La Presse Anarchiste

La répression de Barcelone

Donc le 23 juil­let, les organ­i­sa­tions ouvrières de Barcelone résolurent de proclamer la grève générale dans toutes les grandes villes d’Es­pagne, afin d’en­traver la mobil­i­sa­tion des troupes, et de per­me­t­tre aux paysans de se soulever à leur tour con­tre une guerre impopulaire.

Seule­ment, pour faire une grève générale, il ne suf­fit pas de la décréter, il faut l’or­gan­is­er. Il n’est pas néces­saire que l’im­mense majorité de la classe ouvrière soit embri­gadée d’a­vance dans des syn­di­cats ou des par­tis poli­tiques nom­breux : il suf­fit qu’elle se sente lésée dans ses intérêts vitaux par une mal­adresse du gou­verne­ment et que, prise entre deux maux, une guerre absurde et une révolte facile, elle se décide d’in­stinct pour la révolte.

Mais alors pour que le mou­ve­ment soit général et rapi­de, il faut qu’elle trou­ve dans chaque ville un cen­tre de ral­liement, des mil­i­tants con­nus qui don­nent l’im­pul­sion, bref, comme on dit dans l’ar­mée, des cadres1Il n’est même pas néces­saire que les mil­i­tants qui for­ment ces cadres pro­fessent les mêmes idées poli­tiques ou sociales que la majorité qu’ils entraînent.
Lors du lock-out de Fougères, sur 12.000 ouvri­ers 1.200 seule­ment étaient syn­diqués, et 400 seule­ment votaient pour un can­di­dat social­iste. Et pour­tant quand le lock-out fut proclamé, on vit ces 7.000 bre­tons catholiques et électeurs pro­gres­sistes se laiss­er con­duire seule­ment par des ora­teurs social­istes et syn­di­cal­istes et chanter l’In­ter­na­tionale (quoique pro­gres­sistes !) comme un défi aux patrons. L’ex­ci­ta­tion de la lutte porte ain­si rapi­de­ment les foules les plus mod­érées vers les par­tis les plus avancés. Les mil­i­tants doivent savoir en prof­iter. Mais ils ne doivent pas per­dre de vue que cette exci­ta­tion est pas­sagère, et tombera avec la fin de la crise.

Les ouvri­ers barcelon­ais avaient à leur dis­po­si­tion deux sortes de cadres : les par­tis poli­tiques et les syn­di­cats. Ils s’adressèrent d’abord aux premiers.

Le mou­ve­ment libéral est assez vif en Espagne, surtout dans les villes ; il a à la Cham­bre de nom­breux représentants.

Mal­heureuse­ment, il s’est pro­duit au-delà des Pyrénées le même malen­ten­du qu’en bien d’autres pays : les députés de l’op­po­si­tion, dans les meet­ings, à la tri­bune expri­ment, par­fois même avec élo­quence, les aspi­ra­tions pop­u­laires. Mais dans les couloirs, dans les com­mis­sions, ils sont oblig­és de compter avec le pou­voir. La faveur des foules est insta­ble ; elle ne se main­tient qu’à l’aide de menues faveurs admin­is­tra­tives : con­gés mil­i­taires, bours­es, sub­ven­tions divers­es habile­ment dis­tribués. Un préfet petit aider beau­coup même un can­di­dat de l’op­po­si­tion ; il peut lui nuire plus encore. Et c’est ain­si qu’en tous les pays, les chefs des par­tis les plus « avancés » devi­en­nent à la longue inévitable­ment d’ex­cel­lents « hommes de gouvernement ».

En Espagne en par­ti­c­uli­er, la sit­u­a­tion du par­ti libéral était déli­cate. Son chef, M. Moret, le plus grand avo­cat d’af­faires de Madrid, n’avait-il pas signé, comme pre­mier min­istre, l’ac­cord fran­co-maro­cain de 1904 ; et le prési­dent du Con­seil des Mines du Riff, l’homme pour les intérêts de qui on avait engagé cette guerre meur­trière, le comte de Romanones, n’é­tait-il pas député et ancien min­istre des affaires étrangère, dans un cab­i­net libéral ? Dans ces con­di­tions, il était bien dif­fi­cile aux libéraux de com­bat­tre le gou­verne­ment sur ce ter­rain. Ils protestèrent bruyam­ment dans leurs jour­naux con­tre l’aven­ture maro­caine — parce qu’il faut tou­jours par­ler comme ses électeurs — mais, ils décidèrent de ne pas agir, et effec­tive­ment ne firent rien.

Les répub­li­cains, autre­fois puis­sants dans l’ar­mée, en ont été à peu près élim­inés depuis que les généraux ont fait la paix avec les jésuites. Ils ont encore — grâce aux loges maçon­niques — une cer­taine puis­sance élec­torale (32 sièges à la Cham­bre et 1 au Sénat). Mais ils ont renon­cé à la poli­tique de coup d’É­tat qui leur avait per­mis pen­dant deux ans, sous Salmeron et Zoril­la — le maître de Fer­rer — d’im­pos­er à l’Es­pagne la République. Ils ont appris peu à peu à con­naître les mille petits prof­its dont peut jouir une oppo­si­tion qui sait rester « légal­iste » et « raisonnable ». Même à Barcelone, les répub­li­cains se sont rap­prochés du pou­voir. Salmeron, l’an­cien prési­dent de la République, est traité en toute occa­sion par Alphonse XIII et sa cour avec une déférence respectueuse. Au reste, Alexan­dre Ler­roux, le grand tri­bun du par­ti, avait été obligé de s’ex­il­er en Argen­tine, et Sol y Orte­ga, le seul et unique séna­teur répub­li­cain, la forte tête des par­tis avancés, devait son siège de séna­teur au comte de Romanones2Voici com­ment un grand jour­nal bour­geois, les Nou­velles (n° du 24 octo­bre) explique ce phénomène qui n’est pas aus­si extra­or­di­naire qu’on pour­rait le croire : « En Espagne, dit le cor­re­spon­dant barcelon­ais de ce jour­nal. sauf pour la Cat­a­logne, les élec­tions sont le pro­duit du caciquisme, c’est-à-dire que dans chaque cir­con­scrip­tion, il existe une per­son­nal­ité toute puis­sante, le cacique qui donne les sièges soit à un con­ser­va­teur soit à un libéral selon que l’un ou l’autre par­tis est au pouvoir.
« Or, la Cat­a­logne étant par­v­enue à sec­ouer le joug du caciquisme, les élec­tions s’y font libre­ment. Il en résulte que, au grand mécon­tente­ment du reste de l’Es­pagne, les élus cata­lans sont des « auton­o­mistes » qui ne se rat­tachent que très indi­recte­ment aux grands par­tis nationaux. Seul le groupe répub­li­cain rad­i­cal auquel appar­tient M. Sol y Orte­ga n’est pas cata­laniste (pour l’indépen­dance de la Cat­a­logne). C’est pourquoi, afin de bat­tre en brèche les auton­o­mistes de Cat­a­logne, le par­ti libéral a offert un siège au Sénat à M. Sol y Ortega.
Et c’est M. de Romanones, le puis­sant et richissime libéral, qui des trois man­dats de séna­teur dont il était à lui seul don­né celui de Guadala­jara au répub­li­cain cata­lan « sans que les électeurs aient été consultés ».
On com­pren­dra alors pourquoi le séna­teur rad­i­cal s’est abstenu de com­bat­tre con­tre les mines de son noble patron.
. Quant aux social­istes, ils sont encore peu nom­breux, leur ray­on d’ac­tion ne dépasse guère la Cat­a­logne et Madrid. Et Igle­sias, leur chef, se fit arrêter dès le début du mou­ve­ment pour un vio­lent dis­cours con­tre la guerre dans le meet­ing du 18 juil­let. Ain­si, qu’ils l’aient voulu ou non, tous les hommes poli­tiques s’ab­stin­rent, et toute la charge d’or­gan­is­er le mou­ve­ment retom­ba sur les organ­i­sa­tions ouvrières.

Le 23 juil­let, elles se réu­nirent en comité secret à la Mai­son du Peu­ple, et le soir même, elles envoy­aient des délégués dans toute la région et à Saragosse, Gerone, Ter­ragone et jusqu’à Valence.

Mal­heureuse­ment, le syn­di­cal­isme, en Espagne, est encore dans l’en­fance ; il n’y a presque pas de grande indus­trie dans ce pays, la pop­u­la­tion ouvrière y est faible et clairsemée, le pays pas­sion­né de poli­tique, l’or­gan­i­sa­tion presque nulle. Partout, les délégués trou­vèrent la pop­u­la­tion bien dis­posée, mais aucune organisation.

Or, pour lancer et surtout pour soutenir un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, il ne suf­fit pas de ren­con­tr­er des bonnes volon­tés : il faut, comme nous l’avons dit, des cadres. Et il n’y en avait pas.

Pour met­tre sur pied l’ar­mée révo­lu­tion­naire, les mil­i­tants des divers cen­tres d’Es­pagne demandèrent une semaine. Il fut con­venu que la grève générale éclat­erait dans toute l’Es­pagne le lun­di 1er août. Faute inévitable, mais faute grave, qui devait faire échouer l’insurrection.

Dans la guerre civile, comme dans la guerre étrangère, la vic­toire est à celui qui prend l’of­fen­sive, car s’il réus­sit en péné­trant chez l’ad­ver­saire à entraver sa mobil­i­sa­tion, il s’as­sure du coup et pour tout le reste de la cam­pagne un avan­tage inestimable.

Le gou­verne­ment avait huit jours devant lui pour empêch­er la mobil­i­sa­tion ouvrière : il ne perdit pas une minute.

Le 26 juil­let, il procla­mait l’é­tat de siège, non seule­ment à Barcelone, mais encore à Ter­ragone et à Gerone, grandes villes voisines que la con­ta­gion révo­lu­tion­naire pou­vait gagner.

Puis, le lende­main 27, le roi, par décret, sus­pendait les garanties con­sti­tu­tion­nelles dans toute l’Es­pagne3Ceci donne la mesure de la con­fi­ance qu’on peut avoir dans les Con­sti­tu­tions soi-dis­ant libérales ; elles garan­tis­sent la lib­erté des citoyens en temps calme, c’est-à-dire quand les gou­verne­ments n’ont aucune rai­son d’y atten­ter. Mais aux épo­ques trou­blées, alors qu’on aurait besoin plus que jamais de leur pro­tec­tion, les gou­verne­ments les sus­pendent….

« Le gou­verne­ment, dis­ait-il, a acquis la preuve que des agi­ta­teurs cherchent à tout prix à pro­duire un mou­ve­ment sédi­tieux dans toute l’Es­pagne avec un car­ac­tère net­te­ment révo­lu­tion­naire afin d’empêcher le mou­ve­ment des troupes et d’en­traver l’ac­tion du gou­verne­ment surtout en ce qui con­cerne la cam­pagne de Melilla. »

En rai­son de quoi, il inter­di­s­ait dans tout le pays les réu­nions et les meet­ings, défendait aux jour­naux de pub­li­er les nou­velles de la guerre maro­caine, sauf les dépêch­es offi­cielles, arrê­tait à la fron­tière les jour­naux étrangers, sus­pendait les feuilles avancées, inter­cep­tait les télé­grammes et les let­tres sus­pectes. Enfin, par sur­croît de pré­cau­tions, il met­tait en prison les mil­i­tants les plus con­nus de chaque ville.

Du coup, les Bours­es du Tra­vail se trou­vaient isolées les unes des autres, inca­pables de se con­cert­er en vue d’un mou­ve­ment d’ensem­ble ; d’autre part, les syn­di­cats, dans chaque ville, étaient inca­pables de se réu­nir, de se con­cert­er et d’en­tr­er en con­tact avec le reste de la pop­u­la­tion qui ne demandait qu’à marcher.

La mobil­i­sa­tion ouvrière deve­nait impos­si­ble. Et ce fut le pre­mier suc­cès du gouvernement.

Mais pour pou­voir sus­pendre les garanties con­sti­tu­tion­nelles, il fal­lait à M. Mau­ra un pré­texte sérieux. On ne peut arrêter net la vie poli­tique d’un pays comme l’Es­pagne sans déranger beau­coup d’habi­tudes, froiss­er de nom­breux sen­ti­ments, lés­er de graves intérêts.

En fait, politi­ciens dont on gênait l’ac­tion, jour­nal­istes dont on sup­pri­mait les jour­naux, par­ti­c­uliers dont on ouvrait ou retar­dait les let­tres et les télé­grammes, com­merçants dont on entra­vait les affaires en jetant la panique dans l’opin­ion n’ont pas encore par­don­né au cab­i­net con­ser­va­teur le trou­ble qu’il a jeté dans leurs affaires.

En agis­sant ain­si, M. Mau­ra risquait de tourn­er con­tre lui-même la bour­geoisie pais­i­ble qu’il voulait détourn­er de l’ag­i­ta­tion. Et jamais il n’au­rait osé pren­dre une telle déci­sion, s’il n’avait eu pour se jus­ti­fi­er aux yeux de l’opin­ion un motif sérieux, ou tout au moins un pré­texte plausible.

Les révo­lu­tion­naires barcelon­ais com­mirent la grosse faute de le lui fournir.

Du moment où la mobil­i­sa­tion ouvrière n’é­tait pas prête, il était de la plus élé­men­taire pru­dence de ne pas don­ner l’éveil à l’ad­ver­saire par une attaque immé­di­ate. Mal­heureuse­ment, alors que la grève générale était décidée dans toute l’Es­pagne pour le 1er août, Barcelone entra en révo­lu­tion dès le 26 juillet.

Cette faute, il est prob­a­ble que les chefs des organ­i­sa­tions ouvrières, réu­nis à la Mai­son du Peu­ple, la com­prirent et la déplorèrent immé­di­ate­ment. Mais sans doute il n’é­taient pas maîtres de la foule. Les sol­dats étaient là, ils allaient s’embarquer, bétail à boucherie, sur les grande paque­bots en par­tance pour l’Afrique ; d’autres allaient les suiv­re. Il fal­lait empêch­er cela. Les femmes descendaient dans la rue, insul­taient les officiers, arrachaient aux sol­dats leurs armes ; des réservistes jetaient leurs fusils ; des coups de revolvers étaient tirés sur la police. On sait l’ex­ci­ta­tion que pro­duit sur la foule la vue du sang : les hommes les plus pais­i­bles, les femmes les plus timides sont pos­sédés soudain de la grande folie des batailles. Il y avait de sanglantes bagar­res dès le dimanche ; le lun­di matin, des groupes ― où l’on remar­quait beau­coup de femmes — s’en allaient d’u­sine en usine débauch­er les ouvri­ers. Dans l’après-midi, on se bat­tait sur la Ram­bla. Le soir, le cap­i­taine général se reti­rait dans la forter­esse de Mon­tjuich. L’émeute était maîtresse de la ville et la Révo­lu­tion était perdue.

En effet, ce jour-là même, le gou­verne­ment de Madrid sus­pendait les garanties con­sti­tu­tion­nelles dans tout le pays, décré­tait l’é­tat de siège dans les villes voisines ; et, tan­dis qu’il entra­vait ain­si le soulève­ment général qui n’é­tait pas prêt, il pre­nait des mesures pour écras­er Barcelone isolée. De Ter­ragone, de Saragosse, de Madrid, des troupes accou­rurent pour mater les insurgés ; elles arrivèrent lente­ment, les lignes de chemin de fer étant coupées, mais elles arrivèrent.

Après qua­tre jours d’une héroïque résis­tance, les ouvri­ers, cernés par sept mille hommes de troupes, débusqués de leurs bar­ri­cades par l’ar­tillerie, décimés par les fusils à répéti­tion, étaient con­traints de cess­er la lutte. Au matin du 1er août, jour où la grève générale devait éclater dans toute l’Es­pagne, Barcelone, devait don­ner le sig­nal, était déjà vaincue…

Résul­tat inévitable d’une fatale erreur ! Que dire d’un gou­verne­ment qui déclar­erait la guerre huit jours avant que sa mobil­i­sa­tion fût prête ? Sans nul doute, les chefs ouvri­ers, com­prirent cette faute ; ils auraient voulu l’éviter. Mais ils ne furent pas maîtres de la foule. Et c’est là la grande dif­fi­culté des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires : il faut régler l’élan des mass­es et les néces­sités d’une froide tac­tique ; il faut à la fois de la dis­ci­pline et de la pas­sion et plus de dis­ci­pline encore que de pas­sion. Et les foules emportées par l’une sont rebelles à l’autre.

La journée du 1er août fut une journée de tristesse pour toute l’Es­pagne ouvrière. La veille au soir, le gou­verne­ment qui, seul, par­lait par les jour­naux et les agences — toute con­tra­dic­tion étant inter­dite par la cen­sure — annonça que Barcelone était vain­cue. À quoi bon alors entre­pren­dre la grève générale pro­jetée ? À peine s’il y eut, à Madrid, quelques grèves de maçons et de ter­rassiers, vite réprimées. On ne voy­ait sur les lignes de chemin de fer que des trains pleins de sol­dats, filant sans cris ni chants vers Barcelone.

Ici se pose une ques­tion cap­i­tale : com­ment le gou­verne­ment, qui ne trou­vait pas de sol­dats pour com­bat­tre les Mau­res, en trou­va-t-il pour fusiller les Espag­nols ? Com­ment, trou­vant ses troupes rebelles à la guerre étrangère, les trou­va-t-elle dis­posées à la guerre civile ?
C’est ici qu’il faut con­sid­ér­er l’art de manier et retourn­er l’opinion.

Cratès


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