­nés, est l’u­nique obli­ga­tion, l’u­nique com­man­de­ment intel­lec­tuel et moral que l’homme doit aujourd’­hui res­pec­ter. S’il ne le fait pas, nous serons tous condamnés.

» Si nous devions tous périr dans l’ho­lo­causte nucléaire, ce ne serait pas parce que l’homme n’é­tait pas capable de deve­nir, humain ; ce serait parce que les forces de stu­pi­di­té l’au­raient empê­ché de voir la réa­li­té et d’a­gir selon la vérité.

» Je crois en la per­fec­ti­bi­li­té de l’homme, mais je crains qu’il n’at­teigne ce but, à moins qu’il ne s’é­veille bientôt. »

Mathilde Niel


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