La Presse Anarchiste

Réflexions disparates et notes au hasard

TOUTES les idées n’ap­pellent pas un égal déve­lop­pe­ment. Il en est qui ne font que pas­ser dans l’es­prit, qu’on ne prend pas la peine de noter, de com­mu­ni­quer ou d’ap­pro­fon­dir ; il en est qu’on jette sur le papier rapi­de­ment avec l’in­ten­tion de les uti­li­ser un jour, de les inter­ca­ler entre paren­thèses, de les com­men­ter ; cer­taines sont de rapides réponses à des ques­tions éter­nelles, d’autres de rapides ques­tions jetées à l’é­ter­nel mys­tère. Il y en a qui ne sont même pas des idées. On couche sur le papier, au hasard d’un dos­sier ou d’un gri­moire, ou l’on range dans sa mémoire comme sur le rayon d’un pla­card, un mot enten­du, une réflexion, une saillie, un petit fait, pour les sor­tir au moment oppor­tun, et l’on retrouve un jour ces maté­riaux dis­pa­rates, « choses vues » ou ouïes,«tas de pierres », « hot­tées de plâ­tras » (et j’emprunte ces trois défi­ni­tions entre guille­mets à l’un de nos poètes), et l’on déses­père de s’en ser­vir un jour, car ils sont trop hétéroclites.

Si Lecoin m’au­to­rise à en publier ci-des­sous une brouet­tée, je leur don­ne­rai donc une vie éphé­mère. S’il me rap­pelle à plus de modes­tie et décide que cela n’en vaut pas la peine, je ne lui don­ne­rai pas tort, et nous jet­te­rons cela au feu pour n’en plus reparler.

J’a­per­çois, par­mi les plus ardents de nos modernes défen­seurs de la paix, des gens qui ne renon­ce­raient pour rien au monde à la fier­té qu’ils éprouvent d’a­voir fait « leur devoir » pen­dant la guerre. Est-ce donc un devoir de faire la guerre ? Si oui, pour­quoi récla­mer la paix ?

D’autre part, tel autre qui n’a jamais tenu un fusil, mais qui a refu­sé de s’ins­crire à un « mou­ve­ment » (?) pour la paix, est regar­dé de tra­vers, et presque consi­dé­ré comme un bel­li­ciste. Pour­tant, quand un homme a tra­ver­sé toutes ces occa­sions de guerre sans y par­ti­ci­per, sans se lais­ser gagner par toutes ces folies homi­cides qui ont fait perdre la rai­son à tant de peuples aujourd’­hui rui­nés, et quand il y a toute appa­rence qu’à l’a­ve­nir il ne se lais­se­ra pas davan­tage conduire ou entraî­ner, qu’est-il besoin qu’il fasse des dis­cours, contre­signe des appels ou prenne place dans des défi­lés ? Son atti­tude étant pro­bante, que veut-on qu’il fasse de plus ? Avez-vous donc besoin, exi­ge­rez-vous de lui qu’il pro­nonce publi­que­ment un inutile ser­ment de paix, sur une tri­bune où se sont suc­cé­dé avant lui des flots de poli­ti­ciens dont chaque parole est un parjure ?

Beau­coup de gens (tel M. Krav­chen­ko) sont per­sua­dés que l’A­mé­rique est la terre de la liber­té, et beau­coup de gens (tel M. André Wurm­ser) estiment que la Rus­sie est la patrie du socia­lisme. Beau­coup de gens espèrent que la Rus­sie socia­li­se­ra l’A­mé­rique, et beau­coup de gens escomptent que l’A­mé­rique libé­re­ra la Russie.

L’A­mé­rique libé­rant la Rus­sie oppri­mée à grands coups de bombe ato­mique, et la Rus­sie socia­li­sant l’A­mé­rique exploi­tée à grand ren­fort de camps de concen­tra­tion, quelle agréable perspective !

Voi­là où conduit l’a­ber­ra­tion de vou­loir faire le bon­heur des peuples. Si l’on son­geait, d’a­bord, à évi­ter ce qui peut faire leur mal­heur ? Pas de camps de concen­tra­tion, pas de bombe ato­mique… Plus de par­tis poli­tiques pour peu­pler les pre­miers, plus d’ar­mée pour dépeu­pler la terre avec la seconde !

Alors peut-être que le socia­lisme et la liber­té se répan­draient petit à petit, sans doute pas sans luttes, pas sans efforts, pas sans dif­fi­cul­tés, mais avec un mini­mum de pleurs et de sang !

Réflexion d’un com­mer­çant à l’is­sue d’un marché :

«— Je vends moins, depuis que tout est libre et abon­dant, que lorsque tout était rare et contingenté. »

Réflexion absurde dans un monde nor­mal, mais nor­male dans un monde absurde.

Gar­ry Davis ? Oui. — Paci­fisme ? Oui. — Citoyen du monde ? Pour­quoi pas ? — Gou­ver­ne­ment mon­dial ? Heu…

C’est bien ain­si qu’ont che­mi­né vos réflexions, mes camarades ?

Mal­gré nous, ayant de le connaître, nous éprou­vons déjà une cer­taine défiance à l’é­gard du Super-État. C’est qu’il existe dès main­te­nant, et depuis long­temps, des Super-États.

Le pape est le super-monarque de l’u­ni­ver­sa­lisme catho­lique. Du moins le fut-il. Il le serait vrai­ment, s’il ne tenait qu’aux jésuites. Le pre­si­dium suprême des soviets est le super-État de l’In­ter­na­tio­nale com­mu­niste. Il a un pou­voir spi­ri­tuel sur des masses immenses à tra­vers le monde, et tem­po­rel sur un cer­tain nombre de nations.

Ce sont des pré­fi­gu­ra­tions de gou­ver­ne­ment mon­dial ; et mal­gré nous, si belles que soient les ten­ta­tions que l’i­déal nous pro­pose, nous sommes mis en défiance et réfré­nés dans notre enthou­siasme par ces réalités.

Un ancien adju­dant me dit : « Pour­quoi a‑t-on condam­né Pétain ? De quoi était-il cou­pable ? De col­la­bo­ra­tion ? Parce qu’il a eu des entre­vues avec Hit­ler, ser­ré la main de Gœring, flir­té avec la croix gam­mée ? Mais un homme d’État ne peut pas se pas­ser d’a­voir des rela­tions avec ceux des autres pays ; il faut bien qu’il les voie, qu’il leur parle, qu’il passe des conven­tions avec eux. Pétain est inno­cent, on doit le libérer. »

J’ai répon­du : « C’est comme le sol­dat qui fra­ter­nise avec celui d’en face, il est bien nor­mal qu’il cherche à savoir, en s’a­dres­sant direc­te­ment à lui, si le dif­fé­rend qui les sépare est aus­si grave qu’on le lui a dit. »

Mais mon adju­dant a fron­cé les sour­cils. Par­ti­san de la col­la­bo­ra­tion des hommes d’É­tat, il n’é­tait pas du tout par­ti­san de la fra­ter­ni­sa­tion des gou­ver­nés. À son avis, ceux qui com­mandent ont le droit de se réunir et de sabler le Cham­pagne ensemble en dis­cu­tant s’ils feront étri­per un mil­lion d’hommes, ou seule­ment cent mille ; mais ceux qui obéissent n’ont qu’à étri­per et se faire étri­per sans pla­cer un mot.

En matière scien­ti­fique, une idée juste arrive à s’im­po­ser par la per­sua­sion de ceux qui l’ex­priment et par l’é­vi­dence qui se dégage d’elle. Au contraire, les théo­ries sociales, qui ne res­sor­tissent pas au domaine de l’exac­ti­tude aisé­ment démon­trable, et qui cherchent en prin­cipe (nous sou­li­gnons à des­sein : en prin­cipe) à amé­lio­rer le sort des hommes, ne s’im­posent que par la contrainte.

Les deux prin­ci­paux aspects de cette contrainte sont le vote et la vio­lence. Le vote est l’arme des majo­ri­tés et la vio­lence celle des mino­ri­tés. Le nombre impose ses desi­de­ra­ta par les suf­frages, et l’op­po­si­tion par la force. Il sur­vient ain­si que la majo­ri­té ral­lie obli­ga­toi­re­ment l’op­po­si­tion, ou que l’op­po­si­tion contraigne la majo­ri­té. Mais ni le nombre, ni la force, n’est un cri­tère de l’ex­cel­lence des théo­ries impo­sées, les­quelles, quel­que­fois détes­tables, seront néan­moins main­te­nues en leur appli­ca­tion par voie d’au­to­ri­té, de cen­sure et de police, au point que ceux-mêmes qui en souffrent doivent en pro­cla­mer la bien­fai­sance. On a vu des hommes cou­rir aux urnes et faire triom­pher des régimes abo­mi­nables ; on les a vus aus­si cou­rir aux armes et com­battre pour des causes hon­teuses. La vic­toire élec­to­rale, mili­taire, insur­rec­tion­nelle, a favo­ri­sé aus­si sou­vent le mal que le bien, les idées fausses que les idées justes.

Le par­ti de l’É­glise, s’il croit la foi en péril, en appelle à l’É­tat pour sau­ver la religion.

Le par­ti ratio­na­liste, dès qu’il sent en péril la laï­ci­té, en appelle à l’É­tat pour défendre la rai­son. Reli­gion (d’É­tat), rai­son (d’É­tat), se dis­putent l’É­tat, l’au­to­ri­té, le pou­voir ; et le dieu de la pre­mière s’est fait homme et l’en­ti­té de la seconde s’est faite déesse, une fois au moins dans leur exis­tence, pour légi­ti­mer et asseoir leur dic­ta­ture tem­po­relle et sacrée, ou maté­rielle et métaphysique.

Nous qui avons fait un choix, mais exclu­sif de tout dogme et de tout culte, entre la foi aveugle et la rai­son faillible, nous réprou­vons ces appels à l’É­tat, ne sou­hai­tant voir ensei­gner aucune ortho­doxie, aucune Table de la Loi, issue de la barbe de Moïse ou de celle de Karl Marx, et nous ne sou­hai­tons pas de retour­ner contre autrui les par­celles d’au­to­ri­té que nous arra­chons au pou­voir dans la lutte clan­des­tine qui nous oppose à lui.

Nous réprou­vons au même degré l’État théo­cra­tique qui incarne l’om­ni­science divine, et l’É­tat maté­ria­liste qui divi­nise la rai­son humaine, et nous ne choi­sis­sons pas entre le Dieu qui s’est fait homme et les Hommes qui se sont faits dieux.

Un homme qui revient d’Es­pagne m’a dit : « Dans la ville où j’é­tais, les agents de police dressent contra­ven­tion contre les gens qui ne vont pas à la messe. »

Bra­vo ! excellent moyen pour assu­rer la renais­sance de la foi. Je parie que, pen­dant la Semaine Sainte, les sif­flets des algua­zils s’en vont à Rome se faire bénir.

Il est com­mun d’en­tendre dire que les peuples étran­gers observent des cou­tumes bizarres ; que leur manière de vivre offense notre logique et heurte nos habitudes.

Cela est sans doute vrai. Mais, au sein même d’une même com­mu­nau­té, dans le même pays, entre gens qui se côtoient et se cou­doient, de sem­blables dis­pa­ri­tés ne sont-elles pas observables ?

Les maçons n’ont pas les mêmes mœurs que les culti­va­teurs ; les impri­meurs vivent une exis­tence très dif­fé­rente de celle des mar­chands de légumes ; les manœuvres d’une fon­de­rie n’ont pas grand-chose de com­mun avec les sémi­na­ristes, ni les repré­sen­tants en bon­ne­te­rie avec les com­mis du Tré­sor. Le labou­reur achève sa nuit de som­meil à l’heure où le lino­ty­piste d’un jour­nal du matin ter­mine sa nuit de tra­vail, et le pre­mier s’en va aux champs à l’heure où l’autre s’en va au lit.

Cette diver­si­té com­pose une har­mo­nie, qui n’est rom­pue que par de tout autres motifs de dis­corde. Ain­si en est-il des peuples divers. Ce n’est pas la dif­fé­rence de leurs régimes, de leurs reli­gions, de leurs lois, de leurs mœurs, qui les dresse les uns contre les autres : c’est la volon­té et l’au­to­ri­té de ceux qui pro­fitent de ces mœurs, lois, reli­gions et régimes.

Ma ville natale vient d’ob­te­nir la croix de guerre. « Pour son héroïsme et sa vaillance. » Je fus par­mi les héros et les vaillants. Je vais vous dire com­ment cela s’est pas­sé. Un jour de juin 1940, quinze avions alle­mands ou ita­liens ont bom­bar­dé la ville au hasard, tuant plus de cent per­sonnes. Tout le monde, cla­quait des dents au fond des caves. Puis, un jour de juin 1944, pen­dant que les curieux regar­daient les F.F.I. his­ser un dra­peau sur la place, des auto­mo­biles blin­dées alle­mandes sur­girent et tirèrent des­sus : douze morts et vingt bles­sés, par­mi les­quels des ampu­tés ; les autres — j’é­tais de ceux-là — s’en­fuirent au triple galop tan­dis que les balles pas­saient à droite et à gauche. L’hé­roïsme, la vaillance, consistent à se faire tuer et cou­per en mor­ceaux. Vous vou­lez voir un héros ? Tenez, regar­dez-moi : ma ville est déco­rée de la croix de guerre.

Pierre-Valen­tin Berthier


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste