I
quand on réfléchit que les deux dernières guerres ont coûté la vie à une cinquantaine de millions d’êtres humains et laissé derrière elles des deuils innombrables, des ruines à perte de vue et des haines inextinguibles ; quand on se remémore les camps d’extermination, les wagons plombés isolés sur les voies de garage d’où s’exhalait la puanteur des cadavres d’asphyxiés, la fumée des fours crématoires incinérant des hommes, les charniers pleins de fusillés, les gibets arborant leurs grappes de pendus, Coventry pulvérisée, Oradour exterminée, les grandes villes allemandes détruites par le fer et le feu, la terre brûlée de l’Ukraine et le feu d’artifice plutonien d’Hiroshima, la guerre doit apparaître comme quelque chose de si funeste dans son infernal génie, et de si grandiose en son insurpassable horreur que toute créature sensée en conçoive obligatoirement l’épouvante et l’exécration.
Aussi, lorsque sonnent ses vingt ans – le bel âge ! – et qu’il est appelé à faire son apprentissage en vue de la guerre à venir, le jeune homme devrait se sentir en proie à la crainte la plus légitime et à l’effroi le plus excusable.
Encore que cet effroi et cette crainte ne constituent pas la règle, et qu’en général les jeunes gens acceptent la conscription avec beaucoup d’insouciance, il en est un certain nombre que n’aveuglent pas les impératifs sonores ; et j’en ai connu personnellement au moins un qui s’est juré, à l’âge de vingt ans, de ne point participer à ce que la guerre attendait de lui. Ce que, plus tard, il a vu de la guerre ne le lui a pas fait regretter.
Près de vingt autres années se sont écoulées depuis lors, et le jeune homme de ce temps-là n’est plus aujourd’hui que ce qu’on est convenu d’appeler gentiment « un homme jeune encore ».
Je ne retracerai point ici sa lutte contre l’autorité militaire et civile, la bataille qu’il eut à livrer, tant extérieurement à lui entre sa personne et la société, qu’intérieurement entre sa faiblesse et sa détermination ; il refusa d’accomplir son service militaire ; tant qu’il fut libre, le soutien de ses amis et de sa famille lui apporta le réconfort et l’exaltation sans lesquels de tels défis ne sauraient persister ; ensuite, la difficulté commença ; il y eut l’arrestation, l’isolement, la brimade, la prison ; et dans l’impossibilité de revenir sur le serment qu’il s’était fait, aussi bien que de se nourrir de l’énergie d’un contact sympathique au milieu du monde ennemi qui s’apprêtait à le juger, il ne vit plus devant lui que la solution qui est la panacée de tous les maux et le dénouement de toutes les tragédies : la mort.
Comment il en réchappa et comment il survécut, c’est une longue histoire ; elle n’a point sa place ici. Toujours est-il qu’il a définitivement réussi à s’exempter de ce devoir : le service militaire.
II
Dans l’idéal de sa théorie, ou dans la simplicité de ses origines, le service militaire peut apparaître comme un devoir légitime et naturel. Voici une cité. Des hommes se sont unis pour l’édifier. Elle n’est pas parfaite et l’organisation sociale divise ses citoyens en classes inégalement bénéficiaires des biens qui la composent, et ils se syndiqueront en groupements souvent opposés pour confronter les droits des uns et les privilèges des autres dont la contradiction ouvre un éternel débat intérieur ; cela n’empêche qu’à côté de leurs intérêts divergents, ils ont des intérêts communs. Riches et pauvres ont un égal intérêt, en marge de leur querelle civile, à ce que leur cité ne soit pas détruite, soit par le feu ou les inondations, soit par les incursions de voisins malintentionnés ; d’où l’intérêt mutuel qui est le leur de s’unir pour créer un corps de pompiers contre les menaces naturelles ; et pour former une armée contre les menaces humaines. Ainsi se pose la question dans l’idéal de la théorie, et sans doute aussi dans la simplicité des origines.
Suivant les lois de l’évolution, élargissez la cité jusqu’à ce qu’elle devienne la nation, et la logique de la proposition ci-dessus demeure ; de même que le citoyen d’un faubourg doit aide et assistance à celui d’un autre faubourg, de même le ressortissant d’une province ne peut refuser son concours à celui d’une autre province, dans la même cité et dans la même nation sous peine de rompre la solidarité qui joue tour à tour en faveur des uns et des autres, et de mettre en péril la sécurité de la nation ou de la cité. Tous, fussent-ils séparés quant à d’autres intérêts, se trouvant d’accord sur l’intérêt qu’ils ont d’assurer cette protection, il apparaît, par conséquent, que le devoir de chacun est d’y participer et que quiconque s’y soustrait se retire à lui-même le droit de cité, puisqu’il compromet la défense de tous en s’en désintéressant.
Ainsi exprimé dans l’absolu, le devoir militaire se dresse comme un principe inattaquable. Il en va tout autrement dans la réalité.
Il s’est en effet produit ce phénomène qu’aussitôt créées, ces armées sont devenues, aux mains de ceux qui les commandaient, des instruments à deux tranchants ; constituées pour défendre la cité ou la nation, elles l’ont défendue en attaquant les cités ou les nations voisines, et celles-ci, provoquées, se sont à leur tour « défendues » de la même façon. La défense ne fut qu’un fallacieux prétexte pour attaquer, et dans neuf cas sur dix, chaque armée ne servit plus qu’à l’agression. À la nécessité de protéger une communauté se substitua l’opportunité de détruire les communautés étrangères, soit qu’elles fussent qualifiées rivales, réputées hérétiques ou présumées hostiles. Puis il s’y substitua une notion d’honneur militaire pur, qui tire gloire de tous les coups donnés ou reçus sans égard pour le motif, bon ou mauvais ni pour l’adversaire, inculte ou génial, dans son droit ou dans son tort.
Un coup d’œil sur l’histoire de l’humanité nous peut convaincre de cette évidence. Qu’il s’agisse des combats de tribus à tribus qui ensanglantaient l’Afrique et l’Amérique avant leur conquête par la race blanche, qu’il s’agisse des légions romaines ou carthaginoises, ou des villes grecques, qu’il s’agisse des armées napoléoniennes ou de celles de l’Allemagne, les unes et les autres se sont peu défendues et ont énormément attaqué ; combien d’armées n’ont pas franchi la frontière de leur pays ? Depuis les guerres puniques jusqu’à la capitulation de Berlin, la défense de la cité, la défense de la nation n’a été qu’un mythe au nom duquel on a fait la guerre au voisin.
Dès lors, si le rôle de l’armée ne se cantonne pas à la défense de la communauté, c’est-à-dire à la défense du groupe de citoyens dont elle émane, de leurs biens et de leurs œuvres, chacun de ces citoyens est parfaitement fondé à ne plus s’identifier à elle et l’adhésion, l’enrôlement, le service qu’elle exige de lui cessent d’être un devoir.
Que, dans certains cas, devant certaines invasions torrentielles qui prenaient le caractère d’un cataclysme total, la riposte défensive ait été spontanée au point de ressortir à l’instinct de conservation, nous n’abjurerons pas nos principes et ne démentirons point nos conclusions en le reconnaissant ; des raz-de-marée humains comme l’invasion des Huns d’Attila, comme celle des Arabes après l’Hégire, comme celle des Turcs après, et même avant la chute de Constantinople, acquéraient une telle envergure de catastrophe qu’un endiguement militaire de ces énormes ruées devenait, à son tour, fatal, parce qu’il n’est, ni dans la nature des choses, ni dans les vœux de l’esprit, qu’un seul peuple, une seule culture, une seule civilisation, domine et absorbe tous les autres en déferlant jusqu’aux bornes du monde.
Les rares pays dont l’armée n’ait jamais joué un rôle agressif sont, nous l’admettons, en position beaucoup meilleure que les autres pour nous persuader que nous avons tort de nier la légitimité du devoir militaire ; eux, du moins, peuvent nous dire (ils sont en droit de le faire) que, n’ayant jamais usé de leur force que pour se défendre, ils ont prouvé que les gouvernements n’utilisaient pas nécessairement ce moyen défensif comme, instrument d’attaque, et que, par conséquent, leurs ressortissants ne sauraient invoquer d’excuse à refuser de porter les armes, et ne sauraient s’en dispenser sans s’exclure de la cité commune. Encore que, pour d’autres raisons, nous soyons d’un avis différent, nous reconnaîtrons volontiers que ces pays donnent un exemple susceptible d’atténuer nos griefs. Mais combien sont-ils, ces pays-là, et quelle place tiennent-ils dans l’échelle des forces internationales ? Leur modération n’est-elle pas de la prudence ? Ne doit-on pas leur rôle purement défensif à leur faiblesse ? S’ils étaient puissants et considérables, qui nous prouve que leur armée ne serait pas, elle aussi, un moyen déterminant, soit d’attaque, soit de menace et de pression, comme la plupart des armées que déploient les grands États, les unes essaimées d’un bout de l’univers à l’autre sur les cinq continents, les autres massées sur leur territoire d’origine, à l’affût du premier signal qui leur ordonnera de partir à l’assaut ?
Donc, dans le passé déjà, et dès le plus lointain passé, les armées ont trahi la cité en ne se contentant pas de la protéger contre les agressions éventuelles et en attirant sur elle les représailles inévitables qu’expliquaient leurs exactions à l’extérieur. Elles ont même rendu en quelque sorte fatales des menaces et des attaques contre la cité, car, les communautés étrangères étant inquiétées par leurs préparatifs, elles ont rendu fatales des expéditions préventives ; la sécurité de Rome exigeait la destruction de Carthage, la sécurité de l’Angleterre exigeait le coup de Trafalgar, et celle du Japon celui de Pearl Harbour, et ainsi de suite ! On a raisonné ainsi à Sparte, autrefois, on a raisonné ainsi à Londres ensuite, et à Berlin, et à Washington. On raisonne ainsi partout, de nos jours.
Dira-t-on que le lien est le même, qui unit dans le présent et dans la pratique le citoyen-soldat à son gouvernement, et qui unissait ou qui unirait le citoyen-soldat à sa cité ou à sa nation dans les origines ou dans l’idéal ? Le dira-t-on, à la lumière de ces réalités incontestables ? Dira-t-on que ce devoir militaire, qui envoie le jeune Français à Hanoï ou à Gao, le jeune Sénégalais à Djibouti ou a Toulon, est de la même espèce, a la même valeur de concours et de solidarité, que celui dont on discute à propos d’une cité théorique au nom d’un principe absolu ?
Ces représailles que l’abus de sa force que se permettait son armée attirait sur la cité, ces expéditions préventives que, par ses provocations, elle donnait à l’ennemi la tentation d’organiser, ce n’était rien : cela, c’est du passé. Aujourd’hui, on ne procède plus par coups de main, par embuscades, plus même par simples alliances à la mode de Charles le Téméraire contre Louis XI ou de Richelieu contre la maison d’Autriche. On procède par vastes coalitions, d’ampleur planétaire, et l’armée attire sur les foyers qu’elle est censée défendre, le monstrueux déchaînement des plésiosaures de fer, la migration des oiseaux de nuit pondant au hasard leurs œufs de feu, tout ce que nous venons de voir complété et accru par tout ce que nous ignorons, tout ce que la guerre d’hier portait en germe pour la guerre de demain et dont l’effroyable couvée est peut-être en voie d’éclosion, l’astre atomique d’Hiroshima qui éblouit comme le soleil et tue ce que le soleil vivifie, les rayons naturels captés par le génie humain pour anéantir l’homme, les mystères du cosmos utilisés par la science contre la vie avant même d’être identifiés, et le firmament des cités plein de météores inconnus.
Y a‑t-il, pour justifier l’obligation sacrée du devoir militaire, une solidarité plausible et supérieure qui lie l’homme à tout cela ?
Si, pour les individus incultes ou pervers, faire la guerre est, avant tout, faire le mal pour le plaisir, une occasion de débauche, de pillage et de bas assouvissement, la multitude s’est rarement contentée, dans les sociétés policées, d’un but aussi matériel. Toutes les guerres se sont enveloppées d’une vertu messianique propre à ériger en devoir l’adhésion qu’elles requéraient de chacun. Les Croisés n’ont pris le glaive au nom d’un Sauveur qui l’avait proscrit que parce qu’ils projetaient de délivrer le tombeau de ce sauveur, et dans leur épopée multiple, qui tourna assez mal pour eux ils ont opprimé quantité de populations innocentes sous prétexte d’aller libérer un cadavre imaginaire, que dis-je ? un sépulcre inexistant, considéré comme ne contenant rien par eux qui croyaient à la résurrection du Christ.
Tout aussi fermement exprimée, et cependant tout aussi vaine, cette mission libératrice s’est rencontrée dans toutes les guerres.
Enchaînés par le devoir, mais exaltés par l’apostolat, on est confondu par la somme d’héroïsme que peuvent dépenser les hommes. Si l’on veut bien en oublier quelques instants la vanité, cet héroïsme est proprement admirable.
Quand on considère les défenseurs du fort de Vaux, les parachutistes d’Arnheim, les ouvriers d’Octobre-Rouge à Stalingrad, les maquisards du Vercors, on est ému de l’esprit de sacrifice sublime qui soutint leur énergie et leur résistance, et que, seule a pu susciter leur conviction de lutter pour une cause juste ; ces épisodes de la guerre, où l’on voit des hommes se battre contre une invasion féroce, contre une idéologie fausse, contre une menace de submersion du monde entier par la force, l’erreur et la crainte, sont profondément bouleversants.
Mais pour qu’un tel héroïsme fût nécessaire de leur part, quels ennemis avaient-ils donc ? Ne fallait-il pas qu’en face d’eux il y eût également des hommes soulevés par une exaltation égale ? Sans aucun doute, sinon l’acharnement de ceux qu’ils combattaient serait inexplicable. Une croyance aussi ancrée, un apostolat aussi dévorant, hantaient les jeunes hitlériens, fils des anciens chômeurs de la république de Weimar, et les pilotes japonais des avions-suicides. Pour eux aussi, comme pour le jeune Français qui ralliait, via l’Espagne, les forces libres, comme pour ce jeune aviateur anglais qui se fit sauter avec son appareil en le jetant sur un V‑2, l’appel de la guerre était un appel messianique, un message libérateur, et le service militaire un devoir.
En marge de ces tableaux, il y en a d’autres. Cet héroïsme, qui s’offre toujours à la liberté et conduit le plus souvent à l’oppression et profite le plus souvent à l’esclavage, il a une autre imagerie, non moins spectaculaire, mais combien plus affligeante !
Ce sont les fusillés pour l’exemple dont a parlé Monclin jadis ; ce sont les exploits des nettoyeurs de tranchées, les attaques aux gaz et au lance-flammes ; les dizaines de milliers d’hommes, abattus à la mitrailleuse dans les charniers de Katyn, par les Russes disent les Allemands, par les Allemands disent les Russes ; ce sont les 1.500 ou les 2.000 marins français morts à Mers-el-Kébir dans la destruction de leur flotte par les Britanniques, à la suite de ce que, diplomatiquement, on a qualifié « un léger malentendu ». Car l’acceptation du devoir militaire ne permet pas à qui l’accepte de choisir, ni de distinguer ; peut-être mourra-t-il pour la liberté ou pour la patrie, comme il se peut aussi qu’il meure pour la tyrannie et pour la violation de la patrie d’autrui, comme il se peut aussi qu’il meure pour un « léger malentendu », ou même pour l’exemple, c’est-à-dire pour rien. Pas de distinction ! Pas de choix ! Le devoir de porter les armes est exclusif de toute clause restrictive ou résiliatoire, ordinairement liée à tout engagement et inséparable de tout contrat. On ne peut ni le discuter ni le dénoncer. Il faut l’accepter ou le refuser.
Les circonstances nous ramènent-elles parfois à cette simplicité des origines évoquées plus haut, si toutefois elle exista ? L’homme le plus pacifique n’est-il pas quelquefois sollicité par sa conscience de prendre parti dans une guerre ? J’ai soulevé la question dans un article précédent, je n’y reviendrai pas ici, bien que je me réserve d’en reparler. Il arrive que ce soit, dans certains esprits, un véritable débat, et j’ai tenté de me pencher sur le problème du scrupule kropotkinien. Ce scrupule n’est pas dissipé, et nous le retrouverons encore. Qui de nous ne s’est pas posé une question de ce genre : « Supposons que, moi pacifiste, je me trouve reporté à de nombreux siècles en arrière à la veille d’une de ces batailles qui semblent avoir été, dans l’histoire humaine, des victoires éclatantes ou des catastrophes effroyables pour la culture et pour la liberté, Salamine par exemple ; resterais-je fidèle à mon pacifisme, à mon idéal de non-violence ? Prendrais-je les armes sous Thémistocle ? Ou bien me porterais-je, un rameau d’olivier à la main, à la rencontre de Xerxès pour essayer de le fléchir comme Geneviève fléchit Attila qu’elle envoya se faire battre ailleurs par les centuries d’Aetius ? Ou bien m’irais-je cacher sous une hutte au pied de l’Olympe, en attendant que le fléau passe, comme passent tous les fléaux, Xerxès, Attila ou Hitler, taillés en pièces par des armées qui écrasent les leurs, et qui leur succèdent ? »
Tous les hommes conscients de ce que l’esprit humain doit à la culture hellénique sont, à Salamine, pour les Grecs contre les Perses. Mais la Grèce n’était pas peuplée que de philosophes, et les hoplites ne défendaient pas que la liberté. La Grèce était aussi peuplée d’esclaves, et ses soldats défendaient aussi les privilèges aristocratiques. Nous qui, au XXe siècle, voudrions voir disparaître la condition prolétarienne, n’avons pas le droit d’omettre, en nos considérations, ce fait que la condition serve existait au Ve siècle avant Jésus-Christ. Si les prolétaires d’aujourd’hui peuvent dire, selon nous, qu’ils n’ont pas de patrie, pourquoi l’esclave antique ne l’aurait-il pas également pensé ? Nous connaissons l’attitude de Thémistocle devant Xerxès, mais nous ne savons pas quel eût été son comportement dans l’hypothèse d’un Spartacus athénien. Toute la culture dont rayonnait la Grèce et qui s’est perpétuée et se perpétuera immortellement, cet amour de la liberté qu’elle a communiqué au monde, n’ont jamais convaincu les riches Hellènes d’affranchir leurs esclaves, et la victoire de Salamine, si elle a retardé le saccage de la Grèce et permis à celle-ci de parfaire sa civilisation, sa splendeur, son message aux siècles futurs, n’a fait perdre ses chaînes à aucun des parias d’Athènes.
Or, un homme ne pouvant se cultiver qu’autant qu’il est libre, et devant, s’il ne l’est pas, accéder à la liberté avant d’aspirer à la culture, on voit le bénéfice que la culture hellénique eût retiré d’une abolition de l’esclavage ; il reste cependant qu’il n’en fut rien, et qu’aucun Salamine, aucun Marathon, aucun Platées, n’a allégé le fardeau de l’esclave athénien, que ni Chéronèse, ni la conquête romaine ne devait l’accroître, si l’on dédaigne des incidents locaux et épisodiques comme la répression thébaine et différents autres soulèvements patriotiques et nullement sociaux. Et cependant, cette idée de la liberté humaine, qui n’a jamais atténué la charge de l’esclave grec, nous fut communiquée par la Grèce, et triomphait à Salamine avec des intérêts marchands et patriciens. Mais si Xerxès avait vaincu, l’aurait-il tuée ? Abandonnons pour aujourd’hui la poursuite de ce sujet plein d’angoisses.
III
Ainsi donc, le jeune homme dont j’ai parlé en commençant refusa de se plier aux exigences du devoir militaire.
— Il convient cependant d’être juste, se dit-il ensuite ; puisque je me suis dispensé d’un devoir que la société considère envers elle comme essentiel, une élémentaire conception de l’équité exige que je me prive d’un droit. En effet, il n’est pas conforme à l’esprit de justice que le même individu retire de la société des avantages sans lui en apporter d’équivalents en échange, et prétende jouir de tous ses droits s’il ne remplit pas tous ses devoirs.
On voit par ce raisonnement que notre jeune homme se faisait du contrat social une haute idée, qu’il a modifiée par la suite ; car il s’est persuadé depuis, s’il ne l’avait qu’entrevu jusque là, que ceux qui, dans la société, fournissent le maximum de leur effort et de leur utilité sont en même temps ceux qui bénéficient le moins de ce que cette société procure de bien-être et de bienfaits.
De tous les devoirs que la société impose, il avait éludé le plus exigeant, le plus impérieux, le plus inéluctable et le plus dramatique ; il convenait donc qu’il renonçât, pour que la compensation fût équitable, au droit le plus noble, le plus élevé, le plus prisé, le plus enviable, qu’elle mettait à sa disposition ; et de même que sa dénonciation du devoir avait été unilatérale, il fallait que sa renonciation au droit fût volontaire.
Il se mit donc à rechercher, parmi les quelques droits dont il avait l’usage, lequel était estimé au plus haut prix par ses compatriotes ; et cette investigation fut de courte durée : ce droit, c’était le droit de vote.
Beaucoup de droits sont négligés, ainsi que s’ils n’existaient pas. Par exemple, le droit d’exprimer librement sa pensée ; ce droit, tout le monde l’a, mais combien d’entre nous en profitent ? Combien montent à la tribune ou écrivent dans les journaux uniquement pour divulguer de façon exacte et complète ce qu’ils pensent ? La plupart dédaignent ce droit, aussi absolument que s’ils ne pensaient pas et n’avaient rien à exprimer. Il en va de même du droit de divorce ; tout le monde a le droit de divorcer, mais la plus grande partie des gens mariés s’en abstiennent, au point qu’on pourrait presque en conclure, sinon avec un peu de témérité, que la vie de ménage leur convient.
Tandis que le droit de vote est honoré avec beaucoup plus d’exactitude, exercé avec beaucoup plus d’intérêt ! Il n’y a guère que 30 à 40% d’abstentionnistes. C’est-à-dire que 60 à 70% des électeurs votent, cependant qu’une infime minorité utilise les droits que j’ai mentionnés ci-dessus. On voit par là combien ce droit est populaire, combien il est revendiqué, combien y sont attachés les hommes et les femmes de ce siècle et de ce pays. C’est un droit sacré !
Pas de doute possible : c’est bien le droit de vote qui constitue le droit majeur conféré par la société d’aujourd’hui. Le seul droit qui, par son importance, méritât d’être comparé au devoir majeur du service militaire. Nul autre droit ne pouvait être mis valablement en parallèle avec ce devoir. Ils s’équilibraient, ils s’équivalaient. Ils étaient à mettre dans le même sac !
Le jeune homme renonça au droit de vote.
IV
D’où vient cette grande importance accordée au vote ? Je ne le sais pas trop. Nulle part, en aucun pays, à aucun moment, je n’ai vu des élections changer rien à quoi que ce soit. Partout où des régimes nouveaux (meilleurs ou pires), se sont établis, ils ont triomphé autrement que par un succès électoral.
Quand les communistes perdent des voix dans un patelin, ils sont confondus. Pourquoi donc ? Ont-ils quelquefois vaincu par le bulletin de vote ? En Russie, ils ont pris le gouvernement par la révolution ; en Chine, par la guerre civile ; dans les Balkans, par les conséquences de la guerre étrangère ; nulle part par des consultations populaires. Il n’y a eu, après coup, que des plébiscites, qui, on le sait, homologuent toujours le fait accompli. Par contre, dans tous les pays où ils ont obtenu des majorités électorales, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en France, ils ont été chassés du pouvoir, par un Hitler, par un Mussolini, par un Franco, par un Ramadier.
Il en va de même des fascistes. Les partis totalitaires de droite sont accablés quand, ils perdent des sièges. Mais, à l’exception de Hitler (qui, à y bien réfléchir, confirme la règle), aucun dictateur n’a dû son avènement à l’usage électoral. Mussolini et Franco l’ont emporté par des soulèvements et des rébellions, Pétain à la faveur d’une guerre étrangère, et ainsi de suite. Les Républiques elles-mêmes sont nées de convulsions sanglantes.
Les quatre républiques françaises en fournissent l’exemple ; les deux premières naquirent de révolutions, les deux dernières ont vu le jour dans la guerre étrangère. Pas un régime ne doit son instauration au bulletin de vote. Le vote n’a jamais rien changé et ne changera jamais rien ; ce qui n’empêche pas la majorité des citoyens de continuer à voter.
De peu d’importance historique – car jamais le cours de l’histoire n’en a été sensiblement influencé – les élections sont, en outre, chaque fois et sans exception, une déconvenue quant aux résultats que l’électeur en peut attendre.
Par le vote, on prétend démontrer le pouvoir de la majorité sur la minorité, et du nombre sur l’individu. Or, ce pouvoir est à la fois imaginaire et immoral.
Il est immoral, et antiscientifique en même temps, car il ne prouve nullement que la minorité ait tort, ni que l’individu ne soit pas dans son droit. Ce n’est pas parce que le parti X a recueilli plus de suffrages que le parti Z que celui-ci a moins de valeur ou détient moins de vérité que celui-là. Ce n’est pas parce que Xavier de Montépin a plus de lecteurs que Victor Hugo, que ce dernier a moins de talent que le premier ; et tout le monde sait que les Aventures de Tarzan ont beaucoup plus d’admirateurs que les Pensées de Pascal.
Ensuite, il est imaginaire ; car l’opinion de l’individu qui a raison finira toujours par s’imposer aux foules qui avaient tort ; si l’on avait fait voter les foules, elles eussent désavoué Galilée, Halley, Pasteur, qui ont cependant fini par triompher ; et ce qui est exact dans le domaine scientifique l’est aussi dans le domaine social. Partout, les majorités électorales se constituent sous l’influence de minorités politiciennes. Et les patrons, quoique infiniment moins nombreux que les ouvriers, montrent bien à ceux-ci, dans nos « démocraties », que la loi du nombre est un leurre ; les ouvriers n’élisent pas leurs patrons, ils ne sont admis à se prononcer, ni sur la compétence, ni contre l’autorité de leurs employeurs, et il arrive qu’après quinze jours, un mois, deux mois de grève et de discussion, le patron s’obstine et l’ouvrier cède, et que la volonté de deux cents ouvriers qui sont dans leur droit et qui ont raison, se brise contre la volonté d’un seul homme qui s’est buté par caprice et qui persévère dans son tort.
Donc, le pouvoir du nombre, quand il pourrait être moral, est imaginaire ; quand il est réel, il est immoral. Il n’est à la fois moral et réel que dans des cas bien rares d’action directe où la violence ne tarde pas à lui faire perdre l’une de ces deux qualités. Le vote politique n’est jamais que le truchement au moyen duquel les aspirations du nombre s’expriment par l’élection de mandataires qui les feront échouer.
S’il ne s’agissait que de faire choisir, par des électeurs investis d’un pouvoir permanent de contrôle, quelques mandataires connus d’eux, révocables à tout instant, et désignés pour une tâche limitée à leur compétence, et pour un temps restreint à l’accomplissement de cette tâche, le vote serait une institution à laquelle nul n’objecterait ; ce serait un acte concret, matériel, réaliste. Le vote actuel, au contraire, est une chimère métaphysique, utopique, abstraite, peut-être née dans l’idéal, mais tombée de bien haut dans l’opprobre des Parlements.
Quand vous avez élu quelqu’un, vous êtes forcé de lui obéir, même s’il décrète votre mobilisation après vous avoir promis le désarmement. Les innombrables majorités pacifistes, expédiées à la boucherie par les gens qu’elles avaient élus, se sont fait un scrupule de voter à nouveau pour eux, ou, si elles les ont répudiés, d’élire à leur place, en application de leur volonté de paix, de nouveaux personnages qui leur préparent de nouvelles guerres.
On arrive à faire voter des gens épris de liberté pour des parlementaires qui rêvent d’une dictature ; on arrive à faire voter des gens assoiffés de paix pour des mandataires qui feront d’eux des soldats ; on arrive à faire voter des grévistes pour des députés qui leur retireront le droit de grève ; on arrive à faire voter des électeurs pour des élus qui leur confisqueront le droit de vote ; on parvient, en disant aux ouvriers : « Vous travaillez trop, vous ne gagnez pas assez ! », à les faire voter pour des représentants qui leur diront ensuite de retrousser leurs manches pour gagner la bataille du fer ou pour faire triompher le plan, et de se serrer la ceinture afin d’augmenter nos exportations !
V
Comme je l’ai indiqué plus haut, le jeune homme conférait dans son esprit, à son abandon du droit de vote, une valeur de compensation en quelque sorte expiatoire.
Or, son abstention fut remarquée et des gens lui tinrent rigueur de ce qu’il ne votait pas. Parmi ces gens acharnés à voter, et pleins de reproches contre quiconque n’allait point aux urnes, figuraient certains électeurs dont les suffrages favorisaient des candidats qui, s’ils détenaient un jour le pouvoir, leur retireraient le droit de vote ! Contradiction qui les rendait tendres au dictateur de demain qui abolira les consultations électorales, et, en même temps, impitoyables envers qui s’abstient aujourd’hui d’y prendre part !
D’ailleurs, ces électeurs ne considèrent pas le vote comme un droit, mais comme un devoir : « Je vais faire mon devoir », disent-ils en se rendant à l’isoloir, comme ils le diraient en se dirigeant vers leur centre de mobilisation. Je crois même que c’est parce que le vote est promu par eux à la qualité de « devoir » qu’ils continuent à voter ; si, dans leur pensée, ce n’était qu’un droit, ils n’en profiteraient pas plus que de la plupart des autres droits qu’ils ont et dont ils ne font pas usage. L’homme aime mieux avoir des devoirs que des droits ; et de ses droits, il fait quelquefois des devoirs pour s’accorder l’excuse de s’en servir.
Cette reconnaissance de la déférence de l’homme envers le devoir en général, encore qu’il le transgresse très souvent, mais avec un bonheur quelquefois discutable, comporte une part de critique et une part de louange. C’est un éloge en ce sens que cette déférence prouve qu’on a tort de considérer l’homme comme un être essentiellement mauvais dont on ne peut rien espérer de salutaire ; c’est une critique dans la mesure où, incapable d’agir dans l’indépendance et la liberté, il fait de ses actions les plus naturelles un devoir, un sacrement, un culte. Cela tourne parfois à la manie. N’a‑t-il pas travesti en devoir – car il dit : « le devoir conjugal » – le don périodique, qu’il fait à sa compagne, d’une petite partie de sa personne, en désaveu ou en réparation du plaisir voluptueux et discret qu’il y trouve ?
O mon semblable, je t’en conjure ! cesse de considérer et de vouloir m’imposer comme un devoir tout acte dont de ma part, l’exercice ou le non-exercice ne te nuit, ne te lèse en rien !
Ne me parle pas de mes devoirs religieux, et ne te préoccupe pas de mon salut posthume ! Aller à la messe est un droit que jamais je ne te contesterai, mais n’en fais pas un devoir et n’aspire pas à m’y contraindre, et nous serons alors, toi pratiquant, moi mécréant, deux laïcs tolérants amis.
Ne me parle pas de mes devoirs électoraux, et ne te préoccupe pas de relever mon nom parmi les abstentionnistes après le pointage des listes. Tu votes, et je te pardonne de me donner ainsi des maîtres dont je ne ressens pas le besoin ; mais ne me reproche pas à moi de n’avoir pas apporté mon suffrage à ceux, trop nombreux déjà, qu’ils ont recueillis. Ne m’impose pas comme un devoir ce que je suis, pour ma part, trop clément de te concéder comme un droit. Tu t’arroges le droit de m’élire des chefs malgré moi ; ne m’oblige pas à t’en désigner, c’est tout ce que je te demande.
Quant au devoir conjugal, j’espère que c’est par dérision que tu l’appelles ainsi.
J’ai tout de même le devoir de travailler, diras-tu ; n’est-ce pas un devoir ? Si fait, d’accord. En échange des avantages que je retire du milieu social, il est équitable que je lui rende des services correspondants. Mais voudrais-je m’y soustraire, que le besoin m’y contraindrait rapidement. Bien que ce soit véritablement un devoir, il a perdu ce caractère, premièrement parce que le besoin l’a transformé en obligation naturelle et inéluctable pour moi, deuxièmement parce que je connais des gens qui, par la dispense que procure la fortune, s’en sont cependant exemptés sans que la société les en châtie, et d’autres gens qui, bien que travaillant, se font procurer par le milieu social des avantages tout à fait disproportionnés avec l’utilité de leur production d’énergie.
La société abuse souvent dans la distribution des devoirs qu’elle m’impose, rarement dans celle des droits qu’elle m’accorde. Mais le pire abus, c’est, m’ayant réservé un droit, de le convertir en devoir, ce qui se résout pour moi par un devoir en plus et un droit en moins, donc par une restriction de liberté.
Laissez-moi de grâce, si cela me convient, m’abstenir de communier et de voter, ignorer l’urne et le tabernacle, la tribune et la chaire, la soumission au Souverain Maître, l’allégeance au peuple souverain. Laissez-moi vivre hors des mystiques, hors de l’état de grâce du culte, hors de l’euphorie des scrutins, si cela me convient. Laissez-moi tranquille !
Pour en revenir au réfractaire dont j’ai parlé, et conclure, il s’est résolu, en dénonçant la conscription par une résiliation unilatérale que la société n’admet pas, à n’être jamais soldat ; en renonçant au droit de vote, il s’est résigné a n’être jamais citoyen. Il n’est rien, qu’un homme qui passe pour n’avoir aucune opinion politique, aucune déférence nationale ; son livret militaire est vierge, ses cartes d’électeur aussi. Il n’a joué aucun rôle dans les tragédies de la guerre, ni dans les comédies de la paix. Et pourtant ! tout l’horizon des luttes sociales, tout le paradis des arts, tout l’enfer de l’histoire, participent et se mêlent à sa vie de chaque jour, cependant qu’au dedans de lui se construit son univers intérieur d’harmonie individuelle, qui s’achèvera avec sa dernière pensée pour disparaître avec son dernier battement de cœur.
Pierre-Valentin Berthier