Dans le numéro 7 de « Défense de l’Homme » (avril 1949), j’ai indiqué pourquoi, loin d’engendrer la misère, l’Égalité Économique — combinée avec la sagesse démographique — donnerait l’élan aux forces productives et permettrait la réalisation — prochaine sinon actuelle — du bien-être universel.
Mais « l’humain » doit primer « l’économique ». Il ne faudrait pas acheter le bien-être au prix d”une iniquité. Or l’égalité de condition n’est-elle pas opposée à cette forme supérieure de la justice qu’est la justice distributive ? Celle-ci n’implique-t-elle pas l’inégalité ?
Essayons de trouver quelle est la forme de distribution des biens matériels qui offre le maximum d’équité actuellement réalisable.
1. L’inégalité
La hiérarchie actuelle des avoirs est un scandale. Les énormes différences sont un défi à la plus élémentaire justice. Les fortunes résultent, pour la plupart, des hasards d’une loterie, d’une affaire chanceuse, ou bien elles ont été acquises par vol légal ou extra-légal. En France, par exemple, les grands patrimoines ont leur origine dans les tripotages des biens nationaux sous la Révolution, dans les spéculations sous la Monarchie de Juillet ou le Second Empire, dans les scandales financiers des quatre Républiques, dans les escroqueries des fournisseurs aux armées de tous les régimes, dans l’exploitation des malheurs publics par les débrouillards de toutes les époques. Chaque génération fournit son lot de nouveaux riches qui, l’origine méprisable de leurs richesses oubliée, rejoignent, dans une respectabilité incontestée, les profiteurs des âges plus lointains. Le travail normal, quel qu’il soit, ne peut expliquer l’accumulation des millions et des milliards dans les mêmes mains. Il faut l’exploitation, sur une vaste échelle, de la naïveté et de la sueur des foules, — exploitation autorisée, favorisée par la Loi. Si la hiérarchie des richesses est en harmonie avec celle du talent, ce n’est qu’avec le talent de pressurer les masses.
À certaines heures de crise (c’est le cas actuellement), la hiérarchie des gains procède d’un renversement monstrueux des valeurs. Un chasseur de boîte de nuit, une serveuse de restaurant chic, une gardienne de lavabo « font » dix fois le salaire d’un ouvrier qualifié… Sans parler des sommes fantastiques empochées par les trafiquants des marchés noir ou parallèle. « C’est le triomphe du vol cynique, l’apothéose de la honte, l’apocalypse de la crapulerie. » Et ce sont ces crasseux dorés qui seront l’élite de demain, celle qu’on saluera bien bas — comme on salue bien bas les rejetons des voyous d’antan. Les « D…» ont toujours été au sommet de l’échelle sociale. Quant aux « élites » vraies, elles crèvent et ont toujours crevé de faim ou à peu près.
Ah ! si les riches planaient au-dessus des pauvres par la vertu, l’intelligence, le savoir, on pourrait être tenté de s’incliner et d’adorer le veau d’or. Mais c’est précisément aux cimes sociales que s’étalent l’oisiveté et la noce crapuleuse (bien sûr, puisqu’il y a les moyens!), tandis que tel savant, tel artiste, tel écrivain tire le diable par la queue et que la multitude des producteurs croupit dans la misère.
Pour désirer le maintien du statut social présent, il faut une bonne dose d’aveuglement ou de cynisme. Innombrables pourtant sont ceux qui prétendent réformer les abus sans toucher aux causes profondes de ce désordre…
Face à ces conservateurs — ou à ces timides réformateurs — se dressent des révolutionnaires qui préconisent des changements radicaux dans la distribution des moyens d’achat.
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Il faut, dit-on, primer l’intelligence, le talent.
Quelle intelligence ? Car il en est de formes diverses : pratique, spéculative, logique, intuitive. Tel, remarquablement doué pour le raisonnement déductif, a une imagination créatrice rudimentaire. Tel autre — dont la mémoire est prodigieuse, manque de jugement. Un troisième, éblouissant par sa vivacité intellectuelle, n’a des choses qu’une vue superficielle tandis que son voisin, d’esprit apparemment lourd, pénètre plus profondément les rapports réels. Combien vaut, en dollars-or, le raisonnement ? Combien le jugement, ou l’imagination, ou la mémoire ? Faut-il payer davantage le talent oratoire, ou le talent militaire, ou le génie poétique, ou l’esprit mathématique ? Le philosophe, le technicien ou le savant qu’il faut couvrir d’or ? Pourquoi pas ce champion de bridge ? Ou cet astucieux joueur de belotte ? Ou ce maquignon retors ? Ou cet escroc génial drainant l’épargne grâce à des dons exceptionnels de psychologue qui lui permettent de mesurer, avec précision, les degrés de l’imbécillité humaine ? Pourquoi pas un tarif pour chaque circonvolution cérébrale ? Pourquoi ne pas établir, pour chaque citoyen, un fichier détaillé de ses capacités mentales ? Ce serait la justification de la prime globale accordée — à condition de s’entendre sur la valeur « marchande » de chaque fonction intellectuelle. — Entente difficile, car la hiérarchisation de ces fonctions dépend de critères variables suivant les classificateurs. On prétend, dans les concours on par les tests, jauger les esprits. En fait, on les compare à des types standard et les esprits les plus originaux ne rentrant pas dans les cadres officiels sont éliminés comme inférieurs. Le sont-ils ? Pas nécessairement puisque philosophes, écrivains, artistes novateurs, après avoir été dédaigneusement écartés par jugement sans appel de jurys qualifiés, sont souvent statufiés post mortem. Belle récompense ! Ainsi rien de plus arbitraire que la mesure des esprits. Rien de plus vain que la prétention de les primer après les avoir évalués avec une rigueur mathématique.
De plus, un talent incontestable s’accompagne souvent — presque nécessairement — de déficiences par ailleurs. Il n’y a guère de génies encyclopédiques. Une faculté dominante provoque l’atrophie des autres. Tel grand esprit, remarquable dans sa spécialité, peut être mesquin, même faux hors du cercle étroit de son activité favorite. En règle générale, la spécialisation atrophie l’esprit de synthèse. Un Joliot-Curie est trop absorbé par ses recherches physiques pour dominer le problème sociologique posé par elles. Sans compter qu’un génie peut retomber bien bas quand l’inspiration le quitte, plus bas que le commun des mortels, car l’exaltation d’une heure est normalement compensée par une dépression. Or si l’on prime la supériorité dans un domaine, pourquoi ne pénaliserait-on pas l’infériorité sur d’autres points ? Et, peut-être, ces sommes algébriques donneraient-elles des résultats guère au-dessus de la moyenne…
D’ailleurs, combien fragile toute supériorité, même intellectuelle ! Vous qui vous considérez des surhommes, qui méprisez le troupeau, savez-vous si cette intelligence qui fait votre orgueil ne sera pas affaiblie, anéantie même par un accident imprévisible ou par l’évolution sournoise d’une maladie et si, devenu gâteux, vous ne tomberez pas au-dessous du niveau de la foule ? Ecoutez Nietzsche clamant : « Devant la populace, nous ne voulons pas être égaux ! Que m’importent les longues oreilles de la populace ! » Pendant des années, brisant ses chaînes, montant vers les hauteurs, renversant les tables des valeurs établies, il plane au-dessus de l’Humanité. Puis, un jour, il retombe brutalement, terrassé par une crise de folie, et devient un sous-homme pendant les onze dernières années de sa vie. Supérieurs à présent, vous pouvez, comme lui, être inférieurs demain. Si vous prétendez que vos talents actuels vous donnent droit à des privilèges matériels, acceptez que votre déficience future (et elle viendra inéluctablement avec la vieillesse!) vous les enlève. Si l’intelligence donne droit à un supplément de bien-être, son déclin doit s’accompagner de la chute dans la pauvreté. Si cette conséquence vous semble absurde et odieuse, c’est que le principe lui-même est absurde et odieux.
Sans compter que si l’on trouve normal de « primer » l’intelligence, on doit trouver tout aussi normal de punir le crétinisme. Et il y a des crétins chez les ri.ches, des crétins que, logiquement, il faudrait exproprier en faveur des capacités, des crétins qui devraient crever dans la misère. — Inacceptable ? — Soit ! Mais la récompense n’est pas plus acceptable que la punition.
Dans les sociétés inégalitaires, les profiteurs ont réussi à domestiquer les cerveaux, à les plier à leur service… au prix d’avantages supplémentaires. Ces avantages sont, en fait, proportionnels aux services rendus et non point à une valeur intellectuelle intrinsèque que personne ne peut chiffrer…
L’étendue et la profondeur des connaissances sont plus faciles à mesurer que le talent. On comprend aussi que, dans nos sociétés, le savoir et la culture prétendent à un traitement de faveur. Un étudiant qui, jusqu’à vingt-cinq ans, n’a rien gagné alors que ses camarades ouvriers ont vécu pendant dix ans de leur salaire, a dépensé un capital qu’il essaye de récupérer par une rétribution supplémentaire de son travail. L’étude est tenue pour un placement. Rien à dire actuellement, sinon que les récupérations sont parfois d’une exagération évidente : pour certains, les études équivalent à des placements d’usuriers. Mais, si l’on suppose réalisée la révolution égalitaire, les études étant rétribuées comme tout travail, pourquoi la culture devrait-elle donner droit à un supplément de bien-être ? Comme le talent et le génie, ne se suffit-elle pas à elle-même ? « Il m’a toujours paru scandaleux, avoue Séverac dans les « Lettres à Brigitte », qu’on pût arguer de l’effort intellectuel fourni pendant les belles années de la jeunesse pour exiger ensuite une part plus large des biens de la terre. N’est-ce donc pas déjà un assez grand privilège que d’avoir meublé son cerveau, rendu sa raison plus sûre et son entendement plus alerte… pendant que d’autres étaient déjà courbés sous quelque besogne productive à l’usine ou aux champs?… C’est une assez haute récompense pour ne pas en mériter d’autres. Et, si les choses se passent autrement dans la société où nous vivons, c’est parce que sa loi veut que tout se monnaye…»
Au surplus, pourquoi favoriser spécialement les talents et les connaissances d’ordre intellectuel ? C’est l’intelligence, dit-on, qui fait le surhomme. Pourquoi pas la bonté ? Oublie-t-on le Christ ? Pourquoi pas l’expérience de la vie ? Pourquoi pas la race ? (Le nègre, le rouge, le jaune, naturellement au-dessous du blanc, l’Aryen au-dessus du Sémite!) Le patricien, le sang-bleu, l’aristocrate racé de Bordeaux, Bourget ou Prévost, aux formes harmonieuses, aux fines attaches, sculpté par des siècles d’oisiveté, est-il au-dessus ou au-dessous du plébéien : cul-terreux ou bourgeois épaissi ? N’est-ce pas l’adresse manuelle qui est surtout à considérer.? — la main a joué un rôle aussi important que le cerveau dans l’évolution humaine — pourquoi pas la force physique ? Le surhomme des surhommes n’est-il pas Hercule, égal et pair en pure monstruosité à tous les monstres dont il a purgé la terre ? Ce héros transgresse l’athlétisme normal. Est-il permis… j’allais trop en dire. Mais ne serait-ce pas plutôt la vélocité qui caractériserait le surhomme ? Avaient-ils raison ou tort, les Alitemmiens de Libye décernant le trône au coureur le plus habile — ou Endymion faisant lutter son fils dans une course à pied dont l’enjeu était le royaume — ou Icare donnant Pénélope à Ulysse après une épreuve de vitesse — ou Antée plaçant sa fille Barca au poteau d’arrivée d’un terrain de course ? Se trompe-t-on aujourd’hui en mettant un grand as sportif bien au-dessus d’un savant et en payant le coup de poing d’un champion de boxe d’une fortune royale ?
Et la beauté ? Chez les anciens Ethiopiens, la couronne passait, à défaut d’héritiers, à l’homme le plus beau de la tribu. Les Ashanti africains ont, peut-être avec raison, conservé la même coutume. Pourquoi une star de cinéma n’aurait-elle pas droit à des cachets princiers, de même que les lauréates des prix de beauté ? Et la grosseur est-elle à dédaigner ? Les Gordiol prenaient pour chef l’homme le plus gros. L’obésité est un signe royal en Afrique, où les roitelets peuvent a peine marcher. Etre grosses, n’était-ce pas, pour les dames du Grand Siècle, un signe de suprême distinction ?
Entre le mathématicien génial, le champion d’échecs, l’artiste talentueux, l’ouvrier émérite, la star sculpturale, le footballeur prodige, le boxeur invaincu, établissez donc une hiérarchie rationnelle ! Tel individu que vous placerez, sans hésitation, dans l’élite, me fera, peut-être, sourire de pitié.
Qu’importerait, sans les conséquences pratiques ! L’absurdité est de prétendre rémunérer ces supériorités contestables par des privilèges matériels. Les satisfactions de vanité ne sont-elles pas suffisantes ? Si l’on veut payer en espèces sonnantes et trébuchantes l’habileté de tel homme ou le génie de tel autre, on peut tout aussi bien réclamer un traitement prioritaire pour un troisième qui jouit d’une santé de fer. Telle est, d’ailleurs, la revendication de quelques biocrates. « Aujourd’hui, disait Carrel, il est indispensable que les classes sociales soient, de plus en plus, des classes biologiques. » La seule supériorité est donnée par « la qualité des tissus ». « Il faut faciliter l’ascension de ceux qui ont les meilleurs organes. » Les meilleurs organes ! C’est un peu vague. Il faudrait préciser lesquels, sans quoi on pourrait imaginer des choses… inconvenantes. Il semble bien que le tube digestif soit tout indiqué. Une gigantesque capacité stomacale, un formidable appétit, voilà un incontestable élément de supériorité justifiant d’exceptionnelles primes alimentaires.
Sérieusement, peut-on contester l’injustice flagrante de privilèges fondés sur des aptitudes naturelles quelconques — développées peut-être par le travail — mais qui, virtuellement existantes à la naissance, ne dépendant pas plus de la volonté que le sang ou la fortune hérités, ne peuvent conférer aucun titre moral à une récompense ? Lorsque la Déclaration des Droits de 1789 proclame que les distinctions sociales (elle sous-entend matérielles aussi bien qu’honorifiques) doivent dépendre du talent, elle substitue aux privilèges nobiliaires et ploutocratiques que — théoriquement au moins — elle récuse, des privilèges tout aussi injustes. On n’est raisonnablement pas responsable de naître noble ou roturier, riche ou pauvre. L’est-on davantage de venir au monde avec du génie ou avec des dispositions au crétinisme ? Tel ouvrier est d’une prodigieuse adresse , cet autre est irrémédiablement maladroit. L’équité ne peut commander de payer généreusement cette adresse innée et de pénaliser cette maladresse incorrigible. Prétendre que l’habileté justifie un supplément de bien-être est une hérésie morale.
La prime au mérite a des inconvénients analogues. Le mérite se mesure à l’effort en vue du bien commun. En vue du bien commun, car si l’effort vise une fin égoïste, sa qualité est amoindrie. Tendre à son perfectionnement, à sa culture physique, intellectuelle ou morale, avec la seule ambition d’un profit individuel, est aussi méprisable que de vivre avec l’unique souci du salut de son âme. Le mérite étant proportionnel au désintéressement, la récompense est un non-sens puisque la recherche de la récompense le supprime.
On dira : « La récompense peut venir de surcroît. » Mais alors son efficacité étant nulle, pourquoi l’octroyer ? Elle ne peut provoquer d’émulation que dans les âmes bassement égoïstes et dont le mérite est, ipso facto, infime. Elle est donc une absurdité.
Elle est également une impossibilité. Il n’existe pas de moyen sérieux pour mesurer, du dehors, l’effort humain (il faudrait, pour cela, chiffrer la fatigue, les courbatures…) et, à plus forte raison, pour évaluer le mérite, c’est-à-dire la qualité morale de l’effort qui échappe à toute observation objective.
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L’observation n’a de prise que sur la résultante des dons naturels et de l’effort, sur l’œuvre. « À chacun selon ses œuvres », disaient les Saint-Simoniens. Mais proportionner les récompenses à une résultante dont l’un des éléments ne dépend pas de la libre volonté est, à priori, une injustice.
Yves le Querdec écrivait, dans sa revue « La Quinzaine », que, « dans une caravane, il y a plus fort et plus faible, guides, cornacs et portefaix, mais tous ont même valeur ». Maurras prétend lui avoir fait publiquement honte de ce paralogisme, de sorte que, lorsqu’il recueillit l’article en volume, Le Querdec corrigea sa parabole en disant que toutes ces fonctions ont une valeur. « Et, ajoute Maurras, cette correction de détail ne lui fit rien changer à la thèse égalitaire qui repose tout entière là-dessus. » Maurras exagère : tous les égalitaires ne contestent point les différences de valeur des activités humaines. Toutefois on ne saurait contester davantage la difficulté d’évaluer ces différences en toute impartialité.
Pour Marx, « la valeur est la mesure du travail ». « La valeur, dit Proudhon, a pour expression la somme de temps et d’efforts que chaque produit coûte. » En réalité, la notion de valeur est un complexe de notions plus élémentaires : quantité, qualité, utilité, rareté.
La quantité ? La mesure en est facile pour certains travaux : étendue de terre labourée ou ensemencée ou moissonnée, métrage de drap tissé, poids de charbon extrait. On peut également fixer le rendement moyen d’une journée d’ouvrier avec des machines données. Mais comment établir le prix de l’unité-hectare de labour, mètre de drap, tonne de charbon ? Opérera-t-on de telle sorte que, dans tous les métiers, les salaires normaux soient les mêmes ? La méthode ne serait pas parfaite, car on sacrifierait ceux qui — d’une force ou d’une adresse au-dessous de la moyenne — ne pourraient pas atteindre à la norme prescrite. Les syndicats avaient toujours rejeté — jusqu’aux déviations pseudo-communistes — le principe du travail aux pièces qui place les ouvriers en état de compétition permanente et surexcite les jalousies. « Le labeur quotidien ne doit pas être un perpétuel concours. » Un humanitarisme élémentaire suffit pour condamner ce système, monstrueux dans des conditions normales, et ne pouvant trouver de semblant d’excuse que dans une économie déficitaire à renflouer rapidement. Le stakhanovisme soviétique a poussé jusqu’à ses extrêmes limites ce procédé barbare aggravé par l’inégalité des normes dans les diverses professions, c’est-à-dire par l’évaluation de la qualité de l’ouvrage.
La notion de quantité ne peut être retenue d’ailleurs dans une foule de travaux. Elle est incompatible avec le fini de la plupart des œuvres artisanales. Elle n’a aucun sens dans les sciences, les lettres, les arts. On ne peut fixer de norme pour les délicates recherches de laboratoire. On ne peut songer à payer une composition musicale à tant la mesure, ni une œuvre littéraire à tant la ligne, ni un tableau à tant le mètre carré ou le kilogramme de couleurs. Ici, c’est la notion de qualité qui domine.
La qualité ? Affaire d’appréciation personnelle comme pour le talent. Echelle de valeurs qu’on ne peut établir qu’arbitrairement, sans obtenir l’adhésion universelle. Hiérarchie dans les travaux manuels, dans les activités intellectuelles ? Soit… Mais qui décidera impartialement ? Le coup de pinceau de tel peintre est-il supérieur ou inférieur au coup de ciseau de tel sculpteur ? Tel poème vaut-il plus ou moins que tel plan de machine ? La qualité du travail du médecin surpasse-t-elle celle du cultivateur, du cordonnier, du professeur, du charcutier ? Estimez-vous la qualité d’après le temps d’apprentissage ? Primez donc ce jongleur qui n’a acquis une pleine maîtrise qu’après vingt ans d’exercices persévérants et ne donnez même pas de quoi vivoter à ce chef d’Etat qui s’est contenté de naître pour porter la couronne. Quelques liards par jour paieront largement l’apprentissage de quelques heures de certains ouvriers et ouvrières à la chaîne. Est-ce la difficulté qui doit compter ? Payer princièrement cet ingénieur et jetez quelques sous à ce député qui se contente de somnoler quand il assiste aux séances et de placer, de temps en temps, un bulletin dans une urne. Il est plus difficile de manipuler des fardeaux de cent kilos que de signer des circulaires. Indemnisez donc le portefaix infiniment plus que le ministre. Est-ce le caractère rebutant du labeur qu’il faut surtout considérer ? Alors les salaires du vidangeur, du manœuvre, du mineur de fond doivent être bien supérieurs à ceux d’un chef d’administration quelconque. Est-ce la responsabilité qui mérite surtout d’être rémunérée ? Le conducteur de car, le wattman, le mécanicien du train de voyageurs qui ont, à chaque instant, entre les mains la vie de leurs semblables — qui, effectivement, en répondent en cas d’accidents — doivent avoir des traitements incomparablement plus élevés que ceux d’un président du Conseil dont la responsabilité est toute théorique. Quant à un souverain constitutionnellement irresponsable, il doit être condamné à mourir de faim.
On peut arguer du caractère complexe de la notion de qualité qui comprendrait un dosage subtil et variable des notions précédentes. Mais quel expert serait capable de peser tous ces éléments et d’inscrire, objectivement, en face de chaque métier, une valeur réelle, déterminée en toute justice ?
L’utilité sociale base des distinctions ? Voilà qui, de prime abord, paraît acceptable. Si les services doivent être inégalement rétribués, que cette rétribution, soit du moins en harmonie avec les bienfaits reçus par la collectivité. Dans certains cas, ces bienfaits sont tellement évidents que personne ne les conteste. L’œuvre d’un Pasteur est d’un tel prix qu’on ne voit guère comment l’humanité aurait pu la régler — même en monnaie-or. En revanche, on risque fort de ne pas s’entendre pour d’autres travaux. Vous pensez peut-être que les inventions du canon, du lance-flammes, du tank, de la torpille, des gaz de combat, de la bombe atomique ont une valeur inestimable ? J’ai un voisin qui croit, au contraire, que les inventeurs de pareils engins méritent la corde. Vous vous extasiez devant les plans de campagne d’un stratège que vous récompensez royalement. Quelqu’un me souffle qu’il proposerait, pour lui, douze balles dans la peau. L’activité du directeur général des Postes est-elle plus utile que celle du moindre facteur rural ? « L’inventeur de la brouette, dit Maupassant, n’a-t-il pas plus fait, pour l’homme, par cette simple et pratique idée d’ajouter une roue à deux bâtons que l’inventeur des fortifications modernes ? » « Quiconque, affirmait Swift, peut faire croître deux épis de blé là où il n’en croissait qu’un auparavant mérite mieux du genre humain et rend un service plus essentiel à son pays que toute la race des politiciens. » On connaît la parabole qui valut à Saint-Simon poursuites et acquittement aux assises, en 1819. Pour lui sont des parasites tous les princes et princesses, tous les ministres, conseillers d’Etat, maréchaux, cardinaux, archevêques et évêques, préfets et sous-préfets, employés de ministères, juges et « en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement. » Il considère, en revanche, comme indispensables les savants, les techniciens, les ouvriers, les négociants et même les artistes, les poètes et les banquiers. On peut être de son avis ou non. La discussion reste ouverte.
Ainsi, quoique raisonnable en principe, la prime à l’utilité sociale du travail est inapplicable parce que, dans bien des cas, cette utilité est contestable et contestée. Et même quand l’utilité est indubitable, il reste encore ici à hiérarchiser les professions et à fixer pour chacune un coefficient utilitaire. À qui la priorité ? Au jardinier ? au politicien ? au vidangeur ? au financier ? au prêtre ? au professeur ? au marin ? au chiffonnier ? Combien plus sage de ne pas distinguer entre les artisans « réels » de la prospérité commune, de confondre dans la même reconnaissance tous ceux qui bâtissent avec leur pensée et tous ceux qui bâtissent avec leurs muscles ! La même reconnaissance… non point verbale mais effective se traduisant par une rétribution égale puisqu’on ne peut impartialement chiffrer l’utilité sociale de l’effort de chacun…
La rareté — combinée à l’utilité réelle ou factice — donne sa valeur d’échange à un produit. Elle crée aussi la valeur d’échange du travail humain. L’U.R.S.S., en train de s’équiper, a payé grassement les techniciens parce qu’elle en avait besoin et qu’ils étaient rares.
Mais la valeur d’échange du travail n’est pas sa valeur intrinsèque qui, elle, n’est pas pratiquement mesurable. La rareté est l’essentiel de la première ; elle n’entre pour rien dans la deuxième. Jusqu’à présent, on a rétribué l’ingénieur plus que le manœuvre uniquement parce qu’il y a eu plus de manœuvres que d’ingénieurs : loi de l’offre et de la demande jouant dans toute sa rigueur. De sorte que si l’inverse se produisait, s’il y avait pléthore de techniciens et pénurie d’hommes aptes à une grande dépense de force physique, l’échelle des valeurs serait, elle aussi, renversée : le travail du technicien serait moins coté que celui du manœuvre. Supposition qui n’a rien d’invraisemblable, l’humanité évoluant vers l’accroissement du nombre d’intellectuels. Anormal en ce sens que si l’on peut remplacer le muscle, — pour concevoir et réaliser machines-outils et robots on ne pourra jamais rien substituer à l’intelligence. Et pourtant, qui admet le bien fondé de la prime à la rareté doit admettre également la prééminence possible — au moins provisoire — du muscle sur le cerveau. L’absurdité de la conséquence met en relief l’absurdité du principe qui n’a guère choqué jusqu’ici parce que rareté et qualité ont semblé marcher de pair.
En pratique, la nécessité de la prime peut s’imposer dans des secteurs où la main-d’œuvre est insuffisante. Une société égalitaire ne serait pas viable si le chantage d’un groupe indispensable de travailleurs pouvait peser sur elle pour l’obtention de privilèges. Comme le chantage ne peut être exercé que par les cadres techniques (la machine concurrence le manœuvre) il suffit de multiplier ces cadres. « Tous les hommes de l’équipage d’un navire, remarque Thibon, collaborent à sa bonne marche, mais tous ne sont pas capables de tenir le gouvernail. » Pour que les pilotes ne puissent aspirer à un traitement de faveur, un seul moyen : en augmenter le nombre — ce qui est possible même dans les activités les plus délicates.
Ainsi la formule saint-simonienne ne vaut pas plus que les autres, malgré son apparence équitable, son semblant d’accord avec la justice distributive. Simple apparence : l’œuvre dépend de capacités naturelles non méritoires, de la rareté qui n’a aucun rapport avec la vraie valeur et de coefficients de qualité et d’utilité qu’on ne peut fixer d’une manière objective.
N’insistons pas sur l’arbitraire des répartitions qui prétendent tenir compte à la fois, des capacités, du mérite et des œuvres en établissant des coefficients pour chacun de ces éléments. On sait la précision mathématique ridicule des tarifs fouriéristes. Fourier garantissait au phalanstérien un minimum de bien-être mais il divisait le surplus de la production en 12 douzièmes dont 5 pour le Capital, 4 pour le travail, et 3 pour le talent. Pourquoi 5, 4 et 3 ?
La bataille qui se livre depuis longtemps autour des classements et des reclassements et qui se poursuit avec une âpreté croissante met en relief l’impossibilité de résoudre les conflits dans le cadre de l’inégalité. Dans cette foire d’empoigne générale, dans la bagarre pour « pomper » le maximum du revenu social, les diverses catégories de fonctionnaires, les ouvriers qualifiés, les cadres ne peuvent pas s’entendre, ne pourront jamais s’entendre, car il n’existe aucun critère s’imposant à tous par son évidence pour une hiérarchisation rationnelle et équitable.
Ceux qui, pour les fonctions publiques, procèdent aux évaluations et aux péréquations, ne considèrent ni la quantité, ni la qualité, ni l’utilité du travail. Encore moins la pure justice. Ils n’ont d’autre souci que de se servir largement eux-mêmes et, par des classifications de plus en plus compliquées, d’entretenir, à tous les degrés de la hiérarchie, une saine émulation et de profitables jalousies détournant le combat social, l’émiettant en querelles mesquines. Tel haut fonctionnaire passe de temps en temps dans ses services pour y serrer quelques mains et y donner quelques signatures. Traitement, indemnités, primes et autres suppléments équivalent au revenu d’une centaine de millions. Pense-t-on que la qualité du travail justifie de pareilles prébendes représentant quinze fois et plus le salaire d’un tâcheron de la base ? « Tel professeur d’une Faculté de Droit monte en chaire deux ou trois fois par semaine pour lire, sans rien y changer, quelques pages d’un livre que les étudiants ont déjà entre les mains. » Est-ce par esprit d’équité qu’on lui donne huit fois le minimum vital ?
Pour la plupart des métiers, les classements se sont effectués peu à peu par le jeu de la loi de l’offre et de la demande, loi d’airain qui n’a rien à voir avec la justice et les besoins réels des communautés. Grands avocats, grands chirurgiens, peintres à la mode, artistes de théâtre et de cinéma, « cabotins de stand, de court, de ring, de piste » ne gagnent pas leur argent. Leurs émoluments splendides s’expliquent par l’existence d’«un capitalisme qui peut se permettre d’abandonner une petite fraction de ses profits monstrueux à quelques-uns de ses serviteurs et de ses amuseurs ». Ceux-ci reçoivent, par l’entremise des exploiteurs directs, une part des valeurs créées par le travail. L’exploitation de l’homme par l’homme à une échelle gigantesque rend possible l’octroi de « cachets » anormaux sans relation aucune avec l’équité ou avec l’intérêt de l’ensemble du corps social.
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Tous les modes de distribution inégalitaires ont un vice commun : ils considèrent l’homme en faisant abstraction du milieu, en prêtant à l’individu une existence autonome, de sorte que les supériorités et les infériorités — sur lesquelles on fonde l’importance relative des moyens d’achat — apparaissent comme strictement personnelles.
Illusion ! car les êtres et les œuvres sont surtout des produits sociaux. Supposez une rose qui, ignorante de ses liens avec le rosier et des sélections patientes des jardiniers, prétendrait s’être créée elle-même. Un génie orgueilleux ne serait pas plus raisonnable. Car le cerveau le plus puissant est le terme d’une longue évolution, commencée dès les premiers âges, et à laquelle ont participé non seulement la série des ancêtres directs, mais aussi par leurs expériences et leurs lentes adaptations, un nombre incalculable d’humains. I.a prime au génie devrait aller à l’ensemble de la collectivité présente et passée qui a permis l’éclosion de cette fleur merveilleuse.
L’éclosion et le développement. Sans le milieu social, en effet, les dons les plus remarquables resteraient en friche. Si Hugo était né chez les Bushmen australiens, à quoi eût servi sa puissance verbale virtuelle qui, pour s’épanouir, a eu besoin d’un langage perfectionné par des devanciers et apte à traduire toutes les modulations de la pensée et du sentiment ?
Il en est de même pour l’œuvre. Tout travailleur profite du labeur de toutes les générations passées qui lui ont mis en mains instruments et méthodes. L’ouvrier se sert d’un outillage conçu, construit, amélioré par des milliers de chercheurs. À moins de naître et de faire son apprentissage seul, dans une île déserte, sans rien emprunter au reste des hommes, un travailleur ne peut pas légitimement affirmer : ceci est à moi… Tout savant utilise aussi les découvertes précédentes qui lui servent de point de départ et d’appui. L’humanité — passée et présente — a une part énorme dans l’œuvre la plus originale, la part individuelle étant réduite à presque rien. « Et l’on viendrait dire aux hommes de notre génération : Voici ta part parce que c’est toi qui l’as faite… Mais qu’a-t-il fait, le malheureux!… le prodigieux patrimoine de l’humanité n’est à personne et ses fruits sont à tout le monde. »
La conclusion pratique, Proudhon l’avait tirée, il y a un siècle : « Les plus beaux talents étant, soit dans leur développement, soit dans leur exercice, des effets de la force collective, soumis comme les moindres fonctions à la loi de solidarité… toute capacité travailleuse étant, de même que tout instrument de travail, un capital accumulé, une propriété collective, l’inégalité de traitement et de fortune sous prétexte d’inégalité de capacité, est injustice et vol. »
Les inégalitaires qui ne tiennent pas compte de l’homme social oublient également une partie de l’être individuel. Ils sont hypnotisés par la machine productrice et oublient l’être moral et même la machine consommatrice.
La formule « À chacun selon ses besoins » inscrite au frontispice du « Voyage en Icarie » de Cabet, prometteuse de générales délices, ne peut trouver d’opposition de principe que chez de rares ascètes mortificateurs. Il importe naturellement de laisser à chacun le soin de déterminer, à sa guise, ses propres exigences. Chacun est juge de ses besoins. Ce n’est pas la communauté qui peut décider, en connaissance de cause, si je dois préférer la vie sédentaire aux voyages, la flanelle à la soie ou les légumes à la volaille.
Seulement si l’individu décide en toute fantaisie, il peut être tenté de multiplier inconsidérément ses exigences. Certes, les besoins matériels ne sont pas infinis : la ration alimentaire est limitée, même pour les goinfres, par la crainte des indigestions et par la perte d’appétit consécutive aux excès gastronomiques ; la femme la plus coquette ne peut pas changer de toilette mille fois par jour ; l’homme qui aime le plus ses aises n’a pas la possibilité d’habiter cent palais à lui seul. N’empêche que la liberté totale risquerait fort d’aboutir à un gaspillage effréné — du moins tant que les mentalités ne sont pas adaptées à une vie sociale rationnelle — sans compter les bagarres autour des marchandises rares et pour l’acquisition en tout de la meilleure qualité. Le mode de distribution élémentaire de Cabet est donc, en général, impraticable à l’heure présente. « La prise au tas » ne peut s’appliquer qu’aux produits surabondants. Dans un avenir très proche, il est probable que le progrès technique — non freiné par des intérêts égoïstes — permettra cette économie idéale à laquelle il est sage de renoncer actuellement dans un grand nombre de secteurs.
2 L’Égalité
Reste la distribution égalitaire.
On ne reprochera pas à celle-ci sa complexité. Mêmes moyens d’achat pour tous (le nombre d’heures de travail étant variable). Pas de discussions byzantines, intarissables et décevantes sur le talent, le mérite, la qualité… La simplicité même. N’est-ce pas un avantage pratique indéniable ?
Mais si la simplicité y trouve son compte, en est-il de même de la justice ?
Les partisans de l’inégalité sociale tentent de justifier celle-ci par le fait brutal des inégalités naturelles. Infiniment diverse, la nature étale à nos yeux la gamme infinie des dissemblances. De sorte que l’idée d’égalité semble être une abstraction métaphysique à laquelle rien ne correspondrait dans la vie…
Il ne faudrait pas, toutefois, se laisser obséder par les différences au point d’oublier les ressemblances. Celles-ci sont aussi évidentes que celles-là. Alignez les hommes — et les femmes — de toutes classes, de toutes conditions, tout nus, et vous serez surtout frappés, quelques monstruosités à part, de leurs profondes analogies. Habillés, vous remarquez les différences. Ne trouvant pas, le plus souvent, en eux mêmes, des signes de supériorité, les humains se drapent dans des supériorités artificielles.
Le costume singularise ce que la nature unifie. D’où son importance sociale. Dans le Pharaon, le Fellah adorait la splendeur des vêtements et la monumentale coiffure. Imaginez Louis XIV hors de son cadre de Versailles, déguisé en roturier et sur sa chaise percée : adieu la majesté royale ! Le respect qu’inspire la justice réside essentiellement dans les toges et les robes des magistrats : des juges en tenue d’Adam n’en imposeraient guère, surtout si les anatomies étaient défectueuses… L’élégante dépasse la pauvresse de la valeur du taffetas, du papier gommé, de la soie, des dentelles et de l’art du grand couturier. Pour rendre sensibles les séparations de castes, on a dû souvent réglementer les costumes. Le luxe des vêtements et du cadre est même parfois jugé insuffisant pour créer l’illusion de la supériorité : les monarques orientaux étaient relégués au fond de leurs palais, soustraits aux regards de leurs sujets. Les voyant affligés, comme tous les mortels, d’innombrables tares et misères, on aurait pu douter de leur origine supra-humaine.
Fondamentale égalité des hommes devant la joie, devant la douleur, devant la mort ! Les paysans soulevés, au XIe siècle, en Normandie et en Bretagne, avaient le sentiment très vif de la justice de leur cause fondée sur cette égalité. Un poète anglo-saxon nous en a transmis l’expression :
Pourquoi nous laisser faire dommage ?
Nous sommes hommes comme ils sont ;
Des membres avons comme ils ont ;
Et tout autant grand cœur avons,
Et tout autant souffrir pouvons. »
Même remarque de Rousseau :
« L’homme est le même dans tous les états ; le riche n’a pas l’estomac plus grand que le pauvre et ne digère pas mieux que lui ; le maître n’a pas les bras plus longs ni plus forts que ceux de son esclave ; un Grand n’est pas plus grand qu’un homme du peuple. » Nous sommes tous égaux devant le scalpel. Le fonctionnement normal des organes — les mêmes chez tous — est le même pour tous. La fiente des reines a‑t-elle un parfum spécial ? Que sont, auprès des besoins essentiels — manger et boire — des nuances dans la couleur de la peau ?
Outre l’égalité physique, similitude intellectuelle : malgré les différences de qualité dans la matière cérébrale, le plus grand penseur est aussi ignorant du pourquoi des choses que le plus brute des primitifs. Même vie affective également : chez tous, mêmes virtualités d’orgueil, de domination, d’avarice, de gourmandise, de paillardise… Les sept « péchés » capitaux sont assoupis au cœur de l’humanité tout entière. En revanche, on trouve chez les plus égoïstes, les germes des sentiments généreux.
Le milieu géographique ou social, l’activité professionnelle créent des types dissemblables. L’indépendance et l’oisiveté ont modelé peu à peu des humains caractérisés par un raffinement — du moins apparent — qui implique plusieurs générations satisfaites. Inégalité acquise qui, loin de pouvoir être invoquée comme signe de supériorité définitive, justifierait l’obligation du retour au droit commun. Une grande dame ne peut arguer de son élégance présente pour conserver son ambiance de luxe, car les mêmes virtualités existent chez l’ouvrière et la paysanne qui peuvent revendiquer le droit à leur plein épanouissement.
L’équivalence économique est le corollaire de la quasi-identité physiologique et psychologique. « Les besoins naturels, dit Rousseau, étant partout les mêmes, les moyens d’y pourvoir doivent être partout égaux. » Puisque les tubes digestifs normaux sont identiques, pourquoi une nourriture de choix pour certains et des déchets répugnants pour d’autres ? Même fonctionnement des poumons : pourquoi, dès lors, de vastes pièces aérées et ensoleillées pour les uns et, pour beaucoup, l’antre obscur, puant, vicié ? Le bain, la chambre individuelle répondent à des nécessités aussi bien chez les miséreux que chez les milliardaires.
L’équivalence des conditions n’entraîne nullement l’égalité totale. Les talents conservent des privilèges dont on ne veut point les déposséder. Le savant, l’artiste, l’écrivain trouvent leur récompense dans l’exercice même de leur activité : le plaisir de la création est d’autant plus vif que le travail est facile et l’œuvre parfaite — donc que le talent est grand. La satisfaction du devoir accompli est d’autant plus profonde qu’on a davantage conscience de l’utilité sociale de l’œuvre entreprise et réalisée. Et enfin la reconnaissance, le respect, l’admiration des foules s’ajoutent aux récompenses intimes… quand il s’agit des génies bienfaisants.
Mais dans la distribution des biens matériels, on ne doit considérer dans l’homme que l’être matériel dont les besoins n’ont rien de commun avec les inégalités intellectuelles ou morales. On n’a point à tenir compte de la supériorité des intelligences et des cœurs qui doivent trouver et trouvent des joies supplémentaires dans cette supériorité même et non dans un surplus de confort. Aux jours récents du dirigisme de la pénurie, on eût protesté véhémentement et avec raison contre une répartition légale des tickets d’alimentation, de textiles, des chaussures proportionnellement à l’intelligence ou à la vertu. Et l’on accepte, comme naturelle, une répartition semblable de l’argent qui, cependant, joue le même rôle que le ticket dans l’acquisition des produits. Contradiction évidente ! Si une distribution égalitaire de tickets est équitable, pourquoi la distribution égalitaire de l’ensemble des moyens d’achat ne le serait-elle pas ?
— O —
La nature multiplie les inégalités. C’est par elles qu’elle améliore les espèces, les individus les mieux doués survivant seuls, souvent, dans la lutte pour la vie. Devant cette sélection des humains, l’impassibilité totale est impossible. Le fatalisme absolu n’est qu’une attitude théorique. La volonté humaine a toujours faussé le libre jeu des lois naturelles soit pour aggraver les inégalités soit pour les corriger.
Supprimer la concurrence vitale entraînerait, dit-on, le recul de la civilisation. Le rôle de la Société est d’accélérer l’évolution normale en se montrant impitoyable pour les non-valeurs, en aidant à éliminer les déchets, en favorisant ceux qu’à la naissance les fées ont déjà comblés de tous les dons. Aux plus forts, aux plus intelligents, la collectivité devra faciliter, le plus possible, l’exercice et le développement de leur force, de leur intelligence. La formation et le perfectionnement des élites, voilà le but social. On aboutira peut-être ainsi à la création d’une race de surhommes. Qu’importe la multitude ignorante et grossière, ses douleurs, ses privations ! Pour que fleurissent les civilisations brillantes, il faut les larmes et le sang des foules anonymes. Sans les esclaves, les arts et la pensée grecques ne seraient pas sortis du néant. Les XIXe et XXe siècles ont créé des merveilles techniques grâce aux travaux forcés de multitudes de prolétaires. Que pèsent ceux-ci à côté du résultat : la captation des forces naturelles qui fera le bonheur de l’humanité future ?
L’allure scientifique de cette conception nietzschéenne ne doit pas faire oublier sa dure iniquité. Tous les hommes sont respectables parce que doués de conscience et de sensibilité. Les joies et les souffrances d’un paria, d’un plébéien, d’un roturier, d’un prolétaire sont de même nature et peuvent atteindre le même degré d’intensité que celles d’un rajah, d’un patricien, d’un aristocrate, d’un capitaliste. Il est donc injuste de sacrifier un quelconque être humain au bonheur d’un autre être humain. Si l’art, la pensée, la technique ne devaient se développer — ce qui n’est pas vrai — que par le calvaire des masses, mieux vaudrait la disparition des sciences et des arts qui n’ont de prix qu’en fonction de l’Homme. Le but de l’organisation sociale ne peut être le perfectionnement des élites aux dépens de la multitude. Il doit être la recherche du maximum de bonheur pour tous. Le jardinier taille ses plantes pour obtenir les fleurs les plus belles en élaguant celles qui absorberaient la sève sans atteindre à un éclat suffisant. Mais aucun homme — l’égal des autres hommes — ne peut s’arroger le droit d’aider le Destin dans la sélection des fleurs humaines, car chacune de ces fleurs — vivante et consciente — est « une fin en soi » et a une valeur infinie. L’immolation de la plus humble à la plus éclatante est une flagrante injustice.
Le principe de la Société favorisant les favorisés et donnant le coup de pouce pour contribuer à l’écrasement des autres devrait logiquement aboutir à des méthodes de sélection à la Spartiate. Au cimetière, dès la naissance, tous ceux qui ne se présenteraient pas dans des conditions physiques suffisantes ! Immolés ceux dont l’intelligence serait au-dessous de la moyenne ! Un bon petit concours de quelques heures et la guillotine devant la salle d’examen ! L’idéal devrait être le retour à la tradition de dureté gréco-latine. Pour les stoïciens, la compassion est sottise et étourderie. À Rome, la pauvreté est vice et honte ; la commisération est « tristesse maladive », ou même, d’après Senèque, « vice du cœur ». Pour Marc-Aurèle, la miséricorde est faiblesse. On proclame sur la scène romaine : « Donner à manger et à boire à un mendiant, c’est double mal : tu perds ce que tu donnes et tu prolonges sa misère. » Rome comme Lycurgue et Solon supprime « les enfants malingres comme les chiens enragés… C’est le bon sens qui l’ordonne. »
Pourtant la plupart des nietzschéens reculent devant cette immolation systématique des « minus habens ». Ils acceptent les hôpitaux — même pour incurables, — les orphelinats, les hospices — toutes institutions inconnues dans la cité antique. Ils admettent donc implicitement que l’on épargne le plus possible de douleurs à l’ensemble de l’humanité, déchets sociaux compris. Et cet idéal correspond à un instinct puissant dont le grand courant altruiste qui traverse l’Histoire — de Confucius et du Christ à nos jours — est la preuve tangible. Il ne s’agit pas là de charité mais de simple justice. La sollicitude pour les moins favorisés, de devoir facultatif devient obligation stricte. Devoir de justice le fait de réserver, dans une famille, les soins les plus dévoués aux infirmes. Devoir de justice également le fait, dans toute communauté humaine, de s’occuper surtout des déficients qui ont besoin d’attentions plus délicates.
Il serait absurde évidemment de décapiter les élites, de viser à l’égalisation systématique des esprits et des corps au niveau le plus bas. Les mieux doués par le cerveau ou par les muscles doivent pouvoir « se réaliser » pleinement mais non pas aux dépens de l’humanité moyenne ou inférieure. L’égalité de bien-être constitue une atténuation des inégalités naturelles.
Sur une affiche du 20 Germinal an IV résumant la doctrine de Babeuf on lisait : « Le but de la Société est de défendre l’égalité souvent attaquée à l’état de nature. » Même réflexion de Joubert : « Les hommes naissent inégaux ; la société doit diminuer cette inégalité en procurant à tous la sûreté, la propriété, l’éducation et les secours. » .
Drôle de justice que celle qui assignerait pour fin à l’organisation sociale le maintien, le renforcement, la multiplication des injustices naturelles ! La vraie justice exige la correction des injustices. Et — en attendant l’ère de la surabondance dans tous les domaines — le maximum d’équité ne peut être obtenu que par l’égalité économique intégrale.
Lyg.