La Presse Anarchiste

Les soudeurs bretons

Depuis quelques années, la sar­dine man­quait sur les côtes bre­tonnes. Tous les ans, jour­nal­istes et patrons fai­saient régulière­ment appel à la pitié publique pour les pêcheurs de sar­dines et les soudeurs de boîtes.

À les en croire, tous les maux prove­naient de ce petit pois­son qui s’ob­sti­nait à fuir notre lit­toral breton.

Cette année, la sar­dine abonde. Depuis 1900, me dis­ait un pêcheur de Douarnenez, jamais nous n’en avions tant vu. Aux foy­ers des pêcheurs, comme à ceux des soudeurs, ce devrait donc être la joie. Cha­cun devrait pou­voir, cette année, manger à sa faim. Hélas ! c’est plus que jamais la mis­ère. Le soudeur est chas­sé des usines par la machine. Quant au pêcheur, la sar­dine étant abon­dante, le négo­ciant ne veut l’a­cheter qu’à des prix dérisoires, alors que la rogue1La rogue est l’ap­pât dont se sert le pêcheur. est chère.

Arti­cles sen­sa­tion­nels, inter­views patronales, appels émus du passé, qu’étiez-vous donc ? Rien qu’un amas d’hypocrisies puisque, aujour­d’hui où la sar­dine abonde, c’est la mis­ère aus­si atroce qu’au temps où elle manquait.

La patience des pêcheurs et des soudeurs a été grande ; mais leur résig­na­tion décroît d’an­née en année. Les derniers événe­ments de Con­car­neau et de Douarnenez mon­trent que la sit­u­a­tion s’ag­grave. Pour un peu, à Douarnenez, nous auri­ons vu mas­sacr­er des hommes, des femmes, des enfants coupables de vouloir manger du pain… rien que du pain en travaillant.

Délégué tout dernière­ment à la fameuse entre­vue de Quim­per, à laque­lle M. Viviani avait con­vo­qué délégués patrons et délégués ouvri­ers, j’ai voulu chercher à con­naître cette sit­u­a­tion si douloureuse des ouvri­ers soudeurs. J’ai inter­rogé les délégués ouvri­ers. Et je ne crois pou­voir mieux com­mencer cette étude qu’en tran­scrivant fidèle­ment leurs réponses.

§§§

À Guil­vinec, me dirent les délégués, nous sommes 90 soudeurs à la main, tous syn­diqués. À cause de notre mis­ère, la coti­sa­tion syn­di­cale est de un franc par an. Nous pro­duisons en moyenne 800 boîtes par jour, quand nous tra­vail­lons ; 700 seule­ment, quand nous tombons sur des séries de boîtes rouil­lées. On nous les paie, chez Joseph Chanterelle, le 1/4–24 et au-dessus, 1 fr. 25 le cent. Le négo­ciant nous retient le dix­ième de notre salaire, qui nous est rem­boursé à la fin de la cam­pagne, en garantie de notre con­trat. Tous les mois, on nous retient 0 fr. 20 par boîte « couleuse », c’est-à-dire mal soudée.

Les con­di­tions de tra­vail sont les mêmes à la Mai­son Car­naud, sauf que la fer­me­ture des 1/4–24 est payée 1 fr. 50 le cent.

Depuis quelques années, la moyenne annuelle de nos salaires n’a pas dépassé trois cents francs.

À Lok­tudy, toutes les boîtes sont fournies par la Mai­son Car­naud. Aus­si le délégué et ses cama­rades ren­dent-ils cette mai­son respon­s­able de leur mis­ère. La fer­me­ture des boîtes est payée 1 fr. 50 le cent. Cinq cents femmes sont occupées, les unes aux con­serves de légumes, les autres à la sardine.

Les sar­dinières ou « fri­teuses » tra­vail­lent, en pleine sai­son, de quinze à vingt heures par jour et il manque régulière­ment des femmes pour ce tra­vail. Elles sont payées pour étriper, laver et met­tre sur les grilles, à rai­son de 1 fr. 50 le mille de sar­dines. En tra­vail­lant vingt heures, elles peu­vent pré­par­er 3.000 sar­dines, ce qui leur fait un salaire de 0 fr. 225 de l’heure.

Les femmes qui sont occupées aux con­serves de petits pois, tra­vail­lent, pen­dant la sai­son, de seize à dix-sept heures par jour. Elles sont payées à rai­son de 12 cen­times et demi l’heure.

Là, la machine à ser­tir fonc­tionne. La Mai­son Salle en pos­sède 6 ; la Mai­son Delo­ry, 3 ; la Société Brestoise, 2.

Les ouvri­ers et les femmes occupés aux machines tra­vail­lent une moyenne de quinze heures. Le salaire des hommes est de 90 francs par mois. Celui des femmes, de 0 fr. 125 l’heure. Les enfants, dont la besogne con­siste à porter les boîtes à l’ébul­li­tion et de là dans les mag­a­sins, tra­vail­lent douze heures par jour et gag­nent 0 fr. 75 par jour.

Chaque machine occupe un ouvri­er, une femme et un enfant. La machine pro­duit, ser­tit en moyenne 1.500 boîtes à l’heure. Pour quinze heures, cela fait 22.500 boîtes dont la fer­me­ture coûte au patron : 3 fr. pour l’ou­vri­er payé au mois ; 1 fr. 90 pour l’ou­vrière et 0 fr. 75 pour l’en­fant ; au total, 5 fr. 652Il faut ajouter 6 francs par jour pour le mécani­cien ; 5 francs par jour pour le vis­i­teur. En revanche, l’ou­vrière ne doit pas entr­er en ligne de compte, puisqu’elle fait pour la machine, le même tra­vail que pour les boîtes soudées à la main. Cela fait donc une somme totale de 14 fr. 75. Plus l’in­térêt, les frais d’achat de la machine, l’amor­tisse­ment et l’en­tre­tien..

Notre salaire annuel n’at­teint pas 300 francs.

À Saint-Guénolé, nos con­di­tions de tra­vail, me déclara le délégué, sont iden­tiques. Les femmes, surtout, sont exploitées. Ain­si, la semaine dernière (dernière semaine d’août 1909), les « fri­teuses » tra­vail­lèrent les sept jours, de 6 heures du matin à minu­it, avec à peine une heure et demie d’ar­rêt dans la journée. Le same­di, on leur remit, à cha­cune, 16 francs !

Elles avaient tra­vail­lé seize heures et demie par jour. Faites le compte. Cela leur fait 115 heures et demie de tra­vail pour 16 francs. Soit à peu près 0 fr. 14 de l’heure.

Le délégué d’Audierne me répon­dit : « Je ne puis mieux vous expos­er notre sit­u­a­tion qu’en vous citant ce sim­ple fait : j’ai un loy­er de 65 francs par an et il y a trois ans que je n’ai pu le pay­er. Que vous dire de plus ? Le syn­di­cat existe. Seule­ment, impos­si­ble de pay­er les coti­sa­tions ; nous n’avons pas d’argent.

Le délégué de Con­car­neau est encore sous le coup de la colère causée par l’in­tro­duc­tion des machines.

— Vous voulez expos­er notre sit­u­a­tion ? Eh bien, dites que sur 600 soudeurs, nous sommes 450 syn­diqués. Nous payons 6 fr. 20 de coti­sa­tion par an. Quand la sai­son bat son plein, les 38 usines de Con­car­neau occu­pent dans les 2.900 femmes, c’est-à-dire toutes celles qui sont disponibles et peu­vent tra­vailler. Il en vient d’un peu partout et les négo­ciants ne peu­vent en trou­ver davantage.

Aus­si, les négo­ciants les reti­en­nent-ils le plus longtemps pos­si­ble à l’u­sine. Quand la pêche donne, il n’est pas rare de les voir com­mencer à qua­tre heures du matin pour ne ter­min­er que le lende­main à cinq heures du matin.

Quand le pois­son vient à terre, on leur accorde à peine un quart d’heure pour manger. Celles qui ont des enfants se les font apporter à l’u­sine pour leur don­ner le sein. L’été, elles gag­nent 1 fr. 25 le mille de sar­dines. Quelques maisons font le « sprat » l’hiv­er, et on leur donne alors 1 franc par caisse de cent boîtes soudées.

En général, chaque mai­son fab­rique l’hiv­er les boîtes que l’on utilis­era l’été. Les 1/4–24 nous sont payées, pour la fab­ri­ca­tion, 1 franc le cent, et 1 fr. 50 pour la fermeture.

À la fer­me­ture, notre pro­duc­tion moyenne est de 800 boîtes par jour. Les modes de con­trat, leurs formes vari­ent d’une manière assez sen­si­ble. Ain­si, chez Ramel et Balestrié, on nous retient la pre­mière quin­zaine comme garantie, 0 fr. 25 par boîte « couleuse ». Chez Palmer, Roul­land, Lacaze, Bour­geois, Chancere­lie, Amieux, etc., la retenue de garantie est du dix­ième du salaire et de 0 fr. 25 pour les boîtes « couleuses ». Si l’ou­vri­er part avant la fin de la cam­pagne, il perd les sommes retenues. S’il ter­mine la sai­son, on lui rem­bourse ces sommes, déduc­tion faite des retenues pour « boîtes couleuses ». Avec la fab­ri­ca­tion des boîtes, l’hiv­er, nous pou­vons gag­n­er une moyenne de 5 à 600 francs par année.

Mais bien­tôt cette ressource nous man­quera. Les patrons veu­lent nous impos­er les boîtes fab­riquées mécanique­ment. Ils instal­lent les machines : la mai­son Ouzille en a mon­té une ; Cassegrain, trois ; Teyson­neau, une ; Cail­let, deux ; Bou­vet, qua­tre. Au total, onze machines qui fonc­tion­nent pour la fer­me­ture des boîtes de thon et de sar­dines. Qu’al­lons-nous devenir ?

À cette inter­ro­ga­tion, je répondis que le con­trat s’im­po­sait. Mais je ne m’il­lu­sion­nais pas ; la masse s’en­têtera à ne pas en com­pren­dre la dure nécessité.

À Douarnenez, existe un con­trat signé le 12 févri­er 1905. Au point de vue général, me dis­ait le cama­rade Gui­chona, secré­taire du syn­di­cat de Douarnenez, le con­trat a été utile. On lui reproche d’avoir dimin­ué cer­tains salaires. On oublie trop que beau­coup d’autres furent aug­men­tés et qu’en out­re, nous avons eu une cer­taine sécu­rité au point de vue des prix fixés.

Seule­ment, le con­trat arrive à expi­ra­tion cette année et alors.… — Et alors ? — Soyez per­suadé, cama­rade Mer­rheim, que les patrons ne voudront plus le sign­er. Ils veu­lent, eux aus­si, intro­duire les machines. Déjà, ils nous ont prévenus que la mai­son Ouzille ayant instal­lé une machine, ils con­sid­éraient que le con­trat était rompu pour la sai­son prochaine. Qu’al­lons-nous devenir ?

— Vous avez votre syndicat ?

— Oui, c’est vrai. Sur 600 ouvri­ers soudeurs, dont 20 soudeuses, 550 et 16 femmes sont syn­diqués. Nos coti­sa­tions sont de 0 fr. 75 par mois ; 0 fr. 35 restent à la caisse du syn­di­cat et 0 fr. 40 vont à notre société de sec­ours mutuels. Il y a chez nous beau­coup de cohé­sion, qu’aug­mente la crainte, la com­mune aver­sion de la machine.

Jusqu’à main­tenant nous avons tou­jours fab­riqué les boîtes l’hiv­er pour l’été. Les 1/4–24 sont payées à rai­son de 1 franc le cent pour la fab­ri­ca­tion et 1 fr. 25 pour la fer­me­ture. La moyenne de notre pro­duc­tion est de 800 boîtes pour 10 heures de tra­vail. Elles con­ti­en­nent de 10 à 12 sar­dines. Comme dans les autres local­ités on nous retient le 10 % comme garantie. Nous avons droit à qua­tre boîtes « couleuses » par mille. Quand ce chiffre est dépassé, nous payons 0 fr. 20 par boîte per­due qu’on prélève à la fin de l’an­née sur les sommes retenues comme garantie.

Quant aux femmes, elles sont deux mille occupées à la pré­pa­ra­tion de la sar­dine avant la mise en boîte, et sont payées à rai­son de 0 fr. 20 de l’heure. En pleine sai­son, elles tra­vail­lent autant qu’elles veu­lent, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elles tombent de fatigue. Il n’est pas rare d’en voir tomber endormies devant leur table, se réveiller un moment après et se remet­tre au travail.

L’hiv­er, toutes les maisons font le « sprat » ; les salaires sont les mêmes. Les soudeurs gag­nent en moyenne de 550 à 630 francs par année.

Cette année, j’ai gag­né, pour ma part, du 1er jan­vi­er au 30 juin, exacte­ment 30 francs, et j’ai ma vieille mère à soign­er et à nour­rir, ma femme et trois enfants. C’est la mis­ère. La machine ne tardera pas à fonc­tion­ner. Que gag­nerons-nous ? … Qu’al­lons-nous devenir ?… Com­ment allons-nous pou­voir vivre !…

Moël­lan et Douel­lan sont deux petites local­ités qui comptent ensem­ble 48 soudeurs à la main, tous syn­diqués, payant 0 fr. 50 de coti­sa­tion par mois. Trois usines, celles des maisons Béziers, Benoît et Pel­li­er y sont instal­lées. Notre pro­duc­tion moyenne, me dit le délégué, varie entre 7 et 800 boîtes 1/4–24 qui nous sont payées 1 fr. 50 le cent. La retenue pour les boîtes « couleuses » est de 0 fr. 25 par boîte. Nous répon­dons des fuites des deux côtés de la boîte et nous avons droit à cinq boîtes par mille de mau­vaise fabrication.

Mais nous allons quelque­fois tra­vailler dans d’autres local­ités, notam­ment pour la mai­son Pel­li­er. De sorte qu’il se pro­duit ce fait bizarre : le même ouvri­er tra­vail­lant pour cette mai­son à Moël­lan-Douel­lan est payé 1 fr. 50 pour 100 boîtes 1/4–24. Il touche 1 fr. 65 par cent des mêmes boîtes s’il va tra­vailler à l’u­sine d’Audierne ; 2 fr. 25 à la Tur­balle et 2 fr. 15 aux Sables-d’Olonne.

Jamais nous n’avons pu nous expli­quer cette dif­férence de salaire d’une usine à l’autre, appar­tenant à la même maison.

Jusqu’i­ci, nous fab­riquions nos boîtes l’hiv­er. Cette année, nous avons demandé 0 fr. 25 d’aug­men­ta­tion par cent de boîtes. Non seule­ment nous n’avons pu l’obtenir, mais la mai­son Béziers a cessé sa fab­ri­ca­tion. Elle fait fab­ri­quer ses boîtes à Lori­ent par des femmes ayant des salaires mis­érables. Nos salaires seront dimin­ués d’autant.

Actuelle­ment, les trois usines occu­pent 400 femmes pour l’étri­page, le lavage, la mise sur grilles, et elles les payent à rai­son de 1 fr. 50 le mille. En ce moment elles tra­vail­lent vingt heures par jour, et la semaine dernière (dernière semaine d’août) leurs salaires ont var­ié entre 20 et 30 francs pour 7 jours, soit une moyenne de 0 fr. 15 à 0 fr. 20 à l’heure.

L’hiv­er, le tra­vail est très irréguli­er, mais on fait égale­ment le « sprat ». Nos salaires, avec la fab­ri­ca­tion des boîtes d’hiv­er, vari­ent entre 400 et 450 francs par an.

Remar­quez que nous aurons aus­si les machines l’an prochain. Ain­si la mai­son Pel­li­er qui a une usine aux Sables-d’Olonne tra­vaille la sar­dine avec les machines. Toutes les boîtes de thon sont égale­ment fer­mées à la machine.

Notre mis­ère est déjà grande. Que sera-t-elle quand nous aurons la machine ? Que ferons-nous ?

À Belle-Isle, une quar­an­taine de soudeurs tra­vail­lent aux usines Amieux, Saupi­quet et Tertrel, etc. La pro­duc­tion moyenne est de 7 à 800 boîtes par jour. Les 1/4–24 sont payées 2 francs le cent dans les maisons Amieux et Saupi­quet ; 1 fr. 50 le cent chez Tertrel, et nous payons par boîte « couleuse » 0 fr. 40.

Nous comp­tons en tout huit usines occu­pant 600 femmes tra­vail­lant de 18 à 20 heures par jour pen­dant la sai­son, et payées à rai­son de 0 fr. 20 l’heure.

Les machines fonc­tion­nent notam­ment dans la Mai­son Car­naud qui en a six. Là, nous avons exigé un engage­ment nous garan­tis­sant un salaire men­su­el de 150 francs par mois, pen­dant la sai­son, qu’il y ait ou non du travail.

Qua­tre soudeurs tra­vail­lent aus­si à côté des machines. Il y en a trois pour le thon et trois pour les sar­dines chez Amieux. Autant chez Chancerelle ; trois pour le thon et cinq pour les sar­dines chez Béziers.

Les ouvri­ers ser­tis­seurs sont payés à rai­son de 125 francs par mois et tra­vail­lent de 14 à 16 heures par jour.

Quant à nous, soudeurs à la main, depuis quelques années, nos salaires ont var­ié entre 300 et 350 francs par année.

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Comme on le voit, les machines à ser­tir ou à soud­er les boîtes causent à tous une cer­taine ter­reur. Con­tre elles, ils lut­tent depuis des années. Depuis des années aus­si, ils ont fait faire des expéri­ences par des savants con­nus afin de démon­tr­er que les boîtes ser­ties ou soudées mécanique­ment ne pou­vaient con­serv­er les pro­duits qu’elles con­ti­en­nent. Voici les prin­ci­pales objec­tions con­tre les machines :

1° Les machines à ser­tir et celles à soud­er sont dan­gereuses pour la san­té du pub­lic. Leurs fer­me­tures, her­mé­tiques à l’u­sine, ne tar­dent pas à per­dre leur étanchéité. Le pois­son se cor­rompt ; d’où les malais­es, quelque­fois l’empoisonnement que ressen­tent les con­som­ma­teurs. Lut­ter con­tre la machine, c’est défendre la san­té des mil­liers de con­som­ma­teurs qui nous font vivre.

2° Nos patrons pré­ten­dent pou­voir pro­duire plus avec la machine, et, par elle, pou­voir lut­ter con­tre la con­cur­rence étrangère. C’est faux.

D’abord, ils ont été les pre­miers à trans­porter notre indus­trie à l’é­tranger, où ils pos­sè­dent de nom­breuses usines, dans lesquelles ils fab­riquent des pro­duits de qual­ité inférieure qu’ils vien­nent ensuite ven­dre en France comme pro­duits de pre­mière mar­que, fab­riqués ici.

De plus, la sar­dine demande avant sa mise en boîte une assez longue pré­pa­ra­tion qui con­siste dans l’étri­page, le lavage et la mise sur grille.

Toutes les femmes disponibles sont déjà occupées à ce tra­vail ou à celui du soudage à la main. La machine pro­duisant davan­tage, il y aura pénurie de femmes. Elles man­quent déjà. Par con­séquent, pour arriv­er à fournir les machines on exig­era des femmes une plus grande pro­duc­tion qui ne sera pos­si­ble qu’au détri­ment de la qual­ité du pois­son. Ain­si, on aug­mentera encore les dan­gers d’empoisonnement, on ren­dra plus fréquents et plus graves les malais­es ressen­tis par les consommateurs.

Soyez sûr que nous n’ex­agérons pas. Est-ce que les négo­ciants, s’ils avaient suff­isam­ment de femmes et de jeunes filles à leur dis­po­si­tion, les retiendraient 16, 18 et 20 heures con­séc­u­tives à l’usine ?

Or, avec cette somme de tra­vail, elles arrivent dif­fi­cile­ment à ali­menter les soudeurs à la main. Qu’est-ce que ce sera lorsqu’il s’a­gi­ra d’al­i­menter les machines ?

3° Il y a quelques années, nous pou­vions arriv­er à join­dre les deux bouts, grâce à la fab­ri­ca­tion des boîtes, payées 1 franc le cent, que nous fai­sions l’hiver.

Aujour­d’hui, la mai­son Car­naud a monop­o­lisé cette fab­ri­ca­tion qui se fait mécanique­ment. Elle emploie des jeunes filles et des femmes payées d’une façon dérisoire. Celles-ci ont de véri­ta­bles salaires de famine vari­ant de 0 fr. 75 à 1 fr. 50 par jour. Nous n’avons plus en somme que la « sai­son » pour vivre toute l’an­née et encore.… Ajoutez à cela que les boîtes faites mécanique­ment se soudent plus dif­fi­cile­ment à cause de la rouille qui les atteint très vite ; d’où diminu­tion de pro­duc­tion de l’ou­vri­er soudeur à la main.

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Main­tenant que j’ai fidèle­ment rap­porté et résumé les déc­la­ra­tions des prin­ci­paux délégués venus à Quim­per, il est bon d’ex­am­in­er les con­séquences qu’en­traîn­era, selon moi, l’in­tro­duc­tion des machines.

Comme on a pu le voir par les répons­es des délégués, la moyenne de pro­duc­tion de l’ou­vri­er soudeur est de 800 boîtes pour 10 heures de tra­vail, soit 80 boîtes à l’heure.

La pro­duc­tion des machines varie selon les mar­ques. Les machines dites « Norvégi­en­nes » pro­duisent une moyenne de 450 boîtes à l’heure ; celles du sys­tème « Vorgues » 800 boîtes à l’heure ; celles du sys­tème « Blis­sés » 1.200 à l’heure. En sorte que, théorique­ment, les « Norvégi­en­nes » peu­vent pro­duire 4.500 boîtes en 10 heures con­tre 800 par l’ou­vri­er à la main dans le même temps. Les « Vorgues » 8.000 au lieu de 800 ; les « Blis­sés » 12.000 au lieu de 800.

Mais il faut tenir compte, m’ont affir­mé les délégués, d’une perte de 30 % avec les machines. Admet­tons ; il n’en sub­siste pas moins qu’avec les « Norvégi­en­nes » 3.150 boîtes sont soudées en 10 heures de tra­vail con­tre 800 à la main ; 5.600 avec les « Vorgues » ; 8.400 avec les « Blissés ».

Devant cet accroisse­ment de pro­duc­tion, on com­prend la crainte éprou­vée par les ouvri­ers soudeurs lorsqu’ils voient intro­duire une machine dans l’u­sine qui les occupe. D’au­tant plus que maints exem­ples sous leurs yeux mon­trent cette intro­duc­tion accom­pa­g­née de ren­vois et de réduc­tions de salaires.

Ain­si, à Nantes, l’an­née dernière, la Mai­son Bernier-Riom pro­po­sait un con­trat à ses ouvriers.

Par ce con­trat elle sup­pri­mait le tra­vail aux pièces pour le rem­plac­er par le tra­vail à l’heure. Elle offrait de pay­er 40, 45, et 50 cen­times de l’heure. Mais, comme en tra­vail­lant aux pièces les ouvri­ers se fai­saient une moyenne de 75 à 80 cen­times l’heure, ils repoussèrent le con­trat. Ce fut la grève. Elle dura 166 jours et se ter­mi­na par un échec et par l’in­tro­duc­tion des machines « Blis­sés » et « Vorgues ».

La mai­son Bernier-Riom qui occu­pait, pour le soudage à la main, une moyenne de qua­tre-vingts ouvri­ers, n’en occupe plus que quinze depuis qu’elle a intro­duit les machines.

À part la mai­son Péneau-Benoît, toutes les autres ont suivi cet exem­ple, et la ville de Nantes compte aujour­d’hui une cinquan­taine de machines à ser­tir de mar­ques dif­férentes, et les salaires des hommes qui y sont occupés vari­ent entre 120 et 150 francs par mois.

J’au­rais voulu établir un prix de revient à peu près exact. Cela n’est pas pos­si­ble. J’ai en vain essayé de con­naître les prix des machines à ser­tir qui, avec leur entre­tien, l’in­térêt de l’ar­gent et de l’amor­tisse­ment, doivent entr­er en ligne de compte dans l’étab­lisse­ment du prix de revient. Les négo­ciants avouent eux-mêmes 1 cen­time de béné­fice par boîte.

Une machine « Blis­sés », déduc­tion faite des 30 % de perte, pro­duisant 8.400 boîtes en 10 heures, cela représente, à 1 cen­time de béné­fice par boîte, 84 francs de béné­fice par jour sur le tra­vail à la main.

Ce chiffre de 1 cen­time doit être exact ; voici pourquoi. Sup­posons, en effet, deux fab­ri­cants en présence. L’un fait soud­er ses boîtes à la main, l’autre avec une machine « Blis­sés ». Cha­cun d’eux a 8.400 boîtes à soud­er et qui doivent être soudées dans la journée même, autrement la marchan­dise serait perdue.

Le pre­mier fera appel aux soudeurs à la main. Comme cha­cun d’eux en 10 heures soude 800 boîtes en moyenne, il fau­dra 10 ouvri­ers à qui l’on paiera une moyenne de 1 fr. 25 par cent de boîtes ; pour les 8.400, une somme de 105 francs de salaires.

Le sec­ond fera ser­tir ses 8.400 boîtes avec la machine « Blis­sés ». Il occu­pera pour cela un ouvri­er à 150 francs par mois. En sup­posant qu’il tra­vaille 25 jours par mois et 10 heures par jour, cela lui fait un salaire quo­ti­di­en de 6 francs par jour. Le mécani­cien est payé à 0 fr. 60 de l’heure. Le vis­i­teur de boîtes, un par machine, 0 fr. 50 de l’heure. Un gamin 0 fr. 10 de l’heure3Ces salaires m’ont été indiqués par les cama­rades de Nantes occupés aux machines.. En prenant comme base 10 heures de tra­vail, cela nous fait une somme de 6 fr. pour l’ou­vri­er ; 6 fr. pour le mécani­cien ; 5 fr. pour le vis­i­teur ; 1 fr. pour le gamin, au total 18 fr. Au lieu de 105 fr. de salaires, 18 fr. seule­ment. Il reste donc 87 fr. pour l’in­térêt de la somme d’achat de la machine à ser­tir, pour son amor­tisse­ment et pour son entretien.

Naturelle­ment ces chiffres sont approx­i­mat­ifs. Trop d’élé­ments m’échap­pent, et je dois dire que je n’ai don­né ces chiffres qu’afin de met­tre en relief les dif­férences de pro­duc­tion et de prix de revient.

Mais je n’en­tends pas dire que les ouvri­ers doivent s’op­pos­er à l’in­tro­duc­tion des machines à soud­er. Au con­traire, comme délégué à Quim­per, tous mes efforts, toute mon argu­men­ta­tion tendirent vers ce but : mon­tr­er aux soudeurs qu’ils com­met­taient une grave faute en ne prenant pas les machines et en n’im­posant pas un con­trat qui sauve­g­arderait, dans une cer­taine mesure, leurs salaires.

Hélas ! ma tâche était à la fois trop facile et trop dif­fi­cile ! Pour leur démon­tr­er qu’ils ne devaient pas s’acharn­er à lut­ter con­tre la machine, il me suff­i­sait de leur mon­tr­er en exem­ple ce qui se passe dans les usines de con­serves de légumes. Quand la machine y fit son appari­tion, il n’y eut qu’un cri : jamais elle n’ar­rivera à faire notre tra­vail ! Les soudeurs refusèrent ; ils s’op­posèrent aux machines. Ils les dédaignèrent. Aujour­d’hui, ce sont des femmes qui les font fonc­tion­ner pour des salaires jour­naliers ne dépas­sant pas sou­vent 1 fr. 25.

J’ai dit et répété cela vingt fois. Mais, à part quelques mil­i­tants de la Fédéra­tion qui com­pre­naient, les autres cama­rades gar­daient un silence farouche, sem­blant dire par les regards qu’ils me jetaient : jamais, jamais, nous ne tra­vaillerons aux machines ! — Je préfère servir les maçons, s’écria même le délégué des Sables-d’Olonne, plutôt que de faire fonc­tion­ner les machines !

Il y avait tant d’âpreté dans ce cri que je n’in­sis­tai plus par la suite. Faut-il en vouloir à ces hommes ? Je ne le pense pas. La fièvre de leur mis­ère, mêlée à un sen­ti­ment exas­péré de fierté, de dig­nité, explique l’ob­sti­na­tion farouche qu’ils opposent, la haine qu’ils vouent à la machine.

J’au­rais voulu, ici, mon­tr­er leur vie, détailler leur exis­tence et faire sen­tir leurs pri­va­tions. J’ai ques­tion­né les intéressés. Leur fierté naturelle a fait qu’ils m’ont opposé un refus catégorique.

Je n’é­ton­nerai per­son­ne en dis­ant que, pour eux, les dettes con­trac­tées sont sacrées. En les inter­ro­geant, il m’a sem­blé que leur plus grande préoc­cu­pa­tion était, non pas l’avenir, mais com­ment faire pour pay­er les dettes passées. C’é­tait à qui d’en­tre eux me cit­erait des exem­ples de fils payant encore, aujour­d’hui, les dettes du père, mort depuis de longues années.

L’un d’eux me con­ta qu’il avait espéré gag­n­er un peu plus cette année afin de pay­er le restant des dettes de son père, mort cinq ans aupar­a­vant. Ce fut sa réponse à mes questions.

Comme je souri­ais et tax­ais d’en­fan­tine cette exagéra­tion de scrupules, alors qu’on sup­por­t­ait tant de pri­va­tions et de mis­ère, l’homme pâlit, et ses yeux eurent une telle force d’in­ter­ro­ga­tion et de stu­peur que je m’ex­cu­sai presque de l’avoir involon­taire­ment blessé.

Cette réserve avait piqué ma curiosité et je m’in­for­mai ailleurs qu’auprès d’eux. Un com­merçant de Quim­per, char­cuti­er, qui par­court les cam­pagnes pour l’achat des bes­ti­aux, m’a tracé un tel tableau de leur exis­tence que je n’ose le repro­duire. On crierait au roman.

Voici com­ment on paie les loy­ers dans ces régions bre­tonnes. Générale­ment, toute la famille, quel que soit le nom­bre des enfants, loge dans une seule pièce. À côté, le plus sou­vent près du lit, on engraisse un porc et quand le porc engrais­sé est ven­du, c’est avec le mon­tant de cette vente qu’on paie le loyer.

Les priv­ilégiés élèvent deux bêtes et man­gent du porc une bonne par­tie de l’an­née. Les autres se nour­ris­sent de pois­son, de pain, de cana­da (pommes de terre) et de piquette (mélange de raisins secs et d’eau-de-vie). Quant à l’hy­giène… n’en par­lons pas.

Telle est la sit­u­a­tion des pop­u­la­tions côtières du Mor­bi­han et surtout du Fin­istère. La terre ne pro­duit pas grand’­chose ; la mer, demain, par les chaloupes à vapeur, leur sera ravie. Pêcheurs et soudeurs sont appelés à être vic­times : les pre­miers, des chaloupes à vapeur ; les sec­onds, des machines à sertir.

En vain opposeront-ils aux pré­ten­tions patronales la san­té publique, l’in­térêt du consommateur !

Je ne nie pas que cet argu­ment ait une réelle valeur. Seule­ment, de l’autre côté de la bal­ance il y a l’in­térêt et la volon­té des cap­i­tal­istes, des mil­lion­naires de la con­serve qui se moquent pas mal de l’hy­giène et de la san­té du pub­lic ; ils ne con­nais­sent qu’une chose : les béné­fices. C’est en ne ten­ant aucun compte de la san­té du con­som­ma­teur qu’ils ont gag­né des mil­lions. En gag­n­er davan­tage avec la machine, voilà leur unique objectif.

Com­ment ne pas approu­ver de tout cœur la cam­pagne com­mencée par nos cama­rades soudeurs, d’ac­cord avec leur Fédéra­tion nationale, pour dénon­cer les fraudes des fab­ri­cants et leur « sab­o­tage » de la san­té publique ?

Cette cam­pagne est néces­saire ; elle sera utile, notam­ment pour met­tre en garde les coopéra­tives con­tre les procédés des fab­ri­ca­tions de con­serves. Elle portera sûre­ment ses fruits. Mais si nos cama­rades croient, par cela même, arrêter l’in­tro­duc­tion de la machine, qu’ils me per­me­t­tent de leur dire qu’ils se leurrent.

Qu’ils se rap­pel­lent les déci­sions de leurs patrons représen­tant 105 usines, réu­nis à Nantes, les 26 et 27 févri­er dernier :

« Con­sid­érant, dit l’or­dre du jour voté, qu’un des pro­grès les plus intéres­sants pour leur indus­trie con­siste dans la fab­ri­ca­tion mécanique des boîtes qui per­met, en même temps, d’aug­menter dans une large mesure la capac­ité de pro­duc­tion des usines et de dimin­uer le coût de cette pro­duc­tion4Page 8 du Compte-ren­du offi­ciel du,Congrès patronal.… »

Cette volon­té d’in­tro­duire la machine revêt une impor­tance d’au­tant plus sai­sis­sante qu’elle est appuyée par toute une série de mesures de défense telles que le lock-out, l’as­sur­ance con­tre les grèves, sur lesquelles M. Lemy, secré­taire du Con­grès, don­na des ren­seigne­ments intéres­sants aux négo­ciants, les engageant vive­ment à s’as­sur­er, car : « les sociétés ne sont respon­s­ables, en cas de grève, que vis-à-vis des adhérents qui ont signé leur police depuis plus d’un mois au moment où la grève éclate ».

Il insista aus­si sur l’as­sur­ance en cas d’émeute et pré­cisa que pour cela : « … la prime à pay­er varie selon le taux de la prime d’as­sur­ance et l’é­tat de la local­ité dans laque­lle se trou­ve placée l’u­sine : impor­tance de la pop­u­la­tion, force de gen­darmerie, gar­ni­son, etc., etc. »5Page 14 du Compte ren­du offi­ciel du Con­grès patronal..

Tout con­corde donc à mon­tr­er que les mesures patronales sont pris­es. Si les pêcheurs et les soudeurs brisent les machines, l’As­sur­ance, en cas d’émeute, en paiera le rem­place­ment. Si c’est la grève, l’as­sur­ance con­tre les grèves facilit­era, aidera l’ap­pli­ca­tion du lock-out région­al. Dans un cas comme dans l’autre, la classe ouvrière se heurtera à des forces puis­santes et organ­isées, alors que soudeurs et pêcheurs sont pro­fondé­ment divisés.

D’une part, les négo­ciants dis­ent aux pêcheurs : « Le soudeur, c’est l’enne­mi com­mun. Si le soudeur voulait que nous pre­nions les machines, nous pour­rions acheter tout votre pois­son. Votre intérêt vous com­mande donc de ne pas soutenir les soudeurs. »

De l’autre, ils affir­ment aux pêcheurs « qu’ils n’emploieront jamais les cha­lu­tiers à vapeur ».

Des cama­rades m’ont rap­porté que dans cer­taines local­ités cet état d’e­sprit était si habile­ment entretenu con­tre les soudeurs, que les pêcheurs les voy­ant en grève les avaient for­cés à repren­dre le tra­vail, sous la men­ace de les assommer.

Pour­tant, les pêcheurs devraient se dire que la machine à ser­tir ou à soud­er ren­dra inévitable l’emploi des chaloupes à vapeur. Ce sera alors l’in­dus­tri­al­i­sa­tion de la pêche. Que ces deux caté­gories de mal­heureux se ser­rent donc les coudes dès maintenant.

§§§

En atten­dant, où serait le remède ? M. Chéron pro­posera des sec­ours. Le député Le Bail lui fera peut-être adopter le pro­jet que je l’en­tendais détailler avec un lyrisme « roman­tique » à Quim­per. Ce pro­jet con­siste à créer l’ate­lier famil­ial. Les coopéra­tives de pro­duc­tion, croyez-moi, me dis­ait M. Le Bail, sont impos­si­bles. Mais sup­posez que nous met­tions quelques cap­i­taux à la dis­po­si­tion des familles de pêcheurs et de soudeurs. Le père ira à la pêche ; les fils, filles ou mères fer­ont à la mai­son les boîtes, pré­pareront le pois­son, l’emboîteront et soud­eront les boîtes. Ajoutez auprès de la mai­son un champ pour y récolter des légumes de con­serves que la famille pré­par­era, emboîtera égale­ment. Nous pou­vons met­tre ain­si à la dis­po­si­tion du con­som­ma­teur le col­is famil­ial à bon marché, de bonne qual­ité, expédié directe­ment par l’ate­lier famil­ial aux clients, ou au mag­a­sin cen­tral, région­al, qui groupera les com­man­des. Du même coup, nous ramenons la prospérité dans nos régions si mis­érables, si éprou­vées. Vous ver­rez : j’ai un ami qui a longtemps étudié la ques­tion. Il est doc­u­men­té. Nous apporterons un procédé nou­veau per­me­t­tant de con­serv­er les pois­sons. Il ne manque que les cap­i­taux. Je déposerai un pro­jet de loi qu’ap­puiera le gou­verne­ment, j’en suis cer­tain. Que pensez-vous de ce pro­jet, mon­sieur Merrheim ?

— Ce que j’en pense, lui répondis-je, c’est qu’il est pénible d’en­lever aux braves gens qui nous entourent cette dernière illu­sion que vous leur apportez, car je suis peiné de leurs souf­frances et de leurs mis­ères. Mais je suis loin de partager votre ent­hou­si­asme. Une fois de plus, vous ramenez à l’É­tat, au gou­verne­ment, la solu­tion d’une sit­u­a­tion insol­u­ble par l’État.

Là où il faudrait de l’ac­tiv­ité, vous apportez le germe de mort. Pour tri­om­pher, il faut de la vie, il faut dévelop­per la grande indus­trie. Or, que faites-vous ? vous leur promet­tez l’ate­lier famil­ial. Il faudrait de l’ini­tia­tive : vous venez leur dire qu’il est inutile qu’ils en aient, que l’É­tat et le Par­lement leur don­neront la solu­tion en leur votant des capitaux.

Et vous voulez que ces gens-là créent quelque chose de viable, de durable, qu’ils se trans­for­ment en amélio­rant leur sit­u­a­tion par le travail ! »

Un peu déçu, M. Le Bail me quit­ta en dis­ant : « Nous ver­rons, nous étudierons la question. »

Si M. Le Bail songe à con­cur­rencer les fab­ri­cants con­serves avec la créa­tion d’ate­liers famil­i­aux, il faut qu’il ait vrai­ment la mémoire courte, car c’est lui-même qui écrivait, il n’y a pas bien longtemps :

« Bien mieux, à l’heure actuelle, une Société des usines de con­serves réu­nies de Sta­vanger (Norvège), est train de réalis­er, au cap­i­tal de 4.140.000 francs, avec le con­cours du Comp­toir Nation­al d’Escompte de Paris et des cap­i­taux français, un trust de la fab­ri­ca­tion des con­serves et de con­stituer ain­si une affaire puis­sante et sans con­cur­rence pos­si­ble. »

Son pro­jet n’est donc qu’un pal­li­atif d’une heure. Quoi qu’on fasse, la machine s’im­plantera ; elle fonc­tion­nera, pro­duira. La con­cur­rence entre fab­ri­cants sub­sis­tera et nous savons par l’ex­péri­ence du passé qu’elle se fera au détri­ment des salaires et l’hy­giène générale du pub­lic. Il n’est pas de « sabo­teurs » que les fab­ri­cants de conserves.

Que faut-il faire alors ? Il faut que le soudeur accepte la machine en imposant des salaires rémunéra­teurs. Que les patrons ou négo­ciants en con­serves créent ou provo­quent la créa­tion d’in­dus­tries nou­velles dans les local­ités où ils ont leurs usines. C’est là qu’est le remède.

Je doute fort que les patrons l’ac­ceptent. Ils refusent de pay­er des salaires raisonnables. Quant aux indus­tries nou­velles… que feri­ons-nous, me dis­ait l’un d’eux, au moment de la sai­son des sar­dines, s’il y avait d’autres indus­tries à côté de la nôtre ? Nous man­que­ri­ons de personnel…

Comme j’esquis­sais un geste de sur­prise, il com­prit sans doute qu’il avait trop par­lé, car il ajou­ta en regar­dant la mer : « S’il pou­vait arriv­er une bonne tem­pête, qui chas­serait les bancs de petites sar­dines, trop petites pour nous, peut-être, après, les pêcheurs en rap­porteraient-ils de plus gross­es. » Et il par­tit en me saluant.

A. Mer­rheim.

1La
rogue est l’ap­pât dont se sert le pêcheur.

2Il
faut ajouter 6 francs par jour pour le mécani­cien ; 5
francs par jour pour le vis­i­teur. En revanche, l’ou­vrière ne
doit pas entr­er en ligne de compte, puisqu’elle fait pour la
machine, le même tra­vail que pour les boîtes soudées
à la main. Cela fait donc une somme totale de 14 fr. 75.
Plus l’in­térêt, les frais d’achat de la machine,
l’amor­tisse­ment et l’entretien.

3Ces
salaires m’ont été indiqués par les camarades
de Nantes occupés aux machines.

4Page
14 du Compte ren­du offi­ciel du Con­grès patronal.


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