C’est une commune du Midi.
Une ville, disent les habitants … Les magasins n’y sont pas mieux assortis qu’ailleurs, ni mieux achalandés ; mais les devantures sont peintes de couleurs vives, prétentieuses. L’originalité se manifeste seulement par le soin apporté à ne pas faire comme les autres.
Il y a du mouvement et du bruit… beaucoup de bruit !
Chacun est le plus actif, le plus fort, le plus gros industriel, le plus gros commerçant, a le cheval le plus vite, la meilleure moto, l’auto qui jamais ne connut de panne, allure de course sans brûler d’essence.
Tous ces gens vous affirmeront que les temps sont durs, bien difficiles … mais de manière à vous laisser entendre qu’eux, plus malins, ont su s’enrichir en argent, en propriétés ou revenu de leur commerce ou de leur industrie. Ils sont tous plus libres-penseurs que chacun, plus savants que Poincarré-le-ministre, plus poète que Rostand-le-fils, plus… plus que tout, plus que tous, et gens d’action… plus qu’eux-mêmes !
La vérité est que leur cheval vaut cent-cinquante francs ; que leur auto est un clou ; que leur moto monte les côtes… si on l’y aide ; qu’ils couvrent leurs échéances par l’escompte de billets de complaisance, sans cesse renouvelés pour la plus grande joie du banquier du coin. Ces libres-penseurs farouches se marient à l’église, accompagnent religieusement au cimetière les restes nauséabonds des leurs.
Agir ! Ils s’agitent en rond, tournent à une allure qu’ils croient vertigineuse, dans un cercle vicieux. Ils savent tout ; mais ils ignorent que ce n’est pas ainsi que se franchissent les étapes du progrès.
Proposez-leur quelque chose de nouveau : — Pôvre ! si j’en suis !
– Alors, entendu ?
– Ah ! Pardon ! Permettez ! J’en suis …mais je veux attendre, voir si les autres en sont .…
.… Un troupeau de moutons bêlants dont chaque bête se donne des allures de lion.
Dans la rue qui longe le cours (cinquante mètres de long, quinze de large, quelques arbres chétifs mais plantés en quinconce) arrive le tombereau du ramasseur d’ordures. Il est fonctionnaire municipal. Il porte sa pelle sur l’épaule droite. Il a l’allure martiale. Il sent l’ancien soldat. Une boite est là regorgeant d’ordures. Un chien vient d’y trouver un os énorme. Quelle aubaine ! Le municipal l’a vu … Les os valent un sou la livre. Il donne un terrible coup de pelle au chien qui abandonne l’os au militaire triomphant. L’animal s’enfuit, aboyant, en adressant un regard de regret à ce festin si brutalement interrompu.
La propriété individuelle ne s’établit pas autrement. Elle subsiste parce que le ramasseur d’ordures est bon républicain, bon fonctionnaire, bonne brute, esclave honnête malgré que réduit à disputer l’os au chien. Elle subsiste parce que le chien est ami de l’homme, dont il reçoit maigre pitance et coups en abondance, moyennant quoi il se fait fidèle défenseur de la propriété, pourchasse le miséreux, le réfractaire, et aussi le chien de plus petite taille. Elle subsiste parce que tous deux, l’homme et le chien asservis sont incapables du geste de défense, du geste de révolte. Domestiqués depuis si longtemps, sentent-ils leur état misérable ? En souffrent-ils ?
… L’automobile du banquier du coin vient de passer éclaboussant le cipal courbé en un salut qui découvre sa tête vide et sale, cependant que le chien étique, revenu vers lui, lèche la main qui l’a frappé.
Mohageher