La Presse Anarchiste

Temps mort avant la finale ?

TOUS ceux qui lisent cette revue sont épris, quelles que puissent être leurs diver­gences, de deux aspi­ra­tions essen­tielles qui sont, la pre­mière, de voir la paix régner sur la terre, la seconde, de voir s’instaurer par­tout un état social har­mo­nieux qui assure à cha­cun une aisance maté­rielle aus­si éten­due que pos­sible et une liber­té de pen­sée et de mou­ve­ments de nature à com­pen­ser le poids des inévi­tables dépen­dances et des incoer­cibles obligations.

Au point où en est la civi­li­sa­tion scien­ti­fique, et avec l’acquêt cultu­rel de l’élite de l’humanité, ces deux aspi­ra­tions sont immé­dia­te­ment réa­li­sables ; et l’on a peine à com­prendre qu’il puisse exis­ter des pays où l’on meurt de faim, des camps et des pri­sons où l’on meurt de misère, des castes de parias, et des chiourmes, et des armées, et que la pers­pec­tive de la guerre soit en per­ma­nence embus­quée der­rière l’horizon. Cepen­dant, c’est ain­si, et l’on ne cesse, chaque jour, de médi­ter, de par­ler et d’écrire, sur cette ano­ma­lie, et d’exprimer de nou­veaux éton­ne­ments qui ren­forcent et qui res­sassent de vieilles indignations.

Le monde n’a jamais connu que des paix frag­men­taires. Les cités grecques se bat­taient entre elles avec achar­ne­ment, et ne scel­laient une union pro­vi­soire que lorsqu’elles se sen­taient éga­le­ment mena­cées par le péril com­mun qui les guet­tait des rivages de l’Asie. La conquête macé­do­nienne mit fin à leurs que­relles, et ce fut entre elles la paix frag­men­taire qu’imposa un vain­queur qui visait de plus hauts des­seins que leurs dis­putes intes­tines. Cette paix res­sem­blait fort à la guerre, puisque les anciens enne­mis se récon­ci­lièrent au sein de la plus grande expé­di­tion mili­taire de l’antiquité.

Pareille à la paix macé­do­nienne fut la paix romaine : celle-ci fut seule­ment plus vaste en éten­due, puisqu’elle paci­fia par la guerre la tota­li­té du monde alors connu. C’en était fini des riva­li­tés entre com­mu­nau­tés bar­bares, poli­cées, mar­chandes ou autres. Les aigles du triom­pha­teur impo­saient la paix par­tout. Paix féconde, certes, qui assu­rait la tran­quilli­té aux peuples pour­vu qu’ils lui fussent sou­mis, et qui ne ces­sait que sur les marches loin­taines de l’empire, là où com­men­çait l’univers hagard, que per­sonne n’avait exploré.

Cette paix ne pou­vait être stable, pour deux rai­sons : d’abord, ce que les Romains pre­naient pour le monde n’en était qu’une infime par­tie, et il res­tait à conqué­rir plus qu’ils ne le sup­po­saient ; ensuite, leur édi­fice social com­por­tait des tares et des injus­tices qui devaient le rui­ner un jour de l’intérieur, et déclen­cher des conflits civils incom­pa­tibles avec la paix.

Après l’écroulement du monde romain, le moyen âge fut rem­pli de que­relles de princes et de barons qui ensan­glan­tèrent le conti­nent. Mais petit à petit, dans la plu­part des contrées, un prince plus fort, plus habile ou mieux ser­vi par la for­tune vint à l’emporter sur les autres et à impo­ser sa paix. Ce fut encore une paix mili­taire, plu­tôt une paci­fi­ca­tion qu’une paix. Pour­tant, les riva­li­tés médiocres dis­pa­rurent l’une après l’autre, et l’on connut la paix du roi, qui ne tolé­rait plus les petites guerres de fiefs et de châ­teaux. Hélas ! les rois se firent la guerre entre eux, et les nations paci­fiées se bat­tirent sur des théâtres plus grands, où elles se firent sans doute plus de mal.

De guerre en guerre, les hos­ti­li­tés devinrent plus consi­dé­rables ; on en arri­va aux coa­li­tions. Napo­léon rêva de conqué­rir l’Europe tout entière par les armes, afin de mettre un terme aux conflits qui oppo­saient ses diverses nations. Immense des­sein, qui l’obligea à y faire participer

les pays qu’il avait vain­cus, et qui se mon­traient récal­ci­trants dès qu’ils le sen­taient flé­chir. Fina­le­ment, il échoua, parce que le monde n’était pas mûr pour un tel pro­jet d’unification, et parce que, si forte qu’elle fût alors, la France ne l’était point assez pour le réaliser.

Hit­ler reprit ce grand des­sein. Ses chances étaient plus sérieuses. En effet, la tota­li­té du monde était connue, et deve­nue, entre temps, par­fai­te­ment acces­sible ; une guerre, déjà, avait pris, vingt-cinq ans plus tôt, une ampleur pla­né­taire, et l’unification uni­ver­selle n’était plus autant une uto­pie. Il paci­fia l’Europe à sa façon, car aucune que­relle entre nations n’eût été conce­vable sous son hégé­mo­nie, et il le fit avec un fana­tisme de mes­sie, et avec une rigueur, une inhu­ma­ni­té, une vio­lence dans les actes et dans les inten­tions qui révèlent que, pour lui, cette fin jus­ti­fiait les pires moyens. Ce fut alors la paix alle­mande. Mais comme les paix macé­do­nienne, romaine et fran­çaise, comme la paix bri­tan­nique et d’autres dont nous n’avons pas par­lé, elle levait par­tout des légions qui por­taient la guerre sur ses limites et au delà de ses limites, et cette paix, qui n’eut pas un seul moment d’existence réelle, dévas­ta le conti­nent qu’elle lais­sa jon­ché de cadavres et cou­vert de ruines.

De ces dif­fé­rents exemples, il res­sort clai­re­ment que, seules, les très grandes nations, celles qui sont incom­pa­ra­ble­ment plus fortes que les autres, peuvent contraindre ces der­nières à vivre en paix entre elles en leur impo­sant une hégé­mo­nie indis­cu­tée. Mais il en res­sort plus lumi­neu­se­ment encore qu’aucune de ces grandes et fortes nations n’a pu réa­li­ser ce des­sein de façon solide et durable.

Avant l’arrivée des Blancs, toutes les nations et tri­bus de l’Amérique pré­co­lom­bienne s’infligeaient des guerres per­pé­tuelles ; les conqué­rants euro­péens les ont certes contraints à la paix, mais à quel prix et par quel moyen ? En les détrui­sant de fond en comble. Des Aztèques aux Caraïbes, des Incas aux Mayas et des Arau­cans aux Sioux, la paix qu’elles ont connue est celle du tom­beau. En Afrique, il en alla un peu autre­ment ; ce conti­nent, avant la conquête, était ensan­glan­té par des guerres conti­nuelles ; les Blancs les ont fait ces­ser ; la paix blanche règne sur le conti­nent noir ; mal­heu­reu­se­ment, les pays euro­péens ont fait mou­rir pour leur propre ser­vice, sur les champs de bataille du monde entier, plus de Séné­ga­lais, de Mal­gaches et de Kabyles qu’il n’en serait mort par la guerre sur le sol afri­cain s’ils ne l’avaient pas pacifié.

Empire d’Alexandre, empire romain, empire caro­lin­gien d’Occident, empire napo­léo­nien, Troi­sième Reich, se sont écrou­lés suc­ces­si­ve­ment sans par­ve­nir à leur but de paci­fi­ca­tion et d’unification par l’hégémonie mili­taire de la puis­sance la plus forte. D’éliminatoire en éli­mi­na­toire, en arri­vons-nous à la finale ? Il reste des com­pé­ti­teurs. L’Allemagne hors de com­bat, le Japon hors de cause, deux concur­rents à la paci­fi­ca­tion par l’hégémonie, la Rus­sie et les États-Unis d’Amérique, demeurent.

S’il n’y avait que l’Amérique, elle paci­fie­rait par l’hégémonie et obtien­drait l’hégémonie par sa richesse. S’il n’y avait que la Rus­sie, elle paci­fie­rait par l’hégémonie et obtien­drait l’hégémonie par sa pro­pa­gande. Mais comme elles se trouvent face à face, et que ni l’une ni l’autre ne veut renon­cer à ses chances, une guerre seule appa­raît au préa­lable comme sus­cep­tible de les départager.

Ne nous dis­si­mu­lons pas, entre paren­thèses, que, pour être double, l’hégémonie russe et amé­ri­caine, si elle a engen­dré ça et là des conflits, comme en Grèce et en Indo­né­sie, en a évi­té d’autres et qu’elle joue un rôle paci­fi­ca­teur en quelques endroits. Sans la crainte de déclen­cher l’intervention de l’un des colosses, cer­tains pays des Bal­kans et d’Amérique latine se seraient depuis long­temps sau­té à la gorge.

Que pen­ser de ces paix, qui ne pro­cèdent pas d’un assa­gis­se­ment des rela­tions humaines, mais de la garan­tie par les armes d’une force pré­pon­dé­rante après une vic­toire ? Ne soyons ni sec­taires ni abso­lus : elles valent évi­dem­ment mieuxque pas de paix du tout. C’est le seul genre de paix qu’ont su méri­ter et se pro­cu­rer les hommes jusqu’à ce jour, la paix que leur impo­sait un vain­queur qui les empê­chait de se battre après les avoir bat­tus ! Pour l’instant, de même qu’autrefois la Prusse et la Cas­tille ont uni­fié les États alle­mands et espa­gnols, la Rus­sie et les États-Unis cherchent à uni­fier deux groupes d’Etats, deux groupes qui joui­ront de la paix inté­rieure, et dont la riva­li­té consti­tue la menace guer­rière pour demain. Il faut, hélas ! se conten­ter pro­vi­soi­re­ment de ce genre de paix, et ne le point dédai­gner, de peur d’en ren­con­trer un pire.

Est-ce à dire que nous en sommes recon­nais­sants à ces deux nations déme­su­rées ? Que nous sou­hai­tons leur abso­lue domi­na­tion ? Pas du tout. Du moins, en ce qui me concerne, je ne me laisse pas fasciner.

Bien que, par cer­tains côtés, j’avoue admi­rer la socié­té amé­ri­caine, par d’autres, elle me plaît beau­coup moins ; elle est bigote ; elle est raciste ; encore que le niveau de vie moyen y soit plus éle­vé qu’ailleurs, son opu­lence est fon­dée sur l’exploitation d’une légion de pauvres ; elle encombre, je ne l’oublie pas, les trot­toirs de ses villes énormes de files inter­mi­nables de chô­meurs atten­dant avec dis­ci­pline leurs « chèques de com­pen­sa­tion» ; je n’oublie pas non plus ses crimes, de l’assassinat des mar­tyrs de Chi­ca­go à celui de Sac­co et Van­zet­ti, du mas­sacre des Indiens Peaux-Rouges à Woun­ded Knee, à Nad­di-Chad­di, et autres lieux, au bom­bar­de­ment de Bou­logne-Billan­court et à l’effroyable expé­rience d’Hiroshima. Je n’oublie rien, non plus, de ce qui jus­ti­fie les craintes qu’inspire la socié­té sovié­tique, où l’inquisition, le régime poli­cier et concen­tra­tion­naire, la cen­sure poli­tique, suf­fi­raient à dis­qua­li­fier les réa­li­sa­tions les plus sym­pa­thiques, ces der­nières fussent-elles réelles ; en dépit de l’impressionnante ascen­sion des sta­tis­tiques, des créa­tions de crèches, de bar­rages et de cités, je me sens une ten­dresse limi­tée pour une socié­té basée sur l’obéissance du par­ti à son chef unique et sur la sou­mis­sion du peuple à son unique par­ti, et qui sur­veille les faits et gestes de cha­cun de ses membres au point qu’un confor­miste y est moins libre qu’un non-confor­miste chez nous.

Je ne désire donc pas l’hégémonie amé­ri­caine ou russe sur le monde ; quand bien même elle garan­ti­rait la paix, si elle fait la guerre à l’individu, celui-ci se trou­ve­ra conti­nuel­le­ment en état de rébel­lion, soit éco­no­mique, soit idéo­lo­gique. Qui plus est, ces deux ten­dances hégé­mo­niques, ces deux can­di­da­tures à la domi­na­tion mon­diale, ne paci­fient et n’unifient leur zone d’influence actuelle que pour s’affronter, s’opposer plus tard l’une à l’autre, par les armes.

Serait-ce vrai­ment la lutte finale ? qu’ici, l’écrasement d’un impé­ria­lisme en a sou­vent fait naître un autre, et après un règle­ment de comptes rus­so-amé­ri­cain, nul ne peut être assu­ré que la Chine ne devien­drait pas à son tour une puis­sance mili­taire, car son indus­tria­li­sa­tion s’accélérerait à la faveur du conflit. Ne nous dis­si­mu­lons pas que cer­tains esprits se sont déjà accou­tu­més, par le lent tra­vail de la guerre froide, à l’idée d’une guerre inévi­table, et même sou­hai­table, entre le monde sovié­tique et le monde amé­ri­cain. Cor­ro­dés par le fluide mal­sain dont l’atmosphère est impré­gnée au retour pério­dique des ten­sions diplo­ma­tiques, ils pensent volon­tiers qu’on sera plus tran­quille, quand le litige aura été réglé, que dans l’incertitude de toutes ces alter­na­tives d’optimisme et de défiance, de rup­tures et de rabi­bo­chages. C’est ain­si qu’en 1937, 38, 39, les esprits ont été habi­tués, de crise en crise, à consi­dé­rer le heurt comme iné­luc­table, et conduits à le dési­rer pour en finir une bonne fois.

Bien enten­du, nous ne nous lais­se­rons pas entraî­ner par cette hâte stu­pide que quelques-uns éprouvent de voir le monde se sui­ci­der. Tout au contraire, si nous pou­vons frei­ner, ou faire faire marche arrière à la machine qui emporte les peuples à leur perte, nous le ferons. Mais, ins­truit jusqu’au scep­ti­cisme par l’expérience des der­nières guerres que nousn’avons pas empê­chées, je réitère ce que j’ai déjà écrit, à savoir que le salut des indi­vi­dua­li­tés éclai­rées, qui n’ont été ni dupes, ni com­plices et vou­draient bien n’être point vic­times, et payer le moins pos­sible des pots cas­sés par les autres, m’importe encore après qu’il n’y a plus d’espoir de conser­ver la paix. Obli­gés de cir­cons­crire nos ini­tia­tives si nous vou­lons qu’elles soient effi­caces, nous devons, à ce moment-là, nous rési­gner à lais­ser à l’arrière-plan les idées nobles que le milieu où nous évo­luons juge inac­tuelles et per­ni­cieuses, pour ne pas être broyés nous-mêmes, nous et ceux pour qui nous éprou­vons affi­ni­té et prédilection.

Pierre-Valen­tin Berthier


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