Le Syndicat National traverse une crise dont la gravité s‘est manifestée ces derniers temps par divers incidents significatifs :
1° d’abord le 20e Congrès, tenu au printemps dernier, où s’affirma une puissante minorité révolutionnaire ;
2° puis, les déclarations mensongères de Guérard au meeting de l’Hippodrome (grève des postiers) qui eurent pour conséquences le tumultueux meeting des cheminots à Tivoli et la démission du secrétaire général du Syndicat ;
3° enfin l’exclusion de Bidamant qui a entraîné la fondation d’un Comité de Défense syndicaliste des cheminots. Faut-il ne voir dans cette crise qu’un épisode du conflit entre révolutionnaires et réformistes ?
Non. Certes, les militants révolutionnaires du Syndicat National ont donné l’assaut ; mais ce différend ne tient pas, quant au fond, dans des querelles théoriques ; il réside dans ce fait prédominant que le Syndicat National n’est pas le syndicat des travailleurs groupés dans son sein, mais le syndicat d’un homme, le syndicat Guérard.
Il n’est pas de statuts, il n’est pas de règlements qui comptent devant la volonté et devant l’habileté de Guérard. Et quiconque ose critiquer les actes du maître, risque comme Bidamant, d’être exclu pour crime de lèse-majesté. Affirmations en l’air ! Point du tout et nous le prouverons.
Le 20e Congrès national
C’est parmi les administrateurs, élus du 19e Congrès, c’est-à-dire dans le Conseil de 1908, que commencèrent à se manifester avec quelque vigueur, les velléités d’émancipation qui sont aujourd’hui le premier article de notre programme de défense syndicale1Le Comité de Défense syndicaliste du Syndicat National des Travailleurs des Chemins de fer a publié récemment un manifeste. Sa cotisation mensuelle, 0 fr. 50. Le secrétaire est Le Guennic, sentier des Marais, Meudon (Seine-et-Oise). Le trésorier, Gaillard, 25, rue de Paris, Bobigny (Seine)..
Malgré la hardiesse bien connue de ses idées, Le Guennic fut, en effet, délégué au Comité confédéral ; mais après le Congrès de Marseille, où ce camarade s’était trouvé en opposition avec Guérard, son mandat lui était retiré par 14 voix contre 13, à la suite d’une intervention audacieuse du Comité du réseau de l’Est.
La répercussion de cet acte injustifié devait peser fortement sur la physionomie du 20e Congrès national (4 au 7 mai 1909), et montrer à Guérard que son autorité était sérieusement menacée. Alors qu’il était apparu jusqu’à ce jour comme le maître des destinées du Syndicat des chemins de fer, brusquement se révélait une minorité puissante, groupant les 2⁄5e des mandats.
Il est même permis de croire que Guérard ne resta maître de la situation que grâce à une savante diversion, à cette fameuse séance secrète, à la fois si risible et si profondément triste, dans laquelle furent envisagées les mesures à prendre en prévision de la grève.
Mais cela ne l’empêchait pas de diriger dans la coulisse la petite comédie qui se jouait à côté de la grande et qui aboutit à faire éliminer son gênant adversaire du nouveau Conseil d’administration.
Dès ce moment, Guérard se sentit gravement menacé. La grosse influence dont il croyait disposer et qu’il mettait à la disposition du réformisme gouvernemental s’en allait ! Demain d’autres hommes seraient appelés à la tête du Syndicat National. Il fallait empêcher cela à tout prix. Alors Guérard ne recula pas devant un projet de scission de la C.G.T. ; mais ses amis, eux, reculèrent devant cette œuvre de division ouvrière.
Les meetings de l’Hippodrome et de Tivoli
Le 14 mai au soir, les administrateurs nommés par le 20e Congrès, me confiaient les fonctions de secrétaire général, de préférence au candidat sortant, vieux militant ayant toutes les sympathies de Guérard et dont l’élection avait toujours été assurée, sans concurrents possibles.
Dans l’après-midi du même jour Guérard, secrétaire du Conseil, engageant le syndicat tout entier, avait fait, au meeting de l’Hippodrome, la déclaration que l’on connaît :
On vous a dit que lorsque les organisations ouvrières vous donneraient leur concours, votre mouvement cesserait d’être professionnel. Eh bien, pour ma part, j’estime que si ce mouvement s’étend aux chemins de fer, il restera encore tout à fait professionnel, à cause de l’identité de nos situations et de nos conditions.
Sans être un « meneur », j’ai bien le droit de donner un conseil. Or, en pareille circonstance, il n’y a plus à attendre une consultation individuelle de tous les syndiqués2Le Congrès avait en effet décidé de consulter immédiatement les groupes, par voie de référendum, sur l’aide à apporter aux postiers. Mais au 14, rien n’avait été fait, le référendum n’était pas même lancé., mais à prendre une initiative, à provoquer le plus rapidement le mouvement, demain, s’il se peut.
Il faut que le gouvernement se rende compte de l’étroite solidarité qui nous unit. Lorsque l’on vous atteint, on nous atteint nous-mêmes et nous devons nous lever pour vous défendre !
On a coutume de parler de ma prudence. Et, en effet, je ne dis que ce que je veux dire. Je vous fais, en ce moment, une déclaration très nette.
C’est au nom des camarades qui ont exprimé leur opinion dans leur récent Congrès que je parle…3Journaux du 15 mai.
L’impression produite sur le public fut considérable ; elle ne le fut pas moins sur les syndiqués, et je n’étonnerai personne en disant qu’un certain malaise pesait sur les membres du conseil, à la réunion du 14.
Les partisans d’une action énergique ne purent que supposer que le comité de grève, nommé en séance secrète pendant le Congrès, s’était prononcé pour une manifestation très proche en faveur des postiers grève. Quant aux autres, ils étaient absolument atterrés.
Pour rassurer ces derniers et pour atténuer en même temps l’effet de son « bluff » (le mot est de Guérard lui-même), celui-ci parla d’une démarche faite par lui à l’Humanité dans le but de s’assurer que ses paroles avaient bien été exactement interprétées — en réalité pour les altérer — et de l’organisation d’un meeting destiné à faire patienter les grévistes.
Ce fut le meeting de Tivoli, fixé au 17 mai.
La présence de Subra et de Le Gléo, délégués des postiers, venant demander compte, à l’orateur de l’Hippodrome, des promesses catégoriques faites au nom du S.N. des Chemins de fer, donna à cette séance une physionomie tragique dont l’impression restera dans la mémoire de tous ceux qui y assistèrent. Ils n’oublieront pas non plus les cris de : démission ! poussés par des milliers de camarades à l’adresse de Guérard, qui le lendemain, se croyant perdu, s’écriait :
« — Après tout, le syndicat national c’est le syndical Guérard, et s’ils m’em… l’Est et le Midi me suivront4Déclaration rappelée devant le Conseil par Charnay, à la suite les voies de fait auxquelles s’était livré Guérard sur sa personne. ! »
Bien que ces réseaux aient pris parti pour lui contre nous, nous ne pouvons croire que leurs militants se prêteront jusqu’au bout à une œuvre de division ardemment voulue et préparée par des actes dont l’évidence crève les yeux. Et pourtant, c’est nous que l’on accuse de pousser à la division !
Ma démission
Guérard est d’avis que moins souvent le Conseil se réunit et mieux vont les affaires du syndicat. En conséquence, il ne le convoquait, habituellement, qu’une quinzaine après la dislocation de chaque Congrès national.
Cette année, vu la gravité des événements, le délai5Du 7 mai, date de la dislocation du Congrès, au 14 mai, de la convocation des administrateurs, la gestion du S. N. fut tout entière entre les mains du secrétaire du Conseil. fut diminué de moitié, et quand, après le 14 mai, je pris l’initiative de réunir extraordinairement le Conseil, c’était la première fois qu’une pareille décision était prise par le secrétaire général.
Le motif : les incidents du meeting de Tivoli dont il a été question. Pris à parti comme président de séance, accusé de m’être fait le complice de Guérard en refusant de mettre aux voix le blâme énergiquement réclamé pour lui, sur la proposition de Bidamant, par tous les camarades présents, je crus nécessaire de faire paraître dans l’Humanité (19 mai) une note dont voici la reproduction :
En fin de séance, alors que la salle était le plus houleuse et réclamait un ordre du jour plus énergique tout en se prononçant pour le référendum, Bidamant proposa une addition comportant un blâme à Guérard.
Je n’ai pas permis que ce vote eut lieu sur cette addition, et il m’en a coûté de vertes injures ; mais Guérard étant absent, la discussion n’ayant pas eu lieu sur ce terrain, et un grand nombre de camarades étant partis, quelle valeur pouvait avoir ce vote ?
Plusieurs milliers de camarades encore présents applaudirent à la proposition de Bidamant parce qu’ils avaient l’impression qu’une faute avait été commise. J’avais eu moi-même cette impression et avais manifesté devant le Conseil mon étonnement et ma déception comme syndiqué de n’avoir pas reçu le questionnaire ; comme membre du Conseil, de n’avoir pas été convoqué avant le vendredi de la semaine ayant suivi le Congrès.
Mais il s’agit d’établir les responsabilités et là est la difficulté. Le comité de grève devait-il se séparer avant d’avoir statué sur la formule du référendum ?
S’il appartenait au Conseil d’arrêter cette formule, qui devait prendre l’initiative de hâter sa convocation ?
C’est une résolution que j’aurais prise si j’avais été secrétaire général. Cependant, aucun article des statuts ne fixe les attributions de celui-ci.
« Art. 19. — Le secrétaire général représente le Syndicat en justice. »
On chercherait en vain, sur les statuts une autre allusion au secrétaire général.
Je crois que son rôle est de servir de point de contact entre le Conseil et le secrétaire du Conseil, mais ce n’est pas suffisant.
L’organisation souffre d’un mal profond : chacun se repose sur son voisin et tous sur le secrétaire du Conseil, de sorte que toute l’initiative est entre les mains d’un seul.
À mon avis, au lieu d’un Conseil de trente membres, il faudrait une Commission exécutive à raison d’un membre par comité de réseau. Quoi qu’il en soit, l’organisation actuelle a donné ce qu’elle pouvait donner ; elle est au bout de son rouleau et il est grand temps de la modifier si l’on ne veut pas assister à sa déchéance.
Lisez cette note avec attention : elle n’incriminait personne et ne s’en prenait qu’à l’organisation. C’était encore trop ; le secrétaire du Conseil, ayant la prétention d’être tout et n’admettant aucun contrôle, ne pouvait souffrir à ses côtés un collaborateur. Le secrétaire général ne devait pas sortir du rôle permis jusqu’alors au détenteur de cette fonction purement nominale, sous peine d’avoir à la résigner.
Je m’en aperçus bien à la séance du 19 mai où le Conseil, se solidarisant avec Guérard, approuvait son intervention au meeting de l’Hippodrome, un acte d’autoritarisme insolemment imposé, comme indispensable à l’intérêt du Syndicat (insertion d’un article d’une page de La Tribune, présentant sa défense et contenant une déclaration de guerre aux révolutionnaires), et me blâmait pour la note parue dans l’Humanité.
Je donnai ma démission et au moyen d’une circulaire, j’exposai les conditions dans lesquelles je l’avais fait.
Guérard avait senti qu’à mon tour, je voyais clair dans son jeu ; comme bien d’autres, je devais disparaître. Alors, le passé du Syndicat National s’éclaira pour moi des lueurs du présent : Rien de ce qui pouvait gêner Guérard ne devait subsister.
L’exclusion de Bidamant
Bidamant avait eu le tort tout à fait impardonnable d’avoir vu clair de bonne heure dans les agissements de Guérard.
Mais du moins avait-il le courage de faire connaître tout haut son opinion et non à la façon de Basile, comme le fait son ennemi.
La plus grande habileté de Guérard, dans tous ces événements, ce fut de solidariser le Conseil, particulièrement les réformistes, avec lui, en faisant approuver tous ses actes. De la sorte, il put partir en guerre, toujours sûr d’être appuyé par son état-major.
Après la lecture de « Ma Démission », Bidamant, avec la fougue de la conviction, heureux de ce nouveau témoignage qui confirmait toutes ses opinions sur le rôle joué par Guérard dans le Syndicat national, appuya mes accusations de nouveaux griefs.
Quelles sont les accusations portées par Bidamant ? — Les amitiés ministérielles de Guérard. — N’est-il pas le premier à s’en prévaloir et, le samedi soir, 23 octobre, n’assistait-il pas au punch d’honneur offert à son excellence Millerand par « ses électeurs » !
Le rôle joué par Guérard dans la grève des postiers ? — Une équivoque a pu être créée sur ce point, à la faveur d’une déposition de Lamarque, des agents des postes, devant le Conseil du Syndicat National. Mais Guérard n’a toujours pas donné de réponse à la question posée devant le Comité confédéral par Pauron, délégué des ouvriers des lignes : « Qu’allait faire Guérard au ministère, au lendemain du meeting de l’Hippodrome ? »
La régularité des comptes de la loterie de l’Orphelinat des Chemins de fer. — Trois millions de billets furent vendus à M. Dejean, directeur de la Petite République, pour la somme de 60.000 fr. et produisirent 300.000 francs de bénéfices à l’heureux acheteur ? Est-ce là, disait Bidamant, une opération honnête ?
Mais je pose cette autre question : Si le Conseil d’administration de l’Orphelinat a permis cette opération de vente (mais pas celle de l’emploi des deux prête-noms, annoncés comme les véritables gagnants des gros lots) où figure cette autorisation ? Quel est le procès-verbal qui la mentionne ? C’est ce qu’on ne nous a jamais fait connaître.
En tout cas des camarades se sont privés d’une partie de leur misérable salaire ; ils ont rogné peut-être sur quelque petite satisfaction dont eût profité leur famille, pour payer 1 franc des billets qu’un financier eut à 2 centimes l’un.
Pour ces diverses accusations Bidamant fut exclu du Syndicat National par décision du Conseil d’administration.
Il serait trop long de donner ici, dans ses détails, le récit de cette déloyale mesure ; mais nous devons en montrer les illégalités et les vices de forme. L’ordre du jour ci-dessous voté à l’unanimité moins deux voix, le 27 octobre par le groupe de Dreux (le groupe de Bidamant), en résume quelques-uns ; il ne vise pas cependant le principal, c’est-à-dire la non-convocation de l’intéressé à l’audition des témoins.
« Considérant que le camarade Bidamant a été exclu du Syndicat par le Conseil d’administration, sans que son Groupe ait été consulté, ce qui est contraire à l’esprit de l’article 6 des statuts,
« Considérant que Bidamant n’a commis aucun acte pouvant porter préjudice au Syndicat national. — Qu’il s’est borné à formuler les accusations que beaucoup de syndiqués reconnaissent fondées, contre le citoyen Guérard,
« Considérant que dans sa séance du 20 octobre, le Comité du Groupe de Paris-Nord a exclu du Syndicat national le citoyen Guérard, qui relève directement de ce Groupe, l’exclusion du citoyen Guérard semble confirmer les accusations portées contre le secrétaire du Conseil d’administration.
« Déclarent maintenir leur entière confiance au camarade Bidamant, et donnent le mandat formel au délégué au Congrès régional du Mans, de demander sa réintégration immédiate au Syndicat national. »
La Tribune de la Voie ferrée
Nos renseignements ne seraient pas complets, si nous ne parlions de La Tribune de la Voie ferrée, fermée pour nous, largement ouverte à nos adversaires et particulièrement à Guérard, se faisant juge et partie dans le cas de l’exclusion de Bidamant, Supplément du 22 août, par exemple.
Le secrétaire du Conseil ne s’embarrassa jamais de la commission du journal ; elle comptait si peu que son sans-gêne lui valut un jour l’ennui d’une désapprobation du Conseil. C’était la première fois que pareille aventure lui arrivait : il mit tous ses services passés dans la balance et déclara qu’il n’accepterait jamais « de n’être au syndicat qu’un employé ».
Guérard avait supprimé un article accepté par la commission du journal ; j’en étais l’auteur et le sujet, c’était une protestation contre le retrait du mandat de Le Guennic, délégué à la C.G.T.
Mais son acte le plus audacieux, ce fut l’insertion, sans autorisation et insolemment imposée au Conseil, de : « Explications nécessaires », remplissant trois colonnes et demie de la Tribune du 23 mai. Le même Conseil, par contre, refusa d’insérer mes explications et lorsque, après avoir été envoyé devant une commission du journal qui n’existait plus, je me décidai à faire paraître, quand même, les motifs de ma démission, tirée à 19.000 exemplaires, Guérard, de sa propre autorité, arrêta la distribution, de sorte que 5.000 exemplaires seulement furent envoyés à destination.
Ainsi, ce qui est permis au secrétaire du Conseil, employé du Syndicat, ne l’est pas au secrétaire général ou à un administrateur.
Les camarades de province pourront, après ces exemples, se faire une idée de la façon dont ils ont été renseignés sur les événements de ces temps derniers. Sous prétexte de faire l’apaisement, les ordres du jour des groupes furent refusés quand ils blâmaient Guérard ! mais la Tribune n’inséra pas moins ceux qui étaient en sa faveur, contre ses adversaires et contre la C.G.T.
Ce fut l’œuvre du Conseil d’administration, opérant contre l’avis du Congrès de 1909, qui avait approuvé, ou du moins n’avait pas infirmé les déclarations suivantes :
« Pour nous résumer, nous dirons que la Tribune, à notre avis, doit être surtout un bulletin reproduisant fidèlement la vie du Syndicat : d’où la place prépondérante donnée aux comptes rendus des groupes. » (Rapport du Conseil. Gestion de 1908.)
Il faut réviser les statuts
Comment s’expliquer une pareille domination ? Il faut pour cela connaître l’homme qui l’a imposée et les statuts ― fabriqués par lui — qui lui ont permis de le faire.
Aussi revenons encore un instant sur les statuts du Syndicat, spécialement sur les attributions du secrétaire du Conseil.
ART. 16. — Le syndicat est administré par un Conseil composé de trente membres, nommés par le Congrès, comme il est dit aux articles 1er et suivants du règlement général intérieur.
ART. 17. — Les membres du Conseil d’administration sont nommés pour un an ; ils sont rééligibles.
ART. 18. — Le Conseil d’administration choisit, parmi ses membres, un bureau comprenant un secrétaire général, un secrétaire général adjoint, un trésorier général, un trésorier général adjoint et un archiviste.
Il nomme en outre un secrétaire du Conseil choisi EN DEHORS DE SON SEIN.
ART. 19. — Le secrétaire général représente le Syndicat en justice.
ART. 23. ― Le Conseil d’administration organise chaque année, au mois d’avril ou de mai, autant que possible, une Congrès de la corporation ; il doit se conformer aux décisions prises dans ce Congrès.
ART. 24. — Les groupes d’un réseau peuvent organiser des Congrès régionaux pour y examiner les réclamations les plus urgentes et pour formuler le maximum des concessions qu’il serait possible de faire le cas échéant.
ART. 25. — Les groupes de chaque réseau, à l’issue de leur Congrès régional, pourront nommer un comité chargé d’étudier et de présenter les revendications spéciales à leur réseau.
Ce comité ne pourra agir qu’après en avoir référé au Conseil d’administration et reçu son avis.
Toutes les démarches seront faites au nom du Syndicat National et chaque délégation, accompagnée par un membre du Conseil l’administration ou par le secrétaire dudit Conseil.
Il n’est pas inutile d’attirer l’attention sur les parties en italique : 2e alinéa de l’art. 18, lequel se complète par le dernier alinéa de l’art. 25. On comprendra mieux le degré d’importance du Secrétaire du Conseil, employé du syndicat, en comparant la part d’initiative qui lui est donnée dans ces statuts (dont il est du reste l’auteur ou l’initiateur, ce qui revient au même) avec celle du Secrétaire général, camarade en activité de service.
En tenant compte que Guérard était, depuis 1891, Secrétaire général de la Chambre syndicale des ouvriers et des employés de chemins de fer (plus tard, en 1895, Syndicat National), titre abandonné par lui après la grève de 1898 pour celui d’Employé Principal, puis l’année suivante pour son titre actuel, il ne faut pas s’étonner qu’il cherche à conserver les prérogatives de ses anciennes fonctions.
Des exemples.
Il faut d’ailleurs voir à l’œuvre le Secrétaire du Conseil et comment il subordonne la volonté du Conseil à la sienne. En voici quelques exemples pris dans le tas :
Lundi matin 12 juillet, coup de téléphone de M. Rabier, rapporteur de la loi, au secrétaire du Conseil qui, comme par hasard, se trouvait au Syndicat. Rendez-vous est pris pour l’après-midi, et il n’est pas douteux que, dans le conciliabule entre M. Rabier et Guérard, il fut décidé qu’aucun changement ne serait demandé à la Chambre sur le projet de loi voté par le Sénat.
La première mesure que devait prendre Guérard après le coup de téléphone du lundi matin, c’était de convoquer le Conseil. Pour une loi qui avait absorbé toute l’activité du S.N. pendant plus de 10 ans.6« Ce n’est pas parce que nous avons quelques droits qui ne sont pas d’ailleurs des privilèges : retraites problématiques et avantages accessoires, que l’on peut nous retirer la liberté. » (Le Matin, 15 mai 1909.)
Effet oratoire, dira-t-on ; mais, pas tant que cela ! Aussi, quel sujet de tristesse pour nous, dans ces paroles prononcées par Guérard au meeting de l’Hippodrome ! Plus de dix années de nos meilleurs militants dépensées pour des « retraites problématiques », alors que les petits traitements sont restés stationnaires. Pourtant, dès le mois de mars 1899, le syndicat national avait limité son programme à ces deux réformes : 1° Le relèvement des petits salaires ; 2° la retraite pour tous et PROPORTIONNELLE., il me semble que cette précaution était obligatoire. Notre secrétaire du Conseil pensa autrement et se contenta de se faire accompagner le lendemain après-midi, à la Chambre, par le bureau du Syndicat7À la suite de certains incidents et à l’instigation de Guérard lui-même, le Conseil avait tout récemment décidé que, pour toute délégation importante, le secrétaire du Conseil se ferait accompagner par le bureau. ».
Il paraît que la délégation et les députés tombèrent de suite d’accord pour faire voter la loi sans retard, et en effet, à 5 heures du soir, le tour était joué.
Ainsi fut sabotée la loi Berteaux, furent lâchés, définitivement, on peut dire :
L’assimilation des agents des trains ; la limite d’âge des employés de bureau, etc., etc., et surtout l’article relatif aux Compagnies secondaires, qu’il eût été facile d’assimiler au régime des grandes Compagnies.
La campagne pour le relèvement des salaires nous édifiera sur la façon dont s’y prend le secrétaire du Conseil pour marquer de son empreinte toutes les décisions prises par le Syndicat.
Le mois dernier, sur l’initiative du groupe Paris-Est, un meeting était organisé à la Bourse du travail, dans le but d’amorcer (il est temps qu’on s’en occupe, n’est-ce. Pas !) la campagne pour le relèvement des petits salaires.
La veille seulement, le Conseil fut convoqué pour arrêter les détails de la réunion, dont la date était déjà connue depuis une quinzaine. Quand, vers 11 heures du soir, un administrateur s’avisa de dire : « Et l’ordre du jour ? », le secrétaire du Conseil, qui griffonnait une belle feuille de papier blanc, fit cette réponse admirable : « J’ai essayé de le faire, mais, dans une discussion comme celle-là, ce n’est pas facile à rédiger. J’y songerai à tête reposée et demain soir on rectifiera s’il y a lieu ».
C’était la « confiance forcée » car on ne se représente pas le Conseil discutant, un quart d’heure avant un meeting, l’ordre du jour qui doit y être sanctionné.
Le meeting eut lieu avec le succès que l’on sait et nos adversaires, eux-mêmes, ne trouvèrent pas d’expressions trop louangeuses pour parler de la correction de Le Guennic (l’éliminé) et de Bidamant (l’exclu). On peut ajouter même, sans crainte de contradiction, que l’accueil ardemment sympathique fait à ces militants était une approbation de notre tactique.
Or, l’ordre du jour adopté dans cette séance fut un ordre du jour réformiste, un ordre du jour de Guérard.
Ah ! certes, il fut applaudi, lui malin, quand, prenant le courant, il jugea opportun de prononcer ces vibrantes paroles :
« N’oubliez pas qu’à aucun prix vous ne pourrez reculer. Même par la grève, nous atteindrons notre but. »
Mais les opposants seraient le jouet d’une forte illusion s’ils se figuraient avoir gagné à leur tactique ce grand assagi :
« Quand nous serons organisés, il faudra songer à la grève », avait-il dit précédemment et encore : « Pour être forts, il faut englober la totalité des 28.000 employés. »
« Lorsque dans quelques mois — la chose est facile — des 60.000 syndiqués que nous sommes nous serons passés 120.000, nous pourrons alors parler haut et ferme. » Mais, allez-donc réfléchir dans une salle surchauffée ! Seules les grandes phrases sonores et les tirades enflammées font leur effet ; il n’y a qu’après qu’on aperçoit, derrière chaque vibrant appel à l’action fait par Guérard, le correctif qui supprime tout, donnant au total ce que le petit curé de campagne peut nous donner : l’espoir d’une meilleure existence… au paradis.
Cheminots de partout, appelés à voter cet ordre du jour type, avec le désir d’obtenir des améliorations rendues si pressantes par la précarité de vos salaires, comparée avec le prix toujours croissant de la vie, si vous voulez vous rendre compte du néant de cet ordre du jour, vous n’avez qu’à en relire le quatrième alinéa, en tenant compte des déclarations précédentes :
« Estiment (les travailleurs des chemins de fer de tous les réseaux) que le résultat poursuivi ne sera obtenu qu’à la condition de renforcer le syndicat de manière à constituer une puissance capable, par sa fermeté et son énergie, de faire fléchir les résistances intéressées des Compagnies. »
Ainsi donc, à vous tous, camarades de province, qui végétez pendant toute votre existence pour engraisser actionnaires et fonctionnaires ; et vous, camarades de Paris, qui crevez de faim avec un salaire de 4 francs par jour et moins, Guérard annonce que vous pourrez parler haut et ferme — quand nous serons 120.000 au. Syndicat. 199.999, ça ne vaudrait rien !
Retour sur le passé
En faisant un retour sur le passé, on s’aperçoit qu’une main de malheur a conduit les destinées du Syndicat National et on ne peut s’empêcher d’une admiration profonde pour cette force de l’esprit syndicaliste qui a résisté à tant de causes susceptibles de désagréger l’organisme.
On comprend, à revivre l’histoire de notre Syndicat, que des scissions se soient produites, notamment en 1899, lorsqu’à la réunion de Niort (5 mars), certains groupes de l’État refusèrent d’entendre Guérard. On Comprend mieux aussi, cette condition du Syndicat professionnel en réponse à une tentative de fusion : « Nous exigeons que les délégués soient des agents en activité de service ».
Nous comprenons enfin que tous les essais tentés auprès de la Fédération des mécaniciens et chauffeurs aient échoué ; car en dépit du peu d’empressement mis par les mécaniciens à donner leur adhésion à un Syndicat comprenant d’autres catégories, nous avons toujours pensé qu’un esprit nouveau les porterait quelque jour à faire le geste de solidarité auquel les oblige leur attitude souvent énergique.
Nous devons enfin nous sentir entraînés vers l’indulgence, pour certains camarades bruyamment exclus antérieurement à cette crise et qui probablement ne sont que les victimes de l’autoritarisme de Guérard.
Conclusion
Nous avons vu que, grâce à l’insuffisance des statuts réduits à néant par le fait d’une habileté sans égale, grâce aussi à la complicité — momentanée — d’un état-major réformiste, Guérard tient le Syndicat National dans ses mains.
Pourtant, nous sommes tous d’accord, j’en suis sûr, pour ne pas permettre plus longtemps que notre organisation soit le jouet d’un « conducteur d’hommes » dont la principale qualité est d’être un parfait équilibriste.
Si nous ne songions qu’à faire œuvre de haine, nous aurions beau jeu à tracer de Guérard un portrait peu flatteur mais exact. Nous pourrions remonter à son rôle sous le ministère Waldeck-Millerand ; nous pourrions le montrer — lui qui parle de démasquer les « tarés » — étalant l’or et les billets, ostensiblement sortis du portefeuille gonflé, la main largement ouverte (geste de bon vivant, mais aussi parfois de corrupteur), rendant des services par la variété des relations et pour la considération qui en rejaillit sur sa personne ; esclave surtout de ses passions.
Mais c’est à une œuvre positive que nous travaillons, rendre aux syndiqués la direction du Syndicat des chemins de fer.
Ah ! je m’explique ce cauchemar de quelques-uns : — Par qui remplacera-t-on Guérard ?
Mais, par un simple employé et ce seront les camarades qui régleront eux-mêmes leurs grandes et leurs petites affaires.
Un Congrès extraordinaire que nous avons demandé dès les premiers incidents est aujourd’hui décidé. Tout cheminot et tout syndicaliste doit envisager avec gravité les conséquences après les attaques contre la C.G.T. dont le réseau de l’Est nous a donné un avant-goût le 6 juin à Paris, et la nomination de Niel comme secrétaire et propagandiste de ce réseau.
Devons-nous craindre que la campagne de calomnies faite contre Le Guennic, Bidamant8Bidamant, que Guérard n’oublie jamais d’appeler le « sous chef de bureau Bidamant ». Pauvre « sous-chef » à 139 francs par mois. et d’autres militants connus pour l’ardeur de leurs convictions, n’ait jeté quelque germe de suspicion dans l’esprit de nos camarades de province, si mal renseignés par La Tribune.
Quant à la présence de Guérard elle ne nous inquiète plus. (En m’exprimant ainsi, je ne me base pas sur la décision récente qui vient de sanctionner son exclusion du groupe de Paris-Nord, son groupe.)
Je veux dire : L’homme qu’il a été a vécu ; celui que les syndiqués exigeront désormais qu’il soit, un employé, n’est pas possible. Ainsi qu’il l’a répété maintes fois, Guérard n’acceptera jamais de n’être que cela après avoir été le manitou depuis bientôt 20 ans.
Malgré tout, je ne suis nullement rassuré ; l’histoire de toutes les associations de travailleurs nous montre la plupart des organisations créées en vue de la lutte de classes, se transformant bientôt, par menace ou par corruption, en groupements de mutualité, dont la besogne consiste, comme on sait, à réparer les maux causés par nos exploiteurs et adoucir leur système de salaires de famine, avec les gros sous des victimes elles-mêmes.
Ces transformations fourmillent dans l’histoire des syndicats, où l’on peut voir les pouvoirs publics se faire les complices des patrons.
Jadis, ces petites opérations n’étaient qu’un jeu ; aujourd’hui, elles sont devenues plus difficiles à réussir, mais on y emploie plus d’habileté et le coup porte encore.
Le Syndicat national a, lui aussi, sa Mutuelle corruptrice dans l’Orphelinat et c’est de là que viennent mes terreurs.
Déjà, des années de travail ont été sacrifiées à cette odieuse loterie, paralysant, pour des avantages illusoires, l’élan des revendications vraiment sérieuses : celles qui coûteraient à l’État-patron et aux Compagnies. Et voilà que l’on nous montre — dans la lune — la perspective d’une somme de 500.000 francs (La Tribune, du 31 octobre).
Avec quelle science approfondie de la crédulité humaine est rédigée cette note et qui n’en reconnaîtrait la griffe. Et quand on nous montre notre loterie comme étant la seule ayant réalisé un léger bénéfice de 98.000 francs, qui donc ne ressentirait un légitime orgueil devant ce résultat, peu fait cependant pour consoler les administrateurs de cet orphelinat similaire à qui devaient revenir 400.000 francs sur le million escompté.
Donc, le ministère où M. Briand, copain de Guérard, est président du Conseil, nous offre généreusement le demi-million sur les bénéfices futurs d’une loterie.
Devant cette perspective d’un bel établissement où, sur le sol algérien (probablement) seraient hospitalisés une centaine d’orphelins ; devant ce soleil d’or — qui pourrait bien se changer en un trou dans la lune ― nos camarades vont- ils, hypnotisés par la promesse de la manne ministérielle, réduire à des manifestations manquées, dans la crainte de compromettre les bénéfices de la donation promise, leur campagne de relèvement des salaires ?
Je ne puis croire à une telle aberration de l’esprit positif de camarades abandonnant, comme pour les retraites, la proie pour l’ombre.
Ils doivent comprendre alors ce qui leur reste à faire : déjouer les manœuvres dernières de celui qui partira, parce qu’il y est obligé, mais qui compte bien conserver au Syndicat National sa néfaste influence.
« Je m’en irai en juillet, a‑t-il dit, dans un récent Congrès ; il me faut le temps de mettre mon successeur au courant. »
Le prince abdique, mais il a la prétention de fixer son heure et de désigner son successeur.
Qui lui impose cette attitude ? Quel est le gage promis en cas de réussite ?
Problème angoissant.
La transformation du Syndicat national en Fédération qui, si l’on a la sagesse d’écarter les questions personnelles, sera probablement le gros morceau du 21e Congrès, permettra-t-elle de dissiper tous les malentendus et d’amener la cohésion dont nous aurions tant besoin ? Je l’espère.
Dans tous les cas, il ne faudrait pas remplacer la dictature par un Conseil des Dix et le seul moyen d’éviter cet écueil, c’est d’assurer aux groupes L’AUTONOMIE LA PLUS LARGE.
Camarades de la province qui serez délégués au 21e Congrès, attention ! et tenez la barre d’une main qui ne tremble pas.
Eugène Poitevin
- 1Le Comité de Défense syndicaliste du Syndicat National des Travailleurs des Chemins de fer a publié récemment un manifeste. Sa cotisation mensuelle, 0 fr. 50. Le secrétaire est Le Guennic, sentier des Marais, Meudon (Seine-et-Oise). Le trésorier, Gaillard, 25, rue de Paris, Bobigny (Seine).
- 2Le Congrès avait en effet décidé de consulter immédiatement les groupes, par voie de référendum, sur l’aide à apporter aux postiers. Mais au 14, rien n’avait été fait, le référendum n’était pas même lancé.
- 3Journaux du 15 mai.
- 4Déclaration rappelée devant le Conseil par Charnay, à la suite les voies de fait auxquelles s’était livré Guérard sur sa personne.
- 5Du 7 mai, date de la dislocation du Congrès, au 14 mai, de la convocation des administrateurs, la gestion du S. N. fut tout entière entre les mains du secrétaire du Conseil.
- 6« Ce n’est pas parce que nous avons quelques droits qui ne sont pas d’ailleurs des privilèges : retraites problématiques et avantages accessoires, que l’on peut nous retirer la liberté. » (Le Matin, 15 mai 1909.)
Effet oratoire, dira-t-on ; mais, pas tant que cela ! Aussi, quel sujet de tristesse pour nous, dans ces paroles prononcées par Guérard au meeting de l’Hippodrome ! Plus de dix années de nos meilleurs militants dépensées pour des « retraites problématiques », alors que les petits traitements sont restés stationnaires. Pourtant, dès le mois de mars 1899, le syndicat national avait limité son programme à ces deux réformes : 1° Le relèvement des petits salaires ; 2° la retraite pour tous et PROPORTIONNELLE. - 7À la suite de certains incidents et à l’instigation de Guérard lui-même, le Conseil avait tout récemment décidé que, pour toute délégation importante, le secrétaire du Conseil se ferait accompagner par le bureau. »
- 8Bidamant, que Guérard n’oublie jamais d’appeler le « sous chef de bureau Bidamant ». Pauvre « sous-chef » à 139 francs par mois.