La Presse Anarchiste

Pluralité (2) Entretien à quatre personnages

Lio­nel. – Badi­ner avec l’a­mour, en plai­san­ter est le propre de la bête de trou­peau ou de l’as­si­du des mai­sons closes. Trai­ter à la légère des sen­ti­ments est le propre des esprits super­fi­ciels, fri­voles, qui ne savent pas ce que c’est qu’ai­mer, se sen­tir com­plé­té, ache­vé, accom­pli par un autre être à un point tel que, sans lui, — sans eux, quand il y a plu­ra­li­té, — votre vie vous appa­raît muti­lée, vide, dénuée de tout ce qui peut la rendre sup­por­table, douce, fleu­rie, illu­mi­née. Je plains les sous-hommes qui ne voient dans l’a­mour que la satis­fac­tion d’une néces­si­té d’ordre phy­sique, et même en serait-il ain­si que je ne com­pren­drais pas qu’on en plai­sante davan­tage que de toute autre néces­si­té phy­sio­lo­gique. Qu’on me qua­li­fie de mora­liste, je m’en moque, mais je n’ai que pitié pour les incultes, les fai­seurs de bons mots, qui tournent en ridi­cule les sécré­tions de l’or­ga­nisme humain, quelles qu’elles soient.

Fabienne. – Voi­là ce qui me plaît tant en vous deux, en toi en Roland. C’est que vous répugne l’a­mour envi­sa­gé comme un simple impé­ra­tif phy­sio­lo­gique… Rien ne m’é­loigne plus d’un homme ou d’une femme que la convic­tion qu’il consi­dère son par­te­naire comme un ins­tru­ment de plai­sir, c’est-à-dire, pour l’homme, quand on y réflé­chit bien, comme le déver­soir d’un trop-plein glan­du­laire gênant.

Claire. – Non pas – et je te sais d’ac­cord avec moi là-des­sus – que la volup­té qui résulte des mani­fes­ta­tions amou­reuses – et j’a­joute : peu importe le moyen par quoi elle est obte­nue, cette volup­té – com­porte quoi que ce soit de répu­gnant ou de blâ­mable en soi, mais ce qui me fait hor­reur, c’est l’a­mour phy­sique envi­sa­gé comme une fin en soi, c’est-à-dire consi­dé­ré autre­ment que comme l’ac­com­pa­gne­ment du duo que consti­tue l’at­trac­tion éprou­vée et vou­lue de deux êtres sélec­tion­nés en rai­son de leurs qua­li­tés de cœur et d’es­prit – et on peut rem­pla­cer duo par trio ou qua­tuor. Qu’est l’a­mour phy­sique s’il n’est pas l’ac­com­pa­gne­ment d’une éthique et d’un sen­ti­ment ? Une harpe sans cordes, un vais­seau sans mâture, un aigle sans ailes…

Roland. – Voyez-vous, l’a­mour est bien recherche de com­plé­ment éthique, sen­ti­men­tal, phy­sique, atti­rance vers tels ou tels êtres affi­ni­taires, mais il est aus­si autre chose. C’est un véri­table dédou­ble­ment de la per­son­na­li­té, au cours duquel les êtres que vous aimez se muent en autant d’autres vous-mêmes, où vous vous trans­for­mez en autant d’autres eux-mêmes. L’a­mour égale consom­ma­tion mutuelle, si je puis me ser­vir de ce terme à la Stir­ner. Ces êtres vous consomment sans ren­con­trer en vous de réti­cences ou de déro­bades ; vous les consom­mez sans ren­con­trer en eux de réserves ou d’hé­si­ta­tion. Vous leur aban­don­nez tout, ils ne gardent rien. Et si, pour tous ceux qu’on aime, il en va autre­ment, on n’ob­tient que tour­ments et larmes.

Lio­nel. – Aimer, c’est renon­cer à se tenir sur la défen­sive à l’é­gard des aimés. En amour, il n’est pas d’empiétement pos­sible sur la per­son­na­li­té des aimés. Puis­qu’il y a autant de vous en eux que d’eux en vous. Sans cette inter­pé­né­tra­tion psy­cho­lo­gique, il n’est pas d’a­mour, de véri­table amour.

Fabienne. – Et., cepen­dant, il n’y a, dans cette inter­pé­né­tra­tion réci­proque, ni dépen­dance ni sujétion.

Lio­nel. – Évi­dem­ment. Il n’y a qu’à en reve­nir aux liens qui nous unissent, tous les quatre ; à notre petite alliance. Ne sommes-nous pas par­ve­nus à ce point d’in­ter­com­pré­hen­sion mutuelle que nous ne sau­rions conce­voir que l’un de nous soit une occa­sion de sou­cis pour n’im­porte lequel des trois autres, lui cause une peine quel­conque ? Ne sommes-nous pas, pris indi­vi­duel­le­ment, pour cha­cun d’entre nous, ce que celui-ci attend que nous soyons : affec­tueux, aimant, cares­sant, tendre et pas­sion­né à la fois ?

Claire. – Oui, c’est bien le secret de notre entente : amis et amants à la fois. Oui, cha­cun de nous est exac­te­ment pour cha­cun des autres ce que celui-ci demande qu’il soit. C’est bien là le résul­tat concret de ce dédou­ble­ment dont tu viens de par­ler, mon cher Roland. Une par­tie de cha­cun de nous, parce qu’il les aime, a pris loge­ment chez les autres ; c’est pour­quoi il ne lui est pas dif­fi­cile de pré­voir ce que cha­cun de ces autres attend de lui. Il n’y a là ni sacri­fice, ni renon­ce­ment, mais bonne volon­té et réa­li­sa­tion com­pré­hen­sive, effort que l’af­fec­tion que nous nous por­tons les uns aux autres rend d’une aisance élémentaire.

Fabienne. – Pour ce qui est de Lio­nel et de moi, nous n’y sommes pas arri­vés du pre­mier coup. Te sou­viens-tu, Claire, du temps qu’il m’a fal­lu pour com­prendre tout cela ? Je ne pou­vais me faire à lui, les affi­ni­tés entre nous me parais­saient si peu consis­tantes ; je m’i­ma­gi­nais aus­si qu’y répondre entraî­ne­rait je ne sais quelle main­mise sur ma per­son­na­li­té. Et je le savais mal­heu­reux et que ma froi­deur le déses­pé­rait. Il n’i­gno­rait rien de ce qui se pas­sait en moi, des causes de ma réserve, des motifs de mes réti­cences. Il savait que mes hési­ta­tions, ma répu­gnance – c’est pour­tant le terme exact – avaient leur source dans une sorte de « pho­bie » ner­veuse, invo­lon­taire, incon­trô­lable, stu­pide même…

(S’a­dres­sant à Lio­nel :)

Lio­nel, je n’a­vais pas le moindre doute que tu m’ai­mais et que ne fût sin­cère ton amour, et qu’au­cune cir­cons­tance ne pour­rait l’é­bran­ler ; j’é­tais convain­cue qu’il était solide et durable. Ah ! je souf­frais, moi aus­si, tu peux le croire. Je me ren­dais compte qu’au début de nos rela­tions, quand tu t’es décla­ré, j’au­rais dû t’é­car­ter, loya­le­ment, mais réso­lu­ment. Me lais­ser aimer par toi sans te le rendre, ma fier­té ne s’en accom­mo­dait pas. Il m’é­tait tel­le­ment désa­gréable de rece­voir de toi sans te rendre ce que tu atten­dais de moi ! J’a­vais hor­reur de cette situa­tion de débi­teur qui ne peut faire hon­neur a la lettre de change tirée sur lui sans que le tireur la fasse jamais pro­tes­ter. Je me sen­tais humi­liée, hon­teuse de moi-même. Je savais que « l’a­mour ne peut se payer que par de l’a­mour » – je puis, moi aus­si, citer du Stir­ner. On pour­rait don­ner tout ce que l’on pos­sède, se dépouiller entiè­re­ment, ce ne ser­vi­rait de rien : l’a­mour appelle l’a­mour. Mon remords était grand de t’a­voir lais­sé t’en­ga­ger à fond au lieu de t’a­voir éloi­gné dès l’a­bord. Que je me sen­tais cou­pable à ton égard ! Tu avais tant de peine et aucun rai­son­ne­ment ne pou­vait tenir contre cette voix inté­rieure qui me répé­tait : « C’est ta faute. » Et quand je pense que cela a duré des années ! Jus­qu’au jour où mes yeux se sont décil­lés. Par la réflexion, en fai­sant appel au bon sens, aus­si par un effort de volon­té insis­tante, je me suis débar­ras­sée de cette mal­heu­reuse pho­bie dont, en mon for intime, je ne pou­vais nier le carac­tère inju­rieux pour toi. Je me suis per­sua­dée enfin qu’au­cune consi­dé­ra­tion ne pou­vait tenir contre le fait que j’a­vais lais­sé croître ton amour pour moi et que, étant don­né ton tem­pé­ra­ment, le temps n’a­vait fait que le cimen­ter. Je sen­tais le poids de ma res­pon­sa­bi­li­té. Je me jugeais insen­sible, cruelle, impi­toyable même… Enfin, à force de m’in­ter­ro­ger, de me condam­ner, j’ai mis fin à ce désac­cord qui m’é­tait insup­por­table. Alors, tout est deve­nu aisé et clair dans nos rela­tions… Je sais bien que tu mas par­don­né tout ce que je t’ai fait endurer…

Lio­nel. – .Je ne t’en ai jamais vou­lu, Fabienne, même aux heures les plus sombres. Je te trou­vais par­fois si dure, si inexo­rable, que ma dou­leur était inouïe. Mais je t’ai­mais et, mal­gré mon immense cha­grin, mal­gré ce que je lais­sais exté­rio­ri­ser de la déso­la­tion qui me déchi­rait, il m’é­tait impos­sible de t’en vou­loir. Quel­qu’un qui n’au­rait pas connu la véri­table pro­fon­deur de mes sen­ti­ments pour toi m’au­rait volon­tiers accu­sé de capi­tu­ler, mais puis­qu’il me sem­blait que tu ne me com­pre­nais pas comme je sou­hai­tais que tu la fisses, il n’y avait pas capi­tu­la­tion de ma part, mais per­sé­vé­rance. Je ne pou­vais même pas t’en vou­loir de ne pas sai­sir les rai­sons qui me dic­taient mon atti­tude envers toi d’au­tant plus que je n’i­gno­rais rien de ce qui se pas­sait en toi, ni des phé­no­mènes ner­veux que tu ne pou­vais alors sur­mon­ter. Faute de les regar­der bien en face, de te col­le­ter avec eux, si j’ose employer cette méta­phore. J’ac­cep­tais une situa­tion fausse, bien sûr, qui me déchi­rait sen­ti­men­ta­le­ment et sen­suel­le­ment, c’est enten­du, mais je t’ai­mais, je tenais à toi, et bien loin de capi­tu­ler, j’a­vais foi en mon amour pour toi. Inté­rieu­re­ment, une voix me disait, à moi, qu’un jour vien­drait où tu me com­pren­drais, où tu me paie­rais de retour. Et cela aus­si, parce que j’a­vais appro­fon­di ta bon­té d’âme naturelle.

(à suivre)

E. Armand


pre­mière partie


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