Lionel. – Badiner avec l’amour, en plaisanter est le propre de la bête de troupeau ou de l’assidu des maisons closes. Traiter à la légère des sentiments est le propre des esprits superficiels, frivoles, qui ne savent pas ce que c’est qu’aimer, se sentir complété, achevé, accompli par un autre être à un point tel que, sans lui, — sans eux, quand il y a pluralité, — votre vie vous apparaît mutilée, vide, dénuée de tout ce qui peut la rendre supportable, douce, fleurie, illuminée. Je plains les sous-hommes qui ne voient dans l’amour que la satisfaction d’une nécessité d’ordre physique, et même en serait-il ainsi que je ne comprendrais pas qu’on en plaisante davantage que de toute autre nécessité physiologique. Qu’on me qualifie de moraliste, je m’en moque, mais je n’ai que pitié pour les incultes, les faiseurs de bons mots, qui tournent en ridicule les sécrétions de l’organisme humain, quelles qu’elles soient.
Fabienne. – Voilà ce qui me plaît tant en vous deux, en toi en Roland. C’est que vous répugne l’amour envisagé comme un simple impératif physiologique… Rien ne m’éloigne plus d’un homme ou d’une femme que la conviction qu’il considère son partenaire comme un instrument de plaisir, c’est-à-dire, pour l’homme, quand on y réfléchit bien, comme le déversoir d’un trop-plein glandulaire gênant.
Claire. – Non pas – et je te sais d’accord avec moi là-dessus – que la volupté qui résulte des manifestations amoureuses – et j’ajoute : peu importe le moyen par quoi elle est obtenue, cette volupté – comporte quoi que ce soit de répugnant ou de blâmable en soi, mais ce qui me fait horreur, c’est l’amour physique envisagé comme une fin en soi, c’est-à-dire considéré autrement que comme l’accompagnement du duo que constitue l’attraction éprouvée et voulue de deux êtres sélectionnés en raison de leurs qualités de cœur et d’esprit – et on peut remplacer duo par trio ou quatuor. Qu’est l’amour physique s’il n’est pas l’accompagnement d’une éthique et d’un sentiment ? Une harpe sans cordes, un vaisseau sans mâture, un aigle sans ailes…
Roland. – Voyez-vous, l’amour est bien recherche de complément éthique, sentimental, physique, attirance vers tels ou tels êtres affinitaires, mais il est aussi autre chose. C’est un véritable dédoublement de la personnalité, au cours duquel les êtres que vous aimez se muent en autant d’autres vous-mêmes, où vous vous transformez en autant d’autres eux-mêmes. L’amour égale consommation mutuelle, si je puis me servir de ce terme à la Stirner. Ces êtres vous consomment sans rencontrer en vous de réticences ou de dérobades ; vous les consommez sans rencontrer en eux de réserves ou d’hésitation. Vous leur abandonnez tout, ils ne gardent rien. Et si, pour tous ceux qu’on aime, il en va autrement, on n’obtient que tourments et larmes.
Lionel. – Aimer, c’est renoncer à se tenir sur la défensive à l’égard des aimés. En amour, il n’est pas d’empiétement possible sur la personnalité des aimés. Puisqu’il y a autant de vous en eux que d’eux en vous. Sans cette interpénétration psychologique, il n’est pas d’amour, de véritable amour.
Fabienne. – Et., cependant, il n’y a, dans cette interpénétration réciproque, ni dépendance ni sujétion.
Lionel. – Évidemment. Il n’y a qu’à en revenir aux liens qui nous unissent, tous les quatre ; à notre petite alliance. Ne sommes-nous pas parvenus à ce point d’intercompréhension mutuelle que nous ne saurions concevoir que l’un de nous soit une occasion de soucis pour n’importe lequel des trois autres, lui cause une peine quelconque ? Ne sommes-nous pas, pris individuellement, pour chacun d’entre nous, ce que celui-ci attend que nous soyons : affectueux, aimant, caressant, tendre et passionné à la fois ?
Claire. – Oui, c’est bien le secret de notre entente : amis et amants à la fois. Oui, chacun de nous est exactement pour chacun des autres ce que celui-ci demande qu’il soit. C’est bien là le résultat concret de ce dédoublement dont tu viens de parler, mon cher Roland. Une partie de chacun de nous, parce qu’il les aime, a pris logement chez les autres ; c’est pourquoi il ne lui est pas difficile de prévoir ce que chacun de ces autres attend de lui. Il n’y a là ni sacrifice, ni renoncement, mais bonne volonté et réalisation compréhensive, effort que l’affection que nous nous portons les uns aux autres rend d’une aisance élémentaire.
Fabienne. – Pour ce qui est de Lionel et de moi, nous n’y sommes pas arrivés du premier coup. Te souviens-tu, Claire, du temps qu’il m’a fallu pour comprendre tout cela ? Je ne pouvais me faire à lui, les affinités entre nous me paraissaient si peu consistantes ; je m’imaginais aussi qu’y répondre entraînerait je ne sais quelle mainmise sur ma personnalité. Et je le savais malheureux et que ma froideur le désespérait. Il n’ignorait rien de ce qui se passait en moi, des causes de ma réserve, des motifs de mes réticences. Il savait que mes hésitations, ma répugnance – c’est pourtant le terme exact – avaient leur source dans une sorte de « phobie » nerveuse, involontaire, incontrôlable, stupide même…
(S’adressant à Lionel :)
Lionel, je n’avais pas le moindre doute que tu m’aimais et que ne fût sincère ton amour, et qu’aucune circonstance ne pourrait l’ébranler ; j’étais convaincue qu’il était solide et durable. Ah ! je souffrais, moi aussi, tu peux le croire. Je me rendais compte qu’au début de nos relations, quand tu t’es déclaré, j’aurais dû t’écarter, loyalement, mais résolument. Me laisser aimer par toi sans te le rendre, ma fierté ne s’en accommodait pas. Il m’était tellement désagréable de recevoir de toi sans te rendre ce que tu attendais de moi ! J’avais horreur de cette situation de débiteur qui ne peut faire honneur a la lettre de change tirée sur lui sans que le tireur la fasse jamais protester. Je me sentais humiliée, honteuse de moi-même. Je savais que « l’amour ne peut se payer que par de l’amour » – je puis, moi aussi, citer du Stirner. On pourrait donner tout ce que l’on possède, se dépouiller entièrement, ce ne servirait de rien : l’amour appelle l’amour. Mon remords était grand de t’avoir laissé t’engager à fond au lieu de t’avoir éloigné dès l’abord. Que je me sentais coupable à ton égard ! Tu avais tant de peine et aucun raisonnement ne pouvait tenir contre cette voix intérieure qui me répétait : « C’est ta faute. » Et quand je pense que cela a duré des années ! Jusqu’au jour où mes yeux se sont décillés. Par la réflexion, en faisant appel au bon sens, aussi par un effort de volonté insistante, je me suis débarrassée de cette malheureuse phobie dont, en mon for intime, je ne pouvais nier le caractère injurieux pour toi. Je me suis persuadée enfin qu’aucune considération ne pouvait tenir contre le fait que j’avais laissé croître ton amour pour moi et que, étant donné ton tempérament, le temps n’avait fait que le cimenter. Je sentais le poids de ma responsabilité. Je me jugeais insensible, cruelle, impitoyable même… Enfin, à force de m’interroger, de me condamner, j’ai mis fin à ce désaccord qui m’était insupportable. Alors, tout est devenu aisé et clair dans nos relations… Je sais bien que tu mas pardonné tout ce que je t’ai fait endurer…
Lionel. – .Je ne t’en ai jamais voulu, Fabienne, même aux heures les plus sombres. Je te trouvais parfois si dure, si inexorable, que ma douleur était inouïe. Mais je t’aimais et, malgré mon immense chagrin, malgré ce que je laissais extérioriser de la désolation qui me déchirait, il m’était impossible de t’en vouloir. Quelqu’un qui n’aurait pas connu la véritable profondeur de mes sentiments pour toi m’aurait volontiers accusé de capituler, mais puisqu’il me semblait que tu ne me comprenais pas comme je souhaitais que tu la fisses, il n’y avait pas capitulation de ma part, mais persévérance. Je ne pouvais même pas t’en vouloir de ne pas saisir les raisons qui me dictaient mon attitude envers toi d’autant plus que je n’ignorais rien de ce qui se passait en toi, ni des phénomènes nerveux que tu ne pouvais alors surmonter. Faute de les regarder bien en face, de te colleter avec eux, si j’ose employer cette métaphore. J’acceptais une situation fausse, bien sûr, qui me déchirait sentimentalement et sensuellement, c’est entendu, mais je t’aimais, je tenais à toi, et bien loin de capituler, j’avais foi en mon amour pour toi. Intérieurement, une voix me disait, à moi, qu’un jour viendrait où tu me comprendrais, où tu me paierais de retour. Et cela aussi, parce que j’avais approfondi ta bonté d’âme naturelle.
(à suivre)
E. Armand