Depuis quelques années, la sardine manquait sur les côtes bretonnes. Tous les ans, journalistes et patrons faisaient régulièrement appel à la pitié publique pour les pêcheurs de sardines et les soudeurs de boîtes.
À les en croire, tous les maux provenaient de ce petit poisson qui s’obstinait à fuir notre littoral breton.
Cette année, la sardine abonde. Depuis 1900, me disait un pêcheur de Douarnenez, jamais nous n’en avions tant vu. Aux foyers des pêcheurs, comme à ceux des soudeurs, ce devrait donc être la joie. Chacun devrait pouvoir, cette année, manger à sa faim. Hélas ! c’est plus que jamais la misère. Le soudeur est chassé des usines par la machine. Quant au pêcheur, la sardine étant abondante, le négociant ne veut l’acheter qu’à des prix dérisoires, alors que la rogue1La rogue est l’appât dont se sert le pêcheur. est chère.
Articles sensationnels, interviews patronales, appels émus du passé, qu’étiez-vous donc ? Rien qu’un amas d’hypocrisies puisque, aujourd’hui où la sardine abonde, c’est la misère aussi atroce qu’au temps où elle manquait.
La patience des pêcheurs et des soudeurs a été grande ; mais leur résignation décroît d’année en année. Les derniers événements de Concarneau et de Douarnenez montrent que la situation s’aggrave. Pour un peu, à Douarnenez, nous aurions vu massacrer des hommes, des femmes, des enfants coupables de vouloir manger du pain… rien que du pain en travaillant.
Délégué tout dernièrement à la fameuse entrevue de Quimper, à laquelle M. Viviani avait convoqué délégués patrons et délégués ouvriers, j’ai voulu chercher à connaître cette situation si douloureuse des ouvriers soudeurs. J’ai interrogé les délégués ouvriers. Et je ne crois pouvoir mieux commencer cette étude qu’en transcrivant fidèlement leurs réponses.
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À Guilvinec, me dirent les délégués, nous sommes 90 soudeurs à la main, tous syndiqués. À cause de notre misère, la cotisation syndicale est de un franc par an. Nous produisons en moyenne 800 boîtes par jour, quand nous travaillons ; 700 seulement, quand nous tombons sur des séries de boîtes rouillées. On nous les paie, chez Joseph Chanterelle, le 1⁄4 – 24 et au-dessus, 1 fr. 25 le cent. Le négociant nous retient le dixième de notre salaire, qui nous est remboursé à la fin de la campagne, en garantie de notre contrat. Tous les mois, on nous retient 0 fr. 20 par boîte « couleuse », c’est-à-dire mal soudée.
Les conditions de travail sont les mêmes à la Maison Carnaud, sauf que la fermeture des 1⁄4 – 24 est payée 1 fr. 50 le cent.
Depuis quelques années, la moyenne annuelle de nos salaires n’a pas dépassé trois cents francs.
À Loktudy, toutes les boîtes sont fournies par la Maison Carnaud. Aussi le délégué et ses camarades rendent-ils cette maison responsable de leur misère. La fermeture des boîtes est payée 1 fr. 50 le cent. Cinq cents femmes sont occupées, les unes aux conserves de légumes, les autres à la sardine.
Les sardinières ou « friteuses » travaillent, en pleine saison, de quinze à vingt heures par jour et il manque régulièrement des femmes pour ce travail. Elles sont payées pour étriper, laver et mettre sur les grilles, à raison de 1 fr. 50 le mille de sardines. En travaillant vingt heures, elles peuvent préparer 3.000 sardines, ce qui leur fait un salaire de 0 fr. 225 de l’heure.
Les femmes qui sont occupées aux conserves de petits pois, travaillent, pendant la saison, de seize à dix-sept heures par jour. Elles sont payées à raison de 12 centimes et demi l’heure.
Là, la machine à sertir fonctionne. La Maison Salle en possède 6 ; la Maison Delory, 3 ; la Société Brestoise, 2.
Les ouvriers et les femmes occupés aux machines travaillent une moyenne de quinze heures. Le salaire des hommes est de 90 francs par mois. Celui des femmes, de 0 fr. 125 l’heure. Les enfants, dont la besogne consiste à porter les boîtes à l’ébullition et de là dans les magasins, travaillent douze heures par jour et gagnent 0 fr. 75 par jour.
Chaque machine occupe un ouvrier, une femme et un enfant. La machine produit, sertit en moyenne 1.500 boîtes à l’heure. Pour quinze heures, cela fait 22.500 boîtes dont la fermeture coûte au patron : 3 fr. pour l’ouvrier payé au mois ; 1 fr. 90 pour l’ouvrière et 0 fr. 75 pour l’enfant ; au total, 5 fr. 652Il faut ajouter 6 francs par jour pour le mécanicien ; 5 francs par jour pour le visiteur. En revanche, l’ouvrière ne doit pas entrer en ligne de compte, puisqu’elle fait pour la machine, le même travail que pour les boîtes soudées à la main. Cela fait donc une somme totale de 14 fr. 75. Plus l’intérêt, les frais d’achat de la machine, l’amortissement et l’entretien..
Notre salaire annuel n’atteint pas 300 francs.
À Saint-Guénolé, nos conditions de travail, me déclara le délégué, sont identiques. Les femmes, surtout, sont exploitées. Ainsi, la semaine dernière (dernière semaine d’août 1909), les « friteuses » travaillèrent les sept jours, de 6 heures du matin à minuit, avec à peine une heure et demie d’arrêt dans la journée. Le samedi, on leur remit, à chacune, 16 francs !
Elles avaient travaillé seize heures et demie par jour. Faites le compte. Cela leur fait 115 heures et demie de travail pour 16 francs. Soit à peu près 0 fr. 14 de l’heure.
Le délégué d’Audierne me répondit : « Je ne puis mieux vous exposer notre situation qu’en vous citant ce simple fait : j’ai un loyer de 65 francs par an et il y a trois ans que je n’ai pu le payer. Que vous dire de plus ? Le syndicat existe. Seulement, impossible de payer les cotisations ; nous n’avons pas d’argent.
Le délégué de Concarneau est encore sous le coup de la colère causée par l’introduction des machines.
— Vous voulez exposer notre situation ? Eh bien, dites que sur 600 soudeurs, nous sommes 450 syndiqués. Nous payons 6 fr. 20 de cotisation par an. Quand la saison bat son plein, les 38 usines de Concarneau occupent dans les 2.900 femmes, c’est-à-dire toutes celles qui sont disponibles et peuvent travailler. Il en vient d’un peu partout et les négociants ne peuvent en trouver davantage.
Aussi, les négociants les retiennent-ils le plus longtemps possible à l’usine. Quand la pêche donne, il n’est pas rare de les voir commencer à quatre heures du matin pour ne terminer que le lendemain à cinq heures du matin.
Quand le poisson vient à terre, on leur accorde à peine un quart d’heure pour manger. Celles qui ont des enfants se les font apporter à l’usine pour leur donner le sein. L’été, elles gagnent 1 fr. 25 le mille de sardines. Quelques maisons font le « sprat » l’hiver, et on leur donne alors 1 franc par caisse de cent boîtes soudées.
En général, chaque maison fabrique l’hiver les boîtes que l’on utilisera l’été. Les 1⁄4 – 24 nous sont payées, pour la fabrication, 1 franc le cent, et 1 fr. 50 pour la fermeture.
À la fermeture, notre production moyenne est de 800 boîtes par jour. Les modes de contrat, leurs formes varient d’une manière assez sensible. Ainsi, chez Ramel et Balestrié, on nous retient la première quinzaine comme garantie, 0 fr. 25 par boîte « couleuse ». Chez Palmer, Roulland, Lacaze, Bourgeois, Chancerelie, Amieux, etc., la retenue de garantie est du dixième du salaire et de 0 fr. 25 pour les boîtes « couleuses ». Si l’ouvrier part avant la fin de la campagne, il perd les sommes retenues. S’il termine la saison, on lui rembourse ces sommes, déduction faite des retenues pour « boîtes couleuses ». Avec la fabrication des boîtes, l’hiver, nous pouvons gagner une moyenne de 5 à 600 francs par année.
Mais bientôt cette ressource nous manquera. Les patrons veulent nous imposer les boîtes fabriquées mécaniquement. Ils installent les machines : la maison Ouzille en a monté une ; Cassegrain, trois ; Teysonneau, une ; Caillet, deux ; Bouvet, quatre. Au total, onze machines qui fonctionnent pour la fermeture des boîtes de thon et de sardines. Qu’allons-nous devenir ?
À cette interrogation, je répondis que le contrat s’imposait. Mais je ne m’illusionnais pas ; la masse s’entêtera à ne pas en comprendre la dure nécessité.
À Douarnenez, existe un contrat signé le 12 février 1905. Au point de vue général, me disait le camarade Guichona, secrétaire du syndicat de Douarnenez, le contrat a été utile. On lui reproche d’avoir diminué certains salaires. On oublie trop que beaucoup d’autres furent augmentés et qu’en outre, nous avons eu une certaine sécurité au point de vue des prix fixés.
Seulement, le contrat arrive à expiration cette année et alors.… — Et alors ? — Soyez persuadé, camarade Merrheim, que les patrons ne voudront plus le signer. Ils veulent, eux aussi, introduire les machines. Déjà, ils nous ont prévenus que la maison Ouzille ayant installé une machine, ils considéraient que le contrat était rompu pour la saison prochaine. Qu’allons-nous devenir ?
— Vous avez votre syndicat ?
— Oui, c’est vrai. Sur 600 ouvriers soudeurs, dont 20 soudeuses, 550 et 16 femmes sont syndiqués. Nos cotisations sont de 0 fr. 75 par mois ; 0 fr. 35 restent à la caisse du syndicat et 0 fr. 40 vont à notre société de secours mutuels. Il y a chez nous beaucoup de cohésion, qu’augmente la crainte, la commune aversion de la machine.
Jusqu’à maintenant nous avons toujours fabriqué les boîtes l’hiver pour l’été. Les 1⁄4 – 24 sont payées à raison de 1 franc le cent pour la fabrication et 1 fr. 25 pour la fermeture. La moyenne de notre production est de 800 boîtes pour 10 heures de travail. Elles contiennent de 10 à 12 sardines. Comme dans les autres localités on nous retient le 10 % comme garantie. Nous avons droit à quatre boîtes « couleuses » par mille. Quand ce chiffre est dépassé, nous payons 0 fr. 20 par boîte perdue qu’on prélève à la fin de l’année sur les sommes retenues comme garantie.
Quant aux femmes, elles sont deux mille occupées à la préparation de la sardine avant la mise en boîte, et sont payées à raison de 0 fr. 20 de l’heure. En pleine saison, elles travaillent autant qu’elles veulent, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elles tombent de fatigue. Il n’est pas rare d’en voir tomber endormies devant leur table, se réveiller un moment après et se remettre au travail.
L’hiver, toutes les maisons font le « sprat » ; les salaires sont les mêmes. Les soudeurs gagnent en moyenne de 550 à 630 francs par année.
Cette année, j’ai gagné, pour ma part, du 1er janvier au 30 juin, exactement 30 francs, et j’ai ma vieille mère à soigner et à nourrir, ma femme et trois enfants. C’est la misère. La machine ne tardera pas à fonctionner. Que gagnerons-nous ? … Qu’allons-nous devenir ?… Comment allons-nous pouvoir vivre !…
Moëllan et Douellan sont deux petites localités qui comptent ensemble 48 soudeurs à la main, tous syndiqués, payant 0 fr. 50 de cotisation par mois. Trois usines, celles des maisons Béziers, Benoît et Pellier y sont installées. Notre production moyenne, me dit le délégué, varie entre 7 et 800 boîtes 1⁄4 – 24 qui nous sont payées 1 fr. 50 le cent. La retenue pour les boîtes « couleuses » est de 0 fr. 25 par boîte. Nous répondons des fuites des deux côtés de la boîte et nous avons droit à cinq boîtes par mille de mauvaise fabrication.
Mais nous allons quelquefois travailler dans d’autres localités, notamment pour la maison Pellier. De sorte qu’il se produit ce fait bizarre : le même ouvrier travaillant pour cette maison à Moëllan-Douellan est payé 1 fr. 50 pour 100 boîtes 1⁄4 – 24. Il touche 1 fr. 65 par cent des mêmes boîtes s’il va travailler à l’usine d’Audierne ; 2 fr. 25 à la Turballe et 2 fr. 15 aux Sables-d’Olonne.
Jamais nous n’avons pu nous expliquer cette différence de salaire d’une usine à l’autre, appartenant à la même maison.
Jusqu’ici, nous fabriquions nos boîtes l’hiver. Cette année, nous avons demandé 0 fr. 25 d’augmentation par cent de boîtes. Non seulement nous n’avons pu l’obtenir, mais la maison Béziers a cessé sa fabrication. Elle fait fabriquer ses boîtes à Lorient par des femmes ayant des salaires misérables. Nos salaires seront diminués d’autant.
Actuellement, les trois usines occupent 400 femmes pour l’étripage, le lavage, la mise sur grilles, et elles les payent à raison de 1 fr. 50 le mille. En ce moment elles travaillent vingt heures par jour, et la semaine dernière (dernière semaine d’août) leurs salaires ont varié entre 20 et 30 francs pour 7 jours, soit une moyenne de 0 fr. 15 à 0 fr. 20 à l’heure.
L’hiver, le travail est très irrégulier, mais on fait également le « sprat ». Nos salaires, avec la fabrication des boîtes d’hiver, varient entre 400 et 450 francs par an.
Remarquez que nous aurons aussi les machines l’an prochain. Ainsi la maison Pellier qui a une usine aux Sables-d’Olonne travaille la sardine avec les machines. Toutes les boîtes de thon sont également fermées à la machine.
Notre misère est déjà grande. Que sera-t-elle quand nous aurons la machine ? Que ferons-nous ?
À Belle-Isle, une quarantaine de soudeurs travaillent aux usines Amieux, Saupiquet et Tertrel, etc. La production moyenne est de 7 à 800 boîtes par jour. Les 1⁄4 – 24 sont payées 2 francs le cent dans les maisons Amieux et Saupiquet ; 1 fr. 50 le cent chez Tertrel, et nous payons par boîte « couleuse » 0 fr. 40.
Nous comptons en tout huit usines occupant 600 femmes travaillant de 18 à 20 heures par jour pendant la saison, et payées à raison de 0 fr. 20 l’heure.
Les machines fonctionnent notamment dans la Maison Carnaud qui en a six. Là, nous avons exigé un engagement nous garantissant un salaire mensuel de 150 francs par mois, pendant la saison, qu’il y ait ou non du travail.
Quatre soudeurs travaillent aussi à côté des machines. Il y en a trois pour le thon et trois pour les sardines chez Amieux. Autant chez Chancerelle ; trois pour le thon et cinq pour les sardines chez Béziers.
Les ouvriers sertisseurs sont payés à raison de 125 francs par mois et travaillent de 14 à 16 heures par jour.
Quant à nous, soudeurs à la main, depuis quelques années, nos salaires ont varié entre 300 et 350 francs par année.
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Comme on le voit, les machines à sertir ou à souder les boîtes causent à tous une certaine terreur. Contre elles, ils luttent depuis des années. Depuis des années aussi, ils ont fait faire des expériences par des savants connus afin de démontrer que les boîtes serties ou soudées mécaniquement ne pouvaient conserver les produits qu’elles contiennent. Voici les principales objections contre les machines :
1° Les machines à sertir et celles à souder sont dangereuses pour la santé du public. Leurs fermetures, hermétiques à l’usine, ne tardent pas à perdre leur étanchéité. Le poisson se corrompt ; d’où les malaises, quelquefois l’empoisonnement que ressentent les consommateurs. Lutter contre la machine, c’est défendre la santé des milliers de consommateurs qui nous font vivre.
2° Nos patrons prétendent pouvoir produire plus avec la machine, et, par elle, pouvoir lutter contre la concurrence étrangère. C’est faux.
D’abord, ils ont été les premiers à transporter notre industrie à l’étranger, où ils possèdent de nombreuses usines, dans lesquelles ils fabriquent des produits de qualité inférieure qu’ils viennent ensuite vendre en France comme produits de première marque, fabriqués ici.
De plus, la sardine demande avant sa mise en boîte une assez longue préparation qui consiste dans l’étripage, le lavage et la mise sur grille.
Toutes les femmes disponibles sont déjà occupées à ce travail ou à celui du soudage à la main. La machine produisant davantage, il y aura pénurie de femmes. Elles manquent déjà. Par conséquent, pour arriver à fournir les machines on exigera des femmes une plus grande production qui ne sera possible qu’au détriment de la qualité du poisson. Ainsi, on augmentera encore les dangers d’empoisonnement, on rendra plus fréquents et plus graves les malaises ressentis par les consommateurs.
Soyez sûr que nous n’exagérons pas. Est-ce que les négociants, s’ils avaient suffisamment de femmes et de jeunes filles à leur disposition, les retiendraient 16, 18 et 20 heures consécutives à l’usine ?
Or, avec cette somme de travail, elles arrivent difficilement à alimenter les soudeurs à la main. Qu’est-ce que ce sera lorsqu’il s’agira d’alimenter les machines ?
3° Il y a quelques années, nous pouvions arriver à joindre les deux bouts, grâce à la fabrication des boîtes, payées 1 franc le cent, que nous faisions l’hiver.
Aujourd’hui, la maison Carnaud a monopolisé cette fabrication qui se fait mécaniquement. Elle emploie des jeunes filles et des femmes payées d’une façon dérisoire. Celles-ci ont de véritables salaires de famine variant de 0 fr. 75 à 1 fr. 50 par jour. Nous n’avons plus en somme que la « saison » pour vivre toute l’année et encore.… Ajoutez à cela que les boîtes faites mécaniquement se soudent plus difficilement à cause de la rouille qui les atteint très vite ; d’où diminution de production de l’ouvrier soudeur à la main.
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Maintenant que j’ai fidèlement rapporté et résumé les déclarations des principaux délégués venus à Quimper, il est bon d’examiner les conséquences qu’entraînera, selon moi, l’introduction des machines.
Comme on a pu le voir par les réponses des délégués, la moyenne de production de l’ouvrier soudeur est de 800 boîtes pour 10 heures de travail, soit 80 boîtes à l’heure.
La production des machines varie selon les marques. Les machines dites « Norvégiennes » produisent une moyenne de 450 boîtes à l’heure ; celles du système « Vorgues » 800 boîtes à l’heure ; celles du système « Blissés » 1.200 à l’heure. En sorte que, théoriquement, les « Norvégiennes » peuvent produire 4.500 boîtes en 10 heures contre 800 par l’ouvrier à la main dans le même temps. Les « Vorgues » 8.000 au lieu de 800 ; les « Blissés » 12.000 au lieu de 800.
Mais il faut tenir compte, m’ont affirmé les délégués, d’une perte de 30 % avec les machines. Admettons ; il n’en subsiste pas moins qu’avec les « Norvégiennes » 3.150 boîtes sont soudées en 10 heures de travail contre 800 à la main ; 5.600 avec les « Vorgues » ; 8.400 avec les « Blissés ».
Devant cet accroissement de production, on comprend la crainte éprouvée par les ouvriers soudeurs lorsqu’ils voient introduire une machine dans l’usine qui les occupe. D’autant plus que maints exemples sous leurs yeux montrent cette introduction accompagnée de renvois et de réductions de salaires.
Ainsi, à Nantes, l’année dernière, la Maison Bernier-Riom proposait un contrat à ses ouvriers.
Par ce contrat elle supprimait le travail aux pièces pour le remplacer par le travail à l’heure. Elle offrait de payer 40, 45, et 50 centimes de l’heure. Mais, comme en travaillant aux pièces les ouvriers se faisaient une moyenne de 75 à 80 centimes l’heure, ils repoussèrent le contrat. Ce fut la grève. Elle dura 166 jours et se termina par un échec et par l’introduction des machines « Blissés » et « Vorgues ».
La maison Bernier-Riom qui occupait, pour le soudage à la main, une moyenne de quatre-vingts ouvriers, n’en occupe plus que quinze depuis qu’elle a introduit les machines.
À part la maison Péneau-Benoît, toutes les autres ont suivi cet exemple, et la ville de Nantes compte aujourd’hui une cinquantaine de machines à sertir de marques différentes, et les salaires des hommes qui y sont occupés varient entre 120 et 150 francs par mois.
J’aurais voulu établir un prix de revient à peu près exact. Cela n’est pas possible. J’ai en vain essayé de connaître les prix des machines à sertir qui, avec leur entretien, l’intérêt de l’argent et de l’amortissement, doivent entrer en ligne de compte dans l’établissement du prix de revient. Les négociants avouent eux-mêmes 1 centime de bénéfice par boîte.
Une machine « Blissés », déduction faite des 30 % de perte, produisant 8.400 boîtes en 10 heures, cela représente, à 1 centime de bénéfice par boîte, 84 francs de bénéfice par jour sur le travail à la main.
Ce chiffre de 1 centime doit être exact ; voici pourquoi. Supposons, en effet, deux fabricants en présence. L’un fait souder ses boîtes à la main, l’autre avec une machine « Blissés ». Chacun d’eux a 8.400 boîtes à souder et qui doivent être soudées dans la journée même, autrement la marchandise serait perdue.
Le premier fera appel aux soudeurs à la main. Comme chacun d’eux en 10 heures soude 800 boîtes en moyenne, il faudra 10 ouvriers à qui l’on paiera une moyenne de 1 fr. 25 par cent de boîtes ; pour les 8.400, une somme de 105 francs de salaires.
Le second fera sertir ses 8.400 boîtes avec la machine « Blissés ». Il occupera pour cela un ouvrier à 150 francs par mois. En supposant qu’il travaille 25 jours par mois et 10 heures par jour, cela lui fait un salaire quotidien de 6 francs par jour. Le mécanicien est payé à 0 fr. 60 de l’heure. Le visiteur de boîtes, un par machine, 0 fr. 50 de l’heure. Un gamin 0 fr. 10 de l’heure3Ces salaires m’ont été indiqués par les camarades de Nantes occupés aux machines.. En prenant comme base 10 heures de travail, cela nous fait une somme de 6 fr. pour l’ouvrier ; 6 fr. pour le mécanicien ; 5 fr. pour le visiteur ; 1 fr. pour le gamin, au total 18 fr. Au lieu de 105 fr. de salaires, 18 fr. seulement. Il reste donc 87 fr. pour l’intérêt de la somme d’achat de la machine à sertir, pour son amortissement et pour son entretien.
Naturellement ces chiffres sont approximatifs. Trop d’éléments m’échappent, et je dois dire que je n’ai donné ces chiffres qu’afin de mettre en relief les différences de production et de prix de revient.
Mais je n’entends pas dire que les ouvriers doivent s’opposer à l’introduction des machines à souder. Au contraire, comme délégué à Quimper, tous mes efforts, toute mon argumentation tendirent vers ce but : montrer aux soudeurs qu’ils commettaient une grave faute en ne prenant pas les machines et en n’imposant pas un contrat qui sauvegarderait, dans une certaine mesure, leurs salaires.
Hélas ! ma tâche était à la fois trop facile et trop difficile ! Pour leur démontrer qu’ils ne devaient pas s’acharner à lutter contre la machine, il me suffisait de leur montrer en exemple ce qui se passe dans les usines de conserves de légumes. Quand la machine y fit son apparition, il n’y eut qu’un cri : jamais elle n’arrivera à faire notre travail ! Les soudeurs refusèrent ; ils s’opposèrent aux machines. Ils les dédaignèrent. Aujourd’hui, ce sont des femmes qui les font fonctionner pour des salaires journaliers ne dépassant pas souvent 1 fr. 25.
J’ai dit et répété cela vingt fois. Mais, à part quelques militants de la Fédération qui comprenaient, les autres camarades gardaient un silence farouche, semblant dire par les regards qu’ils me jetaient : jamais, jamais, nous ne travaillerons aux machines ! — Je préfère servir les maçons, s’écria même le délégué des Sables-d’Olonne, plutôt que de faire fonctionner les machines !
Il y avait tant d’âpreté dans ce cri que je n’insistai plus par la suite. Faut-il en vouloir à ces hommes ? Je ne le pense pas. La fièvre de leur misère, mêlée à un sentiment exaspéré de fierté, de dignité, explique l’obstination farouche qu’ils opposent, la haine qu’ils vouent à la machine.
J’aurais voulu, ici, montrer leur vie, détailler leur existence et faire sentir leurs privations. J’ai questionné les intéressés. Leur fierté naturelle a fait qu’ils m’ont opposé un refus catégorique.
Je n’étonnerai personne en disant que, pour eux, les dettes contractées sont sacrées. En les interrogeant, il m’a semblé que leur plus grande préoccupation était, non pas l’avenir, mais comment faire pour payer les dettes passées. C’était à qui d’entre eux me citerait des exemples de fils payant encore, aujourd’hui, les dettes du père, mort depuis de longues années.
L’un d’eux me conta qu’il avait espéré gagner un peu plus cette année afin de payer le restant des dettes de son père, mort cinq ans auparavant. Ce fut sa réponse à mes questions.
Comme je souriais et taxais d’enfantine cette exagération de scrupules, alors qu’on supportait tant de privations et de misère, l’homme pâlit, et ses yeux eurent une telle force d’interrogation et de stupeur que je m’excusai presque de l’avoir involontairement blessé.
Cette réserve avait piqué ma curiosité et je m’informai ailleurs qu’auprès d’eux. Un commerçant de Quimper, charcutier, qui parcourt les campagnes pour l’achat des bestiaux, m’a tracé un tel tableau de leur existence que je n’ose le reproduire. On crierait au roman.
Voici comment on paie les loyers dans ces régions bretonnes. Généralement, toute la famille, quel que soit le nombre des enfants, loge dans une seule pièce. À côté, le plus souvent près du lit, on engraisse un porc et quand le porc engraissé est vendu, c’est avec le montant de cette vente qu’on paie le loyer.
Les privilégiés élèvent deux bêtes et mangent du porc une bonne partie de l’année. Les autres se nourrissent de poisson, de pain, de canada (pommes de terre) et de piquette (mélange de raisins secs et d’eau-de-vie). Quant à l’hygiène… n’en parlons pas.
Telle est la situation des populations côtières du Morbihan et surtout du Finistère. La terre ne produit pas grand’chose ; la mer, demain, par les chaloupes à vapeur, leur sera ravie. Pêcheurs et soudeurs sont appelés à être victimes : les premiers, des chaloupes à vapeur ; les seconds, des machines à sertir.
En vain opposeront-ils aux prétentions patronales la santé publique, l’intérêt du consommateur !
Je ne nie pas que cet argument ait une réelle valeur. Seulement, de l’autre côté de la balance il y a l’intérêt et la volonté des capitalistes, des millionnaires de la conserve qui se moquent pas mal de l’hygiène et de la santé du public ; ils ne connaissent qu’une chose : les bénéfices. C’est en ne tenant aucun compte de la santé du consommateur qu’ils ont gagné des millions. En gagner davantage avec la machine, voilà leur unique objectif.
Comment ne pas approuver de tout cœur la campagne commencée par nos camarades soudeurs, d’accord avec leur Fédération nationale, pour dénoncer les fraudes des fabricants et leur « sabotage » de la santé publique ?
Cette campagne est nécessaire ; elle sera utile, notamment pour mettre en garde les coopératives contre les procédés des fabrications de conserves. Elle portera sûrement ses fruits. Mais si nos camarades croient, par cela même, arrêter l’introduction de la machine, qu’ils me permettent de leur dire qu’ils se leurrent.
Qu’ils se rappellent les décisions de leurs patrons représentant 105 usines, réunis à Nantes, les 26 et 27 février dernier :
« Considérant, dit l’ordre du jour voté, qu’un des progrès les plus intéressants pour leur industrie consiste dans la fabrication mécanique des boîtes qui permet, en même temps, d’augmenter dans une large mesure la capacité de production des usines et de diminuer le coût de cette production4Page 8 du Compte-rendu officiel du,Congrès patronal.… »
Cette volonté d’introduire la machine revêt une importance d’autant plus saisissante qu’elle est appuyée par toute une série de mesures de défense telles que le lock-out, l’assurance contre les grèves, sur lesquelles M. Lemy, secrétaire du Congrès, donna des renseignements intéressants aux négociants, les engageant vivement à s’assurer, car : « les sociétés ne sont responsables, en cas de grève, que vis-à-vis des adhérents qui ont signé leur police depuis plus d’un mois au moment où la grève éclate ».
Il insista aussi sur l’assurance en cas d’émeute et précisa que pour cela : « … la prime à payer varie selon le taux de la prime d’assurance et l’état de la localité dans laquelle se trouve placée l’usine : importance de la population, force de gendarmerie, garnison, etc., etc. »5Page 14 du Compte rendu officiel du Congrès patronal..
Tout concorde donc à montrer que les mesures patronales sont prises. Si les pêcheurs et les soudeurs brisent les machines, l’Assurance, en cas d’émeute, en paiera le remplacement. Si c’est la grève, l’assurance contre les grèves facilitera, aidera l’application du lock-out régional. Dans un cas comme dans l’autre, la classe ouvrière se heurtera à des forces puissantes et organisées, alors que soudeurs et pêcheurs sont profondément divisés.
D’une part, les négociants disent aux pêcheurs : « Le soudeur, c’est l’ennemi commun. Si le soudeur voulait que nous prenions les machines, nous pourrions acheter tout votre poisson. Votre intérêt vous commande donc de ne pas soutenir les soudeurs. »
De l’autre, ils affirment aux pêcheurs « qu’ils n’emploieront jamais les chalutiers à vapeur ».
Des camarades m’ont rapporté que dans certaines localités cet état d’esprit était si habilement entretenu contre les soudeurs, que les pêcheurs les voyant en grève les avaient forcés à reprendre le travail, sous la menace de les assommer.
Pourtant, les pêcheurs devraient se dire que la machine à sertir ou à souder rendra inévitable l’emploi des chaloupes à vapeur. Ce sera alors l’industrialisation de la pêche. Que ces deux catégories de malheureux se serrent donc les coudes dès maintenant.
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En attendant, où serait le remède ? M. Chéron proposera des secours. Le député Le Bail lui fera peut-être adopter le projet que je l’entendais détailler avec un lyrisme « romantique » à Quimper. Ce projet consiste à créer l’atelier familial. Les coopératives de production, croyez-moi, me disait M. Le Bail, sont impossibles. Mais supposez que nous mettions quelques capitaux à la disposition des familles de pêcheurs et de soudeurs. Le père ira à la pêche ; les fils, filles ou mères feront à la maison les boîtes, prépareront le poisson, l’emboîteront et souderont les boîtes. Ajoutez auprès de la maison un champ pour y récolter des légumes de conserves que la famille préparera, emboîtera également. Nous pouvons mettre ainsi à la disposition du consommateur le colis familial à bon marché, de bonne qualité, expédié directement par l’atelier familial aux clients, ou au magasin central, régional, qui groupera les commandes. Du même coup, nous ramenons la prospérité dans nos régions si misérables, si éprouvées. Vous verrez : j’ai un ami qui a longtemps étudié la question. Il est documenté. Nous apporterons un procédé nouveau permettant de conserver les poissons. Il ne manque que les capitaux. Je déposerai un projet de loi qu’appuiera le gouvernement, j’en suis certain. Que pensez-vous de ce projet, monsieur Merrheim ?
— Ce que j’en pense, lui répondis-je, c’est qu’il est pénible d’enlever aux braves gens qui nous entourent cette dernière illusion que vous leur apportez, car je suis peiné de leurs souffrances et de leurs misères. Mais je suis loin de partager votre enthousiasme. Une fois de plus, vous ramenez à l’État, au gouvernement, la solution d’une situation insoluble par l’État.
Là où il faudrait de l’activité, vous apportez le germe de mort. Pour triompher, il faut de la vie, il faut développer la grande industrie. Or, que faites-vous ? vous leur promettez l’atelier familial. Il faudrait de l’initiative : vous venez leur dire qu’il est inutile qu’ils en aient, que l’État et le Parlement leur donneront la solution en leur votant des capitaux.
Et vous voulez que ces gens-là créent quelque chose de viable, de durable, qu’ils se transforment en améliorant leur situation par le travail ! »
Un peu déçu, M. Le Bail me quitta en disant : « Nous verrons, nous étudierons la question. »
Si M. Le Bail songe à concurrencer les fabricants conserves avec la création d’ateliers familiaux, il faut qu’il ait vraiment la mémoire courte, car c’est lui-même qui écrivait, il n’y a pas bien longtemps :
« Bien mieux, à l’heure actuelle, une Société des usines de conserves réunies de Stavanger (Norvège), est train de réaliser, au capital de 4.140.000 francs, avec le concours du Comptoir National d’Escompte de Paris et des capitaux français, un trust de la fabrication des conserves et de constituer ainsi une affaire puissante et sans concurrence possible. »
Son projet n’est donc qu’un palliatif d’une heure. Quoi qu’on fasse, la machine s’implantera ; elle fonctionnera, produira. La concurrence entre fabricants subsistera et nous savons par l’expérience du passé qu’elle se fera au détriment des salaires et l’hygiène générale du public. Il n’est pas de « saboteurs » que les fabricants de conserves.
Que faut-il faire alors ? Il faut que le soudeur accepte la machine en imposant des salaires rémunérateurs. Que les patrons ou négociants en conserves créent ou provoquent la création d’industries nouvelles dans les localités où ils ont leurs usines. C’est là qu’est le remède.
Je doute fort que les patrons l’acceptent. Ils refusent de payer des salaires raisonnables. Quant aux industries nouvelles… que ferions-nous, me disait l’un d’eux, au moment de la saison des sardines, s’il y avait d’autres industries à côté de la nôtre ? Nous manquerions de personnel…
Comme j’esquissais un geste de surprise, il comprit sans doute qu’il avait trop parlé, car il ajouta en regardant la mer : « S’il pouvait arriver une bonne tempête, qui chasserait les bancs de petites sardines, trop petites pour nous, peut-être, après, les pêcheurs en rapporteraient-ils de plus grosses. » Et il partit en me saluant.
A. Merrheim.
1La
rogue est l’appât dont se sert le pêcheur.
2Il
faut ajouter 6 francs par jour pour le mécanicien ; 5
francs par jour pour le visiteur. En revanche, l’ouvrière ne
doit pas entrer en ligne de compte, puisqu’elle fait pour la
machine, le même travail que pour les boîtes soudées
à la main. Cela fait donc une somme totale de 14 fr. 75.
Plus l’intérêt, les frais d’achat de la machine,
l’amortissement et l’entretien.
3Ces
salaires m’ont été indiqués par les camarades
de Nantes occupés aux machines.
4Page
14 du Compte rendu officiel du Congrès patronal.
- 1La rogue est l’appât dont se sert le pêcheur.
- 2Il faut ajouter 6 francs par jour pour le mécanicien ; 5 francs par jour pour le visiteur. En revanche, l’ouvrière ne doit pas entrer en ligne de compte, puisqu’elle fait pour la machine, le même travail que pour les boîtes soudées à la main. Cela fait donc une somme totale de 14 fr. 75. Plus l’intérêt, les frais d’achat de la machine, l’amortissement et l’entretien.
- 3Ces salaires m’ont été indiqués par les camarades de Nantes occupés aux machines.
- 4Page 8 du Compte-rendu officiel du,Congrès patronal.
- 5Page 14 du Compte rendu officiel du Congrès patronal.